Chambre 207, Jean-Michel André,

Musée de l’Hospice Comtesse, Lille, octobre 2024-février 2025
Programmation hors les murs de l’Institut pour la photographie

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Quelles images la photographie peut-elle produire en réponse au trauma, à l’absence de toute représentation, mais aussi, inversement, à la présence trop criante du fait divers sensationnel ? Quelle place peut-elle dessiner dans un espace doublement contraint, entre le vide de l’oubli et le trop plein d’images-choc ?

Le récit du drame auquel Jean-Michel André a été confronté dans l’enfance est présenté au mur dans un espace mi-clos, antichambre de l’exposition qui délivre factuellement les événements, pour laisser place ensuite au silence et aux échos de la mémoire :

Le 5 août 1983, alors qu’il faisait une halte d’une nuit avec sa famille sur la route des vacances, le père de Jean-Michel André est assassiné avec six autres personnes dans un hôtel d’Avignon. L’affaire n’a jamais été entièrement élucidée, mais l’enquête a néanmoins fait apparaître un mobile : une tentative de hold-up menée par des malfaiteurs « sans envergure » qui a dégénéré en carnage. Âgé de sept ans et dormant cette nuit-là avec O. dans une chambre attenante à celle de son père, Jean-Michel André, sous le choc, perd la mémoire. Trente ans plus tard, il entame les recherches, ouvre de nombreuses portes et collecte des documents.

La présentation linéaire des photographies, archives d’époque, extraits de journaux, correspondance, objets du quotidien, que l’on découvre alignés dans la grande Salle des Malades de l’Hospice Comtesse, semble nous inviter à suivre pas à pas le fil de la mémoire et de l’enquête. La facilité aurait été de plonger dans horreur et de s’élever de l’ombre vers la lumière, de la blessure brute à la réparation progressive. Mais cette lecture est vite annulée par l’impression étrange qui émane de l’ensemble, articulant images de presse à sensation et paysages flottants, comme si la brutalité du fait divers était soudainement contaminée par la douceur du rêve. S’il y a bien un cheminement, il tient de la boucle, de l’entremêlement des temps plus que du parcours linéaire. Ainsi, au commencement était la fin : une des premières photographies nous montre un tas de cendre – dépôt de la page de Paris Match (« Avignon, le carnage ») que l’on peut voir trouée par le feu dans une photographie du catalogue. Mouvement inverse du slogan bien connu de Paris Match « le poids des mots, le choc des photos » : les mots sont partis en fumée, et le choc a aboli toute image. Effacement premier, qui dit subtilement l’insupportable, la volonté de détruire, mais aussi, et plus encore, la métamorphose, le choix de se donner à soi-même ses propres images. Le même geste de violence sublimée se retrouve dans les photographies prélevées dans les journaux d’époque, où le visage d’un des inculpés a été supprimé, dé-visagé à même la page, mais aussi présenté et retravaillé sobrement en un portrait agrandi et classiquement cadré de tête fantôme : le geste d’effacement transfigure l’image de presse en allégorie d’oubli. Le sensationnel est toujours ici et ailleurs, l’événement premier déplacé, comme l’a montré la philosophe Marianne Massin au cours d’une très belle conférence, dans le cadre de Cité Philo : déplacements de différents ordres (géographiques, temporels, esthétiques, oniriques, fictionnels) qui suspendent et transforment l’événement premier, ouvrant un espace possible au récit de soi.

Figure 1

Figure 1

Jean-Michel André, Chambre 207, Inculpé Gouttenoire, 2023 (photographie retravaillée. P.Ciot/AFP 1983)
© Jean-Michel André, 2024

Les photographies de paysages sont présentes de bout en bout, comme une respiration qui porte ce travail de mémoire vers des espaces autres. Si l’on peut reconnaître la Camargue ou le maquis corse, le lien au contexte géographique, et partant au récit, oscille constamment entre paysage réel et symbolique : scènes d’envol et de migrations ; paysages aquatiques inversés par le reflet dans l’eau ; ciel d’orage qui se déverse comme de l’encre diluée sur le papier ; cendres (ou flocons ? papiers ?) qui volent et viennent moucheter la lagune ; mais aussi, comme émergée du souvenir, une pierre de sel énigmatique entourée d’un liquide rose orangé, irréelle, sans échelle assignable (est-ce un caillou ? une île ?). Prises dans le travail du deuil, de la mémoire et de l’oubli, ces photographies de paysages prennent une coloration tout à la fois symbolique et onirique.

Figure 2

Figure 2

Jean-Michel André, Chambre 207, Vertige, Cap Corse, 2022.
© Jean-Michel André, 2024

Figure 3

Figure 3

Jean-Michel André, Chambre 207, Montagne de Corte, Corse, 2022.
© Jean-Michel André, 2024

Sur un tout autre registre, plus factuel, sont présentées des photographies d’objets personnels, comme des petits cailloux posés sur le chemin de la mémoire, qui ne disent rien d’autre que leur présence discrète et muette : la montre et le passeport du père, définitivement à l’arrêt ; un dessin d’enfant (« la police cherche le bandi, pim pom pim pom ») ; un trousseau de clés hors d’usage. Parmi ces documents reliques, une voix pourtant se fait entendre, dans un échange mail imprimé et punaisé au mur, présenté brut (seul le nom a été effacé pour ne garder que l’initiale) : O., qui partageait la chambre 207, ressaisit le passé traumatique par des phrases fulgurantes où reste quelque chose de l’enfant (« toi… transformé en rouleau de scotch, accroché à ma main »), des mots qu’on imagine plus réparateurs que le travail titanesque de lecture des archives judiciaires, dont rien ici ne transparaît.

Figure 4

Figure 4

Jean-Michel André, Chambre 207, La montre de mon père (1983), 2023.
© Jean-Michel André, 2024

La dernière séquence relie une nouvelle fois passé et présent, mais sur un mode apaisé : les photographies de l’enfance passée au Sénégal côtoient les immeubles de Dakar au présent ; une plage où se détache de profil la silhouette d’un enfant ; des palmiers frêles dans un ciel gris rosé ; le portrait d’un tailleur regard tourné vers l’ailleurs – une même lumière douce, plus matinale que crépusculaire, baigne l’ensemble. Le point de vue est sensiblement plus situé, plus centré, le portrait dit la rencontre, l’ancrage dans un ici-là, sans annuler pour autant l’impression de flottement, qui détache ces images du voyage passé pour les ouvrir à la promesse d’un horizon.

Figure 5

Figure 5

Jean-Michel André, Chambre 207, Mirage, Saint-Louis, 2023.
© Jean-Michel André, 2024

La photographie proprement traumatique, si tant est qu’on puisse la penser, est celle dont « il n’y a rien à dire », explique Roland Barthes dans « Le message photographique »1 : une photographie qui se déroberait au langage, profondément mutique, absolument insignifiante, échappant au travail du sens et de la connotation. Photographie rare, peut-être tout simplement impossible. La photographie est dans l’après-coup, elle existe depuis le présent en renvoyant à ce qui a été, dans une temporalité qui modifie nécessairement l’évènement premier : c’est là que se loge la possibilité d’un récit, d’une quête et d’une transformation. Dans cette Chambre 207, l’après-coup prend une coloration particulière, qui « semble avoir passé le seuil de la mélancolie », comme le dit avec délicatesse Clément Chéroux dans le texte du catalogue2. Dès lors, il ne s’agit pas de replonger dans le passé pour le reconstituer (quête impossible), ni de métamorphoser ou purifier l’événement pour en faire quelque chose de beau (même si la beauté des images nous saisit), mais plutôt de tisser son propre paysage de mémoire. Le livrer avec ses échos, ses passages, sa temporalité circulaire, qui ressaisit le passé sans ressassement, en l’ouvrant vers l’avenir.

Notes

1 Rolan Barthes, « Le message photographique », Communications, 1, 1961, p. 127-138. Return to text

2 Clément Chéroux, « Dans les chambres attenantes », dans Chambre 207/Jean-Michel André, cat. expo. (Lille, Musée de l’Hospice Comtesse, oct. 2024-fév. 2025), Arles, Actes Sud, 2024, non paginé. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Sarah TROCHE, « Chambre 207, Jean-Michel André,  », Déméter [Online], 12 | Été | 2024, Online since 04 février 2025, connection on 18 mars 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2016

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Sarah TROCHE

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