Compte rendu de Esteban Buch, Playlist. Musique et sexualité

Bibliographical reference

Esteban Buch, Playlist. Musique et sexualité, Paris, Éditions MF, coll. Répercussions, 2022

Editor's notes

Ce compte rendu est une traduction, repensée et remaniée, d’une première version, en espagnol, parue dans la revue Boletín de Estética [https://doi.org/10.36446/be.2024.67.388].

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Esteban Buch (Buenos Aires, 1963) est directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris. Son travail académique et d’auteur porte principalement sur les relations entre musique et sciences sociales, ce qui fait souvent appel à la sociologie de la musique, aux relations entre musique et politique – nous pouvons, à ce propos, signaler ses travaux musicologiques dans le contexte politique de la dictature argentine1, de l’hymne national argentin2 et de « l’histoire politique » de la musique, dans son livre sur la neuvième de Beethoven3 – et, plus récemment, aux relations entre musique et sexualité. C’est autour de ce carrefour particulier qu’est né Playlist. Musique et sexualité, un livre écrit à partir de recherches menées à Paris et présentées entre 2016 et 2020 lors du séminaire dirigé par l’auteur à l’EHESS. Le livre de Buch se situe musicologiquement dans la tradition, plutôt anglophone, des études féministes en musicologie, représentées principalement par l’ouvrage de Susan McClary Feminine Endings (1991) – traduit en français sous le titre Ouverture féministe. Musique, genre, sexualité : musicologie critique – et celui de Tina DeNora Music in Everyday Life (2000). Outre les références à plusieurs reprises à ces auteures, l’ouvrage de Buch dialogue avec leurs écrits en leur apportant une lecture sociologique, dans le sillage de la théorie critique de l’École de Francfort. Parallèlement, Buch y ajoute une approche « expérimentale » et interdisciplinaire, ici ouvertement inspirée de Pier Paolo Pasolini et de son film Comizi d’Amore (1961), une sorte d’enquête populaire de mœurs sexuels, musicalisée par le Don Giovanni de Mozart.

Playlist réunit 16 chapitres ou essais à la fois autonomes et reliés entre eux par plusieurs thématiques. Chaque chapitre est en effet clos sur lui-même, sous un titre qui cherche à cerner les topiques par leur spécificité, ce qui confère à chacun un aspect et une forme plus littéraires. Ainsi, « 1. Plages » sert d’introduction tandis que « 2. Sex playlists » porte déjà sur un phénomène sociomusical (qui reviendra plus tard avec « 6. Googler Music for Sex »). Également, plusieurs moments d’enquête sociologique ainsi que des réfléxions sur l’enquête sociologique en soi (« 3. Enquête sur la sexualité, ossia Il Don Giovanni », « 4. Monique et Rémy et les autres » ou « 12. Aimer la musique ») y sont présents. Les chapitres restants consistent en des sujets plus précis et « romanesques » (par leur univers clos), combinant une partie plus sociétale à une autre plus musicale ou musicologique – « 5. Machines du meilleur des monde », « 7. Les amants de Hollywood », « 8. Triangle à Pompéi », « 9. Dada et Isolde », « 10. Tangos savants », « 11. Pornographie d’État », « 13. Le chant des filles-marchandises », « 14. Je t’aime et caetera », « 15. Extases neuronales » et « 16. Remède à la mélancolie ».

D’emblée, Playlist esquive la généralité en apparence homogène suggérée par son implacable sous-titre – « musique et sexualité » – et propose, au contraire, qu’« infinies sont les histoires sonores des personnes et des communautés, et tout autant infinies les variations du désir dans l’art musical4. » Suivant une logique d’essai qui pourrait s’expliquer par certaines influences, plus ou moins gravitationnelles, de l’école de Francfort – Georg Lukács, Walter Benjamin et, surtout, Theodor W. Adorno5 – le livre de Buch tente d’adopter la forme d’une Playlist, c’est-à-dire la forme de son objet. En d’autres termes, Playlist est un essai en tant qu’enquête spéculative sur des objets spécifiques – la musique, la sexualité et, surtout, les discours qui les entourent – ; des objets culturellement prédéterminés6.

D’autre part, en tant que « playlist » dont l’ordre peut être écouté chronologiquement ou en mode aléatoire, Playlist peut également être lu chronologiquement ou dans n’importe quel ordre, « selon l’occasion ou le désir7 »; peut-être serait-ce une marque de l’« argentinité » chez Buch, dans la tradition de la « Marelle » de Julio Cortázar. Et le livre, comme l’avoue l’auteur, « se déploie d’une chose vers l’autre, comme un texte de sociologie de la musique qui virerait insensiblement au texte de musicologie8 ». Dans son ensemble, Playlist prône une logique essayiste de « la forme de son objet » dans au moins deux dimensions : celle de sa structure par chapitres, filés et reliés les uns aux autres comme une « playlist », et celle de sa lecture, variable au gré des envies. Ce n’est pas en vain que Buch reconnaît quelque chose qui est en quelque sorte vrai dans toute production intellectuelle, et particulièrement pertinent dans une œuvre qui aborde la sexualité : que « chaque coup de sonde est aussi un coup de cœur9 », autrement dit, que la logique de la recherche converge avec celle du désir.

La première partie aborde la question des playlists que les gens écoutent pendant les rapports sexuels, de l’album Music for Lovers Only de Jackie Gleason à la dénommée music for sex disponible sur Internet. La seconde moitié fait référence à des œuvres classiques et modernes de musique écrite telles que Tristan und Isolde de Richard Wagner, la Sonate érotique d’Erwin Schulhoff, Lady Macbeth de Shostakovich et son rapport à la censure stalinienne, l’Opéra de quat’sous de Kurt Weill et Bertolt Brecht ou l’Histoire du soldat de Stravinsky. Comme charnière entre les deux moitiés, il y a un chapitre « fondamental et solitaire » sur l’érotisme sonore à Pompéi, en quelque sorte anchronique par rapport au reste, puisque la chronologie est volontairement étrange, comme le dit Buch, comme un disc-jockey qui a prévu des bascules émotionnelles faites d’associations de styles et de thèmes plus ou moins contrastés.

Un fil théorique, ou, plus précisément, « artistico-théorique », hétérogène et vaste, parfois éclectique, entremêle les différents moments de Playlist. Les références les plus structurelles sont peut-être les œuvres marquantes sur la sexualité que sont le film Comizi d’Amore (1964) de Pier Paolo Pasolini et le livre Music in Everyday Life (2000) de la chercheuse anglo-saxonne en sociologue de la musique Tia DeNora. Le film de Pasolini – une sorte d’enquête sociologique de rue mise en musique par le très sensuel Don Giovanni de Mozart – fournit l’outil d’un « sismographe » populaire de la morale sexuelle à travers des discussions passionnées qui reflètent les tensions inhérentes à un pays fortement conservateur et catholique dans un contexte d’après-guerre marqué par une certaine ouverture et une libération progressive des mœurs. De son côté, l’ouvrage de DeNora rassemble divers témoignages-entretiens sur l’utilisation de la musique dans la vie quotidienne d’un groupe d’étudiants en musique, dont Buch retient que des œuvres, comme le Boléro de Ravel, seraient riches en « associations franchement coïtales », et, plus généralement, que la musique peut représenter un « outil de négociation sexuelle‑politique10 » au sein des couples. Ainsi, Playlist, nous dit son auteur, est, entre autres, « une enquête sur la sexualité des personnes réelles dans le sillage de Pasolini et DeNora », enquête dont les témoignages « montrent eux aussi les traces singulières que des musiques connues et moins connues laissent dans la vie intime des individus11. » À cela s’ajoutent les références à la musicologue féministe Susan McClary, à la sociologue Eva Illouz, à la théorie critique d’Adorno et Horkheimer, à Aldous Huxley, à Guy Debord, ou encore à Goethe ou Platon, parmi beaucoup d’autres.

Justement, chez Platon, Buch trouve l’un des premiers cas d’un des leitmotivs de ce qui semble être une sorte d’« histoire de la sexualité musicale », dans un style foucaldien : la suspicion morale face au pouvoir érotique de la musique, si bien illustrée dans la scène d’Ulysse et de ses marins hypnotisés devant le chant des sirènes, dans l’Odyssée. Platon, écrit Buch, souligna les traits de « l’ivresse » et de la « paresse » dans certains modes musicaux, préoccupé par l’effet de ceux-ci sur les gardiens de la cité. De même, Buch parle de Saint Augustin qui avertissait des « tentations de l’ouïe » sous lesquelles l’homme se trouve « en lutte avec soi-même », même dans la prière musicale du chant grégorien adressée à Dieu, et dont le risque de péché serait de « trouver plus d’émotion dans le chant que dans ce que l’on chante12. » Ainsi, pour Platon, comme pour saint Augustin – comme pour tant de gens à travers l’histoire et jusqu’à nos jours – l’écoute de la musique représentait et représente encore une pénétration plaisante dont il faut se méfier, qu’il s’agisse d’un chant grégorien, d’un concerto de Vivaldi ou d’une chanson reggaeton. Cette résistance morale récurrente vis-à-vis du potentiel érotique de la musique – qu’elle soit philosophique, religieuse, politique, intellectuelle, etc. –, traverse les situations socio-musicales qui composent Playlist. Esteban Buch intègre cette résistance dans l’analyse autant comme un paramètre de normativité constante mais changeante, selon les temps et les contextes, que comme framework (cadre) « pulsionnel », pour ainsi dire, de telle ou telle autre société en rapport avec telle ou telle autre musique présente ou passée.

Les multiples plaisirs auxquels Playlist fait références sont aussi variés que les musiques évoquées. En fait, les plaisirs et la musique évoqués sont finalement traités presque superficiellement, ou, pour le dire autrement : comme une porte d’entrée vers le véritable objet d’Esteban Buch. Cet objet, plus que la musique en soi ou la sexualité elle‑même, semble plutôt correspondre aux discours qui entourent celles-ci, c’est-à-dire aux rapports presque infinis de socialisation et de subjectivation entre musique et sexualité. Ainsi, certains chapitres explorent les relations entre certains sujets sexualisés et certaines musiques – du chapitre « 3. Enquête sur la sexualité, ossia Il Don Giovanni », sur le film de Pasolini, aux témoignages du chapitre « 4. Monique et Rémy et les autres ». D’autres, nous plongent plutôt dans la musique à la fois comme bande sonore et dispositif sexuel – c’est le cas des chapitres « 5. Machines du meilleur des mondes », « 6. Googler Music for Sex », « 7. Les amants de Hollywood » ou encore « 12. Aimer la musique »). Également, certains moments insistent plus sur les représentations de la sexualité et de la musique à des époques et dans des contextes séparés par des siècles – du « 8. Triangle à Pompéi », en passant par « 9. Dada et Isolde » et « 10. Tangos savants », et jusqu’au « 13. Le chant des filles-marchandises ». Finalement, il y a une série de textes qui concerne ce que l’on appelle souvent l’amour. Ce sont les relations interpersonnelles sexo-affectives (et individuelles : la masturbation et l’amour de soi) traversées par des forces musicales dans « 16. Remède à la mélancolie » ou les musiques dont le contenu évoque directement ou explicitement proprement des pulsions sexuelles (Gainsbourg, Birkin, Mina, Madonna au chapitre « 14. Je t’aime, et cætera »), mais aussi, les leitmotivs que sont Mozart et Wagner, entre autres, à travers le livre. C’est là que réside la créativité investigatrice d’Esteban Buch dans Playlist : dans la composition permanente de variations thématiques entre les pôles « socialisants » et « subjectivants » que sont la musique et la sexualité à travers une poignée de situations et d’exemples aussi variés que nos musiques, aussi étranges que nos désirs.

Notes

1 Esteban Buch, Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la dictature, Paris, Éditions du Seuil, 2016. Version espagnole : Musique, dictature, résistance. L’Orchestre de Paris à Buenos Aires, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2016. Aussi : Esteban Buch, L’affaire Bomarzo. Opéra, perversion et dictature, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, trad. par Esteban Buch. Version espagnole : L’Affaire Bomarzo. Ópera, perversión y dictadura, Buenos Aires, Adriana Hidalgo Editora, 2003. Return to text

2 Esteban Buch, Ou jurer avec gloire de mourir. Histoire de l’hymne national argentin, de l’Assemblée de l’An xiii à Charly García, Buenos Aires, Eterna Cadencia, 2013.  Réédition de O juremos con gloria morir. Historia de una épica de Estado, Buenos Aires, Sudamericana, 1994. Return to text

3 Esteban Buch, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999. Return to text

4 Esteban Buch, Playlist. Música y sexualidad, “nota a la edición castellana”, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2023. Return to text

5 Plus ou moins explicites dans des textes tels que : Esteban Buch, « Sur le jazz d’Adorno comme théorie sexuelle de la culture », dans L’Écho du réel, Cyril Crignon, Wilfried Laforge et Pauline Nadrigny (dir.), Éditions Mimésis, 2021, p. 469-484 ; Esteban Buch, « À propos d’un certain jargon de l’authenticité musicale », Noesis, 22-23, 2014. DOI : https://doi.org/10.4000/noesis.1886 [consulté le 30 janvier 2025], entre autres. Return to text

6 “Despite the weighty perspicacity that Simmel and the young Lukács, Kassner and Benjamin entrusted to the essay, to the speculative investigation of the specific, culturally predetermined objects, the academic guild only has patience for philosophy that dresses itself up with the nobility of the universal, the everlasting, and today – when possible – with the primal; the cultural artifact is of interest only to the degree that it serves to exemplify universal categories, or at the very least allows them to shine through – however little the particular is thereby illuminated”, Theodor W. Adorno, “The Essay as Form”, New German Critique, 32 (Spring-Summer, 1984), p. 151-171. Return to text

7 Esteban Buch, Playlist. Musique et sexualité, Paris, Éditions MF, coll. Répercussions, 2022, p. 18. Return to text

8 Ibid.. Return to text

9 Ibid.. Return to text

10 Tia DeNora, Music in Everyday Life, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2000, p. 116. Return to text

11 Esteban Buch, op. cit., p. 29. Return to text

12 Ibid., p. 22. Return to text

References

Electronic reference

Héctor CAVALLARO, « Compte rendu de Esteban Buch, Playlist. Musique et sexualité  », Déméter [Online], 12 | Été | 2024, Online since 30 janvier 2025, connection on 18 mars 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2009

Author

Héctor CAVALLARO

Héctor Cavallaro, compositeur italo-vénézuélien, est docteur en musicologie de l’Université Paris 8 et artiste interdisciplinaire établi à Paris. Ses recherches portent sur l’esthétique et la philosophie de la musique. En tant que compositeur, sa musique a été interprétée dans des festivals de musique contemporaine en Europe et en Amérique latine. Ses projets interdisciplinaires combinent l’art sonore avec le théâtre expérimental et la danse contemporaine, le cinéma et les arts visuels, la littérature et la performance. Actuellement il enseigne dans le Département de Musicologie de l’Université de Lille.
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