Pierre Dubreuil, Tableaux photographiques 

Exposition au Palais des Beaux-Arts de Lille, octobre 2022 – février 2023

DOI : 10.54563/demeter.1194

Texte

En dehors des spécialistes, peu connaissent Pierre Dubreuil, né à Lille il y a plus de 150 ans. Et pour cause : mis à part quelques photographies conservées dans les musées nationaux, son œuvre a largement été détruite pendant la seconde guerre mondiale, et n’avait fait l’objet jusqu’à présent que d’une seule exposition, au Centre Pompidou, en 1987. Si elle est visible aujourd’hui, c’est d’abord grâce au don récent de 92 tirages modernes, réalisés par le collectionneur et historien d’art américain Tom Jacobson. Intitulée, de manière très juste, « Tableaux photographiques », l’exposition, conçue par Alice Fleury et Camille Belvèze, poursuit l’entreprise de réhabilitation de Pierre Dubreuil (très peu de publications lui ont jusqu’à présent été consacrées1), en opérant une mise en lumière passionnante, qui nous amène à découvrir et comprendre cette œuvre sur au moins trois niveaux : 1. comme une traversée des pratiques et usages de la photographie sur un demi-siècle, à travers les différentes expérimentations techniques (héliogravure, gomme bichromatée, impression à l’huile, palladium, flous techniques) et renouvellements esthétiques d’un amateur passionné ; 2. dans son ancrage géographique, entre différents lieux (Lille, Paris, Bruxelles) et réseaux de sociétés et clubs de photographes ; 3. mais aussi, à travers l’importance structurelle du courant pictorialiste, et la manière dont il a pu conduire, paradoxalement, à une esthétique moderniste (passage des flous atmosphériques aux compositions nettes et contrastées).

La vie de Pierre Dubreuil, relue à partir de sa fin, prend une coloration tragique, mêlant à la richesse d’une production audacieuse le travail de la destruction et de l’oubli. Né en 1872, dans une famille aisée qui fait commerce de papiers peints, il réalise dès l’âge de 16 ans ses premières photographies, au moment où la pratique amateure se diffuse, grâce notamment aux innovations techniques des premiers appareils portatifs. Ses débuts sont représentatifs de la pratique des amateurs fortunés, qui se consacrent quasi exclusivement à la photographie. Très investi dans les réseaux d’amateurs, à Lille et aux alentours, il donne de nombreuses conférences, organise des expositions dans des galeries et cafés, et gagne une certaine notoriété dans le milieu pictorialiste, en France (exposition au Photo-club de Paris en 1896) et à l’étranger (participation à l’exposition internationale du pictorialisme de Buffalo en 1910). Cette trajectoire, dont l’exposition montre toute la cohérence, est aussi faite de ruptures, traversée par le deuil et la destruction : ayant perdu sa fille et son épouse au lendemain de la première guerre mondiale, son atelier et sa maison saccagés par les soldats allemands, il suspend son activité pendant plusieurs années. En 1923, il s’installe à Bruxelles et ouvre un bureau de tabac pour subvenir à ses besoins. Il renouvelle sa pratique, connaît une véritable reconnaissance artistique et institutionnelle dans les années 1930 (rétrospective à la Royal Photographic Society de Londres en 1935), mais vend ses négatifs à une entreprise belge, sans doute pour les mettre à l’abri, au début des années 1940. Cette entreprise sera bombardée pendant la guerre : toute son œuvre est perdue. Les dernières années de sa vie sont peu documentées : Pierre Dubreuil meurt isolé à Grenoble en 1944. La réapparition de son œuvre, 80 ans plus tard, tient de la véritable résurrection technique : les tirages modernes au palladium ont été effectués d’après les diapositives qui lui servaient de support lors de ses conférences – les clichés originaux étant à jamais disparus.

Le parcours de l’exposition rend compte de cette trajectoire en quatre temps, à travers une scénographie efficace, alliant documents, revues, citations ciblées et photographies : la période pictorialiste centrée à Lille (1896-1907) ; les lieux parisiens, saisis à travers des perspectives incongrues (1908-1910) ; les compositions de masques et marionnettes, influencées par le surréalisme belge (1922-1930) ; la période moderniste, faite d’accumulations et de plans rapprochés (1930-1935).

La première salle, consacrée au pictorialisme, est à elle seule une entrée en matière dans la diversité des facettes de ce courant longtemps dénigré. Le pictorialisme est souvent présenté sous le prisme d’une ambition commune : montrer que la photographie n’est pas simplement un moyen mécanique de reproduire la réalité, mais un médium proprement artistique, capable des mêmes effets que la peinture. Ambition que formule très clairement Pierre Dubreuil : « D’une science technique on a fait un art, d’un objet mécanique, chimique une chose malléable soumise à la main docile de l’artiste créateur2 ». De cette période, la photographie intitulée Le peintre (1902) pourrait servir de symbole : le dépouillement très visible réalisé à la gomme bichromatée donne un aspect inachevé à l’image, comme si le visage photographié du peintre surgissait du trait esquissé. Mais cette ambition commune aux photographes pictorialistes, qui a souvent été lue comme un frein au développement d’une esthétique proprement photographique, est irréductible aux effets de flous esthétiques auxquels elle est souvent associée. À travers l’œuvre de Dubreuil, le pictorialisme recouvre une pluralité de pratiques, de sujets et de formats (triptyques, éventails, formats rectangulaires rappelant les kakémonos japonais). Mais surtout, avec la distance, ces images étonnent par leur audace. On trouve ainsi, à côté de sujets classiques directement empruntés à la peinture – petite ballerine de Degas, Hollandaise en coiffe, paysages nordiques enneigés saisis dans la lumière du crépuscule – d’étonnantes mises en scènes christiques aux tons bruns et bleutés, dont l’effet de réel incarné par les modèles fit débat en son temps (Le Christ au sépulcre, gomme bichromatée, 1900).

Figure 1

Figure 1

Vue de l’exposition, Le peintre, 1902 gomme bichromatée, Anvers, Fotomuseum ; vue de l’exposition

Photo : Sarah Troche

 

Figure 2

Figure 2

Ballerine, 1902, tirage moderne au Palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

 

Figure 3

Figure 3

Le Christ au sépulcre, 1900, gomme bichromatée

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC 0

 

Dans un article consacré au rôle esthétique du flou, intitulé « De l’enveloppement », Pierre Dubreuil écrit ces lignes : « Plus que jamais, les amateurs tendent à faire de leurs épreuves photographiques de petits tableaux3 ». Ces « petits tableaux », qui supposent un réel travail de composition, négligent cependant l’atout principal du nouveau médium, à savoir, selon Dubreuil, la possibilité technique de produire des flous atmosphériques particulièrement photogéniques. Mais le « petit tableau » peut aussi être lu comme la carte postale qui menace la composition trop sage : lorsqu’elle reste prisonnière du mimétisme pictural, la photographie devient un modèle réduit de la peinture, caricaturant ses effets. L’heure dorée (1897, platinotype), de même que Soleil couchant sur les marais en neige (1898), fonctionnent, par leur titre et l’aspect très convenu de leur agencement, comme des clichés, au sens esthétique du terme, des vignettes toutes faites. Aller au-delà du « petit tableau » pour faire surgir le « tableau photographique » (pour reprendre le titre de l’exposition), passer du pictorialisme de carte postale à la composition photographique, est certainement un des enjeux principaux du travail de Pierre Dubreuil. Ce sont ces deux pôles qui séparent, bien que présentées l’une à côté de l’autre, la Scène de rêve (héliogravure, 1900), composant artificiellement une image faussement étrange (photographie en éventail d’une petite fille de profil, allongée dans des draps blancs, qui souffle des bulles), du Bénédicité, produit deux ans plus tard, dont l’agencement touche aux montages inconscients du rêve. Le bénédicité (héliogravure, 1902) fausse délibérément la perspective pour produire une image singulière, précise et flottante à la fois : perchée en haut d’une nappe blanche déroulée devant elle à la verticale et comme fondue dans le papier peint qui l’entoure, une petite fille fait sa prière en fixant du regard, en surplomb, un vase avec lequel elle semble secrètement converser ; scène de rêve, malice de cette fillette faussement sage, prise dans la composition géométrique d’une vignette qui travaille fortement le cadre et aplanit la perspective pour mieux ouvrir vers l’étrangeté d’un ailleurs de l’enfance.

Figure 4

Figure 4

L’heure dorée, 1897, platinotype

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC0

 

Figure 5

Figure 5

Scène de rêve, 1900, héliogravure

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC0

 

Figure 6

Figure 6

Le bénédicité, 1902, héliogravure

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC 0

Il y aurait, dès lors, deux manières d’appréhender la trajectoire de Pierre Dubreuil : l’une, comme une émancipation et un éloignement continu du pictorialisme – c’est une des lectures privilégiées par les cartels de l’exposition, qui soulignent, dans la dernière phase, celle de la straight photography, l’accomplissement d’une esthétique moderniste abandonnant définitivement les « enveloppements » et autres effets du pictorialisme. Cette trajectoire mène du portrait de peintre, précédemment décrit, au cliché Mon Pinceau (1928), où la peinture n’est plus mimée par les effets de la gomme bichromatée, mais remplacée par l’objectif photographique et le travail sur la lumière. L’autre manière de lire son parcours revient à saisir, à travers toutes les périodes stylistiques, y compris dans le pictorialisme, un même geste photographique : une place première donnée à l’idée, qui préside et organise la composition dans les moindres détails. La primauté absolue de l’idée donne à la production de Dubreuil une dimension intellectuelle – à aucun moment les images ne s’approchent de ce qui pourrait s’apparenter à une vision humaniste et directe, comme des scènes captées sur le vif : « Nos photographies doivent revêtir un caractère qui frappe. À nous de parvenir à ce but par une recherche intellectuelle, véritable travail du cerveau absolument identique à celui des autres artistes, complété par une exacte répartition des lumières et des ombres4 ». Cette deuxième ligne nous paraît la plus féconde, car elle amène aussi, rétrospectivement, à reconsidérer le pictorialisme, appréhendé comme un geste moins soucieux d’effets esthétisants que d’un travail de composition minutieusement pensée.

Figure 7

Figure 7

Mon Pinceau, 1928, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Aussi, ce qui marque l’évolution étonnante des photographies de Dubreuil, ce n’est pas tant le passage du flou au net, mais plutôt l’affirmation de plus en plus délibérée de la composition, allant jusqu’à la rupture avec tout point de vue naturel. Ainsi, la période parisienne propose un regard non pas artificiel mais excentrique, dans tous les sens du terme, comique par le décentrement du point de vue qu’il opère. Dubreuil joue avec des premiers plans étonnants, qui inversent ou décalent les perspectives habituelles sous lesquelles sont vues et revues les places historiques du Paris touristique, obstruant Notre-Dame derrière une feuille de marronnier (Notre-Dame de Paris, 1908), recadrant l’avenue des Champs-Élysées, enserrée entre le poitrail et les pattes d’un cheval (L’Arc de Triomphe 1909). La période belge, influencée par le surréalisme, joue sur les différences d’échelle et le trouble de toute mesure : mannequins et corps éteints (Nature morte, 1923), effets de flous et de vertige (Les trois masques, 1929), jeux de mots sur les titres qui transfigurent les objets (Le boulevard, cocottes en papier, 1927 ; Agents de liaison, bobines de fils, 1930), architectures de reflets (Translucidités, 1928, La cloche de cristal, 1929), composition portée aux frontières de l’abstraction (Mélodie, 1928). Enfin, dans la dernière période, Dubreuil photographie des accumulations d’objets du quotidien en plans très resserrés, dans une mise en scène frontale qui opère par découpes, suspendant tout point de vue naturel (Gourmandise bruxelloise, 1930, moules et couteau à la verticale ; Vieilles amies, 1933, pipes entassées ; Source de larmes, 1933, amas de munitions).

Figure 8

Figure 8

Vue de l’exposition, Notre-Dame de Paris, 1908, tirage moderne au palladium

Photo : Sarah Troche

 

Figure 9

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Vue de l’exposition, L’Arc de Triomphe 1909, tirage moderne au palladium

Photo : Sarah Troche

 

Figure 10

Figure 10

Nature morte, 1923, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

 

Figure 11

Figure 11

Le boulevard, 1927, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 12

Figure 12

Translucidités, 1928, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

 

Figure 13

Figure 13

Gourmandise bruxelloise, 1930, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

 

Figure 14

Figure 14

Source de larmes, 1933, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

L’une des dernières photographies, Autoportrait (1932), saisit par la fixité du regard frontal, comme captif du cadre, qui fait ressortir les lignes des sourcils, les rides qui encerclent les yeux et redoublent les globes oculaires. Mais le véritable autoportrait, plus secret, est peut-être La comédie humaine (1930) : mise en abîme qui unifie toutes les périodes, le pictorialisme avec la petite marine au premier plan, le geste du marionnettiste qui tire les fils de la composition, lui-même caché derrière un masque. La découverte magnifique que constitue cette exposition laisse à penser qu’il y a encore beaucoup à dire, à voir, derrière ce masque.

Figure 15

Figure 15

La comédie humaine, 1930, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

1 Seul un ouvrage, en anglais, lui est consacré (Pierre Dubreuil : Photographs 1896-1935, Univ. of New Mexico, 1987). L’exposition a donné lieu à une

2 Pierre Dubreuil, « L’art photographique de nos jours », Le Nord photographe, juin 1902, p. 81-86.

3 Pierre Dubreuil, « De l’enveloppement », Photo-Gazette, Revue internationale illustrée de la photographie, 1903-1904, p. 8-11.

4 « Intellection », Catalogue du 9e Internationaal Kerstsalon, Salon de Noël, 1935-1936. 

Notes

1 Seul un ouvrage, en anglais, lui est consacré (Pierre Dubreuil : Photographs 1896-1935, Univ. of New Mexico, 1987). L’exposition a donné lieu à une journée d’études (« Pierre Dubreuil, regards croisés », 10 février 2023, auditorium du Palais des Beaux-arts de Lille), mais on regrette l’absence de publication scientifique ou catalogue d’exposition pour compléter ce travail de réhabilitation.

2 Pierre Dubreuil, « L’art photographique de nos jours », Le Nord photographe, juin 1902, p. 81-86.

3 Pierre Dubreuil, « De l’enveloppement », Photo-Gazette, Revue internationale illustrée de la photographie, 1903-1904, p. 8-11.

4 « Intellection », Catalogue du 9e Internationaal Kerstsalon, Salon de Noël, 1935-1936. 

Illustrations

Figure 1

Figure 1

Vue de l’exposition, Le peintre, 1902 gomme bichromatée, Anvers, Fotomuseum ; vue de l’exposition

Photo : Sarah Troche

Figure 2

Figure 2

Ballerine, 1902, tirage moderne au Palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 3

Figure 3

Le Christ au sépulcre, 1900, gomme bichromatée

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC 0

Figure 4

Figure 4

L’heure dorée, 1897, platinotype

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC0

Figure 5

Figure 5

Scène de rêve, 1900, héliogravure

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC0

Figure 6

Figure 6

Le bénédicité, 1902, héliogravure

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg - CC 0

Figure 7

Figure 7

Mon Pinceau, 1928, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 8

Figure 8

Vue de l’exposition, Notre-Dame de Paris, 1908, tirage moderne au palladium

Photo : Sarah Troche

Figure 9

Figure 9

Vue de l’exposition, L’Arc de Triomphe 1909, tirage moderne au palladium

Photo : Sarah Troche

Figure 10

Figure 10

Nature morte, 1923, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 11

Figure 11

Le boulevard, 1927, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 12

Figure 12

Translucidités, 1928, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 13

Figure 13

Gourmandise bruxelloise, 1930, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 14

Figure 14

Source de larmes, 1933, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Figure 15

Figure 15

La comédie humaine, 1930, tirage moderne au palladium

© Palais des Beaux-Arts de Lille/photo J. M. Dautel

Citer cet article

Référence électronique

Sarah Troche, « Pierre Dubreuil, Tableaux photographiques  », Déméter [En ligne], 10 | Été | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1194

Auteur

Sarah Troche

Université de Lille

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