D’octobre 2021 à mars 2022 s’est tenue au LAAC de Dunkerque la première rétrospective de l’œuvre de Marinette Cueco, présentée par les commissaires Evelyne Artaud et Elena Groud, en étroite collaboration avec l’artiste. Intitulée Marinette Cueco, L’ordre naturel des choses, l’exposition rassemble des œuvres réalisées des années soixante-dix à nos jours, présentées en quatre salles thématiques : « Tresses et entrelacs », « Herbiers », « Hivernages/ampelopsis », « Ardoises ».
Tiges, feuilles, herbes, pétales, pistils, fleurs, brindilles : la matière première de l’exposition est le produit de longues promenades à pied en Corrèze, où Marinette Cueco a passé la majeure partie de sa vie – immersion quotidienne dans la nature qui s’accompagne de récoltes de matériaux méthodiquement rassemblés puis délicatement tressés et composés. Son œuvre est souvent associée à un geste, le geste du tressage, qui se trouve magnifié, dès la première salle, par les « entrelacs », centaines de couronnes déposées au sol. Si le geste de tressage peut paraître simple – Marinette Cueco aime à rappeler qu’il lui a été enseigné dès l’enfance, suivi par la technique du tissage auquel elle s’initie dans les années soixante – cette simplicité est pourtant le fruit d’une grande virtuosité : en transposant les techniques textiles aux herbes, tiges et végétaux tantôt souples, fragiles ou cassants, chaque tressage fait l’objet d’une réinvention fine, jamais totalement adéquate ou transposable telle quelle ; chaque geste est le produit d’un savoir accumulé dans le compagnonnage de « ces matières vivantes et rebelles », un savoir technique qui part du bas, de la matière : nouer, tresser, assembler, superposer, enrouler en pelotes, faire un nid, dans un maillage tantôt lâche, souple, tantôt resserré, parfois comme troué.
Parce que l’art de Marinette Cueco emprunte son savoir-faire aux techniques textiles les plus anciennes (tissage, filage), son œuvre se trouve constamment associée à des valeurs dites féminines : délicatesse, patience, humilité des gestes archaïques, matériaux modestes, qui ont vite fait, sur la pente glissante des associations d’idées, d’emmener avec elles l’image d’une Pénélope tissant sa toile, de la paysanne rapiéçant son ouvrage, ou de la femme de pêcheur reprisant ses filets. Ces images, si elles ne sont pas totalement vaines (de fait, Marinette Cueco revendique l’ancienneté du geste et l’ancrage dans une culture paysanne), limitent fortement la réception de l’œuvre de Marinette Cueco. L’apport magistral de cette exposition rétrospective change la donne : ce qui nous saisit au premier abord, c’est bien la force plastique qui sous-tend l’ensemble de l’exposition, l’effet de présence puissant qui se joue à toutes les échelles, des carnets dépliés jusqu’aux installations de grande envergure qui couvrent le sol et les murs, sculptures végétales et minérales qui transforment l’espace en invitant à la déambulation. La commissaire de l’exposition, Evelyne Artaud, le dit avec évidence, dans un entretien avec l’artiste : « Je ne suis pas dans la nature quand je vois tes œuvres. Je suis vraiment dans l’art. Je pense à la composition ». Et de fait, le geste de composition est partout présent, résonnant avec les formes d’art contemporain sans s’y ranger explicitement : travail sériel qui se déploie par cycles, formes géométriques élémentaires (carrés, cercles, triangles), chemin rectiligne d’ardoises brisées traversé en lignes parallèles par des pétales de fleurs de magnolias séchées aux teintes orangées ; mais aussi, travail sur l’écriture, la ligne graphique des végétaux ; appariement du dessin et de la sculpture dans les ardoises percées de lignes de joncs.
La salle des herbiers est celle qui nous confronte le plus directement à la force du regard poétique qui sous-tend l’ensemble du travail : au mur, Quatre grands herbiers oseille ail poireaux rhubarbe (2004), ainsi que des pages d’herbiers sur papier canson, « fragments d’un herbier commencé en 1987 et qui n’a pas de fin définie ». Au sol, un immense Tapis de feuilles et pelotes de buis (1995). Chaque page de l’herbier est assortie des indications précises, notées à la main, du lieu de la cueillette, ces circonstances qui singularisent chaque brin d’herbe en l’ancrant dans un ici-là dont il est l’émanation. Si le geste rappelle le savoir scientifique du botaniste qui prélève, ordonne, classe, documente, ce ne sont pas des échantillons génériques qui sont donnés à voir, mais bien des matières et des formes dont chaque nuance de couleur, chaque courbe est présence singulière, profusion de nuances délicates, tirant le brun vers le doré, nacrant de rose la transparence d’une pelure d’ail. Le savoir scientifique est comme présent et absenté à la fois, mobilisé comme cadre de visibilité mais vidé de toute abstraction pour reconduire à l’émerveillement devant la beauté de chaque élément singulier. Moins savoir qu’exercice du regard, sensation donnée à éprouver de l’incroyable diversité des matières végétales : ces herbiers sont des médiateurs puissants entre le regard de l’artiste, scrutant la nature pour « voir ce qui est le plus simple et le moins perceptible », et l’espace de l’exposition, où la beauté graphique des éléments naturels saisit le spectateur et transforme le regard à même la composition. Le lien à nature ne passe ni par transformations directes (Marinette Cueco récuse explicitement le modèle du land art, qui prend possession du paysage), ni par résorption discrète dans la nature. Elle fait œuvre depuis la nature en tenant puissamment ensemble deux extrêmes, l’attention aux formes et nuances les plus infimes de la matière végétale et la force élémentaire d’un geste de composition. « Ordre naturel des choses » : la nature ne connaît aucune géométrie, mais se trouve pourtant naturellement mise en ordre, pour mieux reconduire à elle.