« Le bonheur n’a pas d’histoire et les conteurs de tous les pays l’ont si bien compris que cette phrase : Ils furent heureux ! termine toutes les aventures d’amour1 » : par cette phrase célèbre, tirée de Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac reprend un des lieux communs du bonheur, qui l’associe à une forme de totalité close, sans failles ni rebondissements, littéralement sans drame. Les gens heureux se ressembleraient tous, fondus dans l’horizon des contes qui finissent bien. Si le bonheur apparaît comme « sans histoire », il n’est pourtant pas sans images. Plus ou moins stéréotypées, empruntées à l’histoire de l’art comme à la société de consommation, ces images circulent en nous et informent nos désirs les plus individuels : scènes idylliques évoquant un âge d’or mythique, où les corps s’enlacent, se prélassent et dansent dans une nature harmonieuse (Paul Signac, Au temps d’harmonie, 1893 ; Henri Matisse, La joie de vivre, 1905) ; bords de mer et pique-niques champêtres ; paysages de cartes postales, soleils couchants et rêves d’ailleurs ; photographies de mariage et de familles unies et souriantes ; et, plus récemment, mises en scène de l’intime et de moments photogéniques sur les réseaux sociaux.
Pourquoi l’imaginaire du bonheur se donne-t-il presque systématiquement sous la forme de clichés ? Que penser de ces images en apparence lisses et pourtant profondément normatives ? Dans un article intitulé « Matisse et le bonheur de vivre » (1955), Roland Barthes critique une telle représentation générique et stéréotypée du bonheur, « hygiénique et gaie comme un appartement moderne » : une vision occidentale entretenue par les magazines, mais qui ignore « l’histoire et ses combats », instaurant le « mythe lénifiant du bonheur de vivre2 ». Dans la période des Trente Glorieuses, le bonheur est bien, comme le montre Jean Baudrillard, « inscrit en lettres de feu derrière la moindre publicité pour les Canaries ou les sels de bain3 ». Il forme l’horizon idéalisé d’une euphorie consumériste et trouve dans le kitsch une esthétique à la fois saturée et factice4. Aux États-Unis, pendant plus de quarante ans, un dispositif monumental installé par l’entreprise Kodak dans la gare ferroviaire de Manhattan projette en continu des images qui mettent en scène la famille idéale – nucléaire, blanche, patriarcale – illustrant de manière spectaculaire l’American way of life. Cette imagerie, très ritualisée, est reprise en grande partie par Agnès Varda dans son film Le Bonheur (1964) qui décline les lieux communs du bonheur familial (promenades dans les bois, pique-niques et repas de famille) tout en instillant d’emblée un doute au cœur des images. En 1970, Jacques Demy réalise Peau d’âne et reprend un à un les clichés du bonheur dans une chanson célèbre, « Rêves secrets d’un prince et d’une princesse » sur la musique de Michel Legrand. Quelques années plus tard, Annette Messager propose, avec Le Bonheur illustré (1975), une version faussement ingénue du bonheur, issue d’images trouvées dans des brochures touristiques, des emballages, des cartes postales ou des dépliants de voyage.
Depuis les années 1980, les « sciences du bonheur » et les théories du développement personnel sont en plein essor, entraînant une profusion de livres, guides, magazines, feel good movies, recommandations et exercices pratiques de toutes sortes. Bien loin d’être lié aux circonstances de la vie ou à l’absence de chagrin, le bonheur est désormais envisagé comme un état psychologique susceptible d’être maîtrisé et entretenu par l’exercice et la volonté. En réaction à ce modèle dominant se sont multipliés, plus récemment, des ouvrages critiques mettant en cause l’injonction sociale au bonheur, qui s’applique autant à la vie intime qu’au management des ressources humaines. Les sociologues Eva Illouz et Edgar Cabanas montrent ainsi comment l’économie du bonheur réifie constamment le moi et forge un nouveau type d’individu, « l’happycondriaque », qui ne cesse de se façonner et de s’ausculter, soucieux de présenter en permanence, dans la vie sociale comme sur les réseaux, son « meilleur moi possible et imaginable5 ». Depuis les années 2000, de grandes photothèques comme Getty Images ou Corbis, ou, plus récemment, les nouvelles banques d’images low-cost alimentent le quotidien de notre univers visuel (publicités, emballages, écrans, magazines). Quel que soit le sujet et en dépit de leur extrême diversité, elles mettent en scène une représentation lisse, dé-singularisée et culturellement hégémonique des métiers et réalités sociales d’aujourd’hui : « Des livreurs souriants, jeunes, beaux, bien coiffés, bien habillés et fraîchement sortis de la douche portent des colis tout propres à des clients tout aussi souriants6 ». Ces images forment la matière première de gestes artistiques qui viennent fondre les sourires en un flux hypnotique (Guillaume Paris, We are the children, 2004), les inquiéter au sein d’une narration dystopique (Clément Cogitore, The Evil Eye, 2018), ou révéler, sur la scène théâtrale, l’absurdité des rôles féminins véhiculés par certains mèmes (Sheila Callaghan, Women Laughing Alone with Salad, 2018).
Si le bonheur est interrogé aujourd’hui dans ses dimensions économiques et politiques, dans ses dérives comme dans ses pathologies, la question des images du bonheur et de ses codes reste pourtant peu investie. Or le bonheur est peut-être d’abord une histoire d’images. Une histoire d’apparences, de signes, de représentations, qui nous traversent lorsque nous nous conformons à certains modèles, mais que nous alimentons aussi, en produisant et partageant constamment nos photographies sur Instagram ou en ponctuant nos messages de smileys riant aux larmes. Performer le bonheur, c’est tendre vers sa mise en image, qui le réalise tout en le fictionnalisant, et à laquelle on adhère sans y croire totalement.
Aussi, dans ce numéro thématique #11 de la revue Déméter. Théories et pratiques artistiques contemporaines, est-ce la question des représentations collectivement partagées du bonheur que nous souhaitons interroger, dans ses formats les plus quotidiens (photos de famille, publicités, images touristiques, Instagram) comme dans ses reprises artistiques. Comment les images viennent-elles cristalliser, mais aussi propager une certaine vision du bonheur ? Comment circulent-elles, quelles normes diffusent-elles ? Comment les artistes travaillent-ils à partir de cet imaginaire déjà constitué ? L’imaginaire du bonheur peut-il être autre chose qu’une imagerie close, structurée autour de motifs récurrents ?
Les articles rassemblés dans ce numéro explorent ces questions à partir d’études de cas précis et de champs disciplinaires variés (histoire et théorie des arts, études visuelles, philosophie, littérature, sociologie et ethnographie). Les propositions s’ordonnent autour de trois questionnements principaux.
Le premier vise à analyser les codes et les normes de la représentation du bonheur, en interrogeant la double puissance de fascination et de modélisation de ces images. Normatives, ces représentations viennent non seulement configurer nos modes de vie, notre façon d’être au monde, de l’habiter, d’y circuler, mais aussi – dans un effet de boucle caractéristique de ce type d’imagerie – les images qu’à notre tour nous produisons et diffusons de plus en plus largement par le biais des réseaux sociaux. Se voulant génériques, interchangeables, voire universelles, ces images tapissent notre quotidien et constituent le bruit de fond de notre monde contemporain : leur efficacité tient paradoxalement à leur banalité et à une certaine forme d’invisibilité.
La proposition de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, ainsi que celle de Lise Moutard explorent la puissance de ces images lisses et créées de toute pièce par des logiciels informatiques ou des applications d’intelligence artificielle. L’article de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon se présente comme le scénario d’une conférence-performance retraçant l’évolution de la pensée positive et la manière dont se sont façonnés nos sourires au cours de l’histoire. Comment et depuis quand sourit-on sur les photographies ? Quels sont les dispositifs contemporains de la mise en scène de soi ? Jusqu’où allons-nous dans les effets de mise en scène et de manipulation des images ? L’hypothèse d’une vie de part en part retouchée et se déroulant sur « fond vert » traverse la réflexion des deux artistes-chercheurs.
L’article de Lise Moutard se présente sous la forme de planches d’images de pavillons collectées parmi des catalogues publicitaires de constructeurs immobiliers. Ces centaines d’images qui répètent le même schéma (maison individuelle, jardin, barbecue, voiture) témoignent de la construction d’une forme d’habitat idéal et d’une certaine vision du bonheur, dont le pavillon serait simultanément le décor et le moyen d’accès. En s’appuyant sur ce corpus d’images promotionnelles, Lise Moutard interroge l’uniformisation de nos représentations, ainsi que l’absence de hors-champ de ce « rêve pavillonnaire ».
C’est aussi l’idée d’un fond ou d’un décor idéal sur lequel viendraient se dérouler nos vies que questionne Clara Ruestchmann dans son article sur les palissades de chantier. À partir d’une enquête de terrain menée dans le Grand Paris, autour du Village des Athlètes et des gares du Grand Paris Express, l’autrice analyse le déploiement sur les clôtures de chantiers d’une imagerie artistique convoquant les codes visuels du bonheur. Dans un contexte de marchandisation des images et des émotions, ces fresques d’art urbain font écran aux travaux tout en suscitant l’idée d’un quartier post-chantier désirable.
Dans « Images de fête et images festives: figures et promesses du bonheur dans les clips de musique mainstream », Thomas Mercier-Bellevue interroge l’injonction au divertissement qui apparaît comme passage obligé, voire point d’aboutissement des clips de musique mainstream. À travers des textes multipliant les formules impératives, et surtout par la mise en image des pouvoirs de la musique, les clips mettent en scène des individus continuellement heureux, pris dans des dynamiques festives dégagées du quotidien et de la vie productive. Puissamment modélisantes, ces images invitent ou plutôt intiment aux auditeur.rice.s de se joindre au mouvement.
Les trois articles suivants problématisent la fabrique des images du bonheur et la manière dont elles construisent des récits ou des ailleurs fantasmés. À l’image des albums de famille qui gomment toute aspérité et déroulent une histoire familiale en tout point harmonieuse, les corpus étudiés ici mettent en scène des décors de carte postale ou des époques idéales. À travers leurs analyses, les auteur.rice.s questionnent ces représentations qui dessinent des modèles pittoresques, folkloriques et clichés.
C’est autour de l’idée d’une « authenticité fabriquée » dans l’émission Le village préféré des Français que se construit l’article de Robin Hopquin. En analysant les stratégies audiovisuelles et discursives de ce programme télévisuel très populaire, dans lequel le public est amené à élire son village préféré, l’auteur montre comment l’émission fabrique un locus amoenus contemporain. À la fois ancré dans une réalité touristique et tourné vers l’imaginaire désincarné des réseaux sociaux, ce lieu fantasmé figure l’idéal d’un monde heureux, authentique et parfaitement clos sur lui-même.
Marie Blanc explore, quant à elle, l’imagerie de deux revues – Pour vous de Tchécoslovaquie et Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie – publiées par l’État tchécoslovaque à destination de touristes étrangers des années 1960 jusqu’aux années 1990. L’article met en évidence les motifs et les codes éditoriaux empruntés à la presse magazine occidentale. L’autrice émet l’hypothèse selon laquelle l’iconographie du bonheur touristique diffusée par ces revues sert simultanément des objectifs économiques et idéologiques. Dans le contexte de la Guerre Froide, ces publications donnent l’illusion d’un continuum visuel entre l’« Est » et l’« Ouest ».
En s’intéressant au film Paris 1900 réalisé en 1947 par Nicole Vedrès, Adrien Aragon revient sur le geste singulier d’une cinéaste trop peu connue qui agence des centaines d’images d’archives du Paris du début du xxe siècle (exposition universelle, Tour Eiffel, villes balnéaires, soirées mondaines). Avec Paris 1900, Vedrès construit a posteriori le film d’une Belle Époque fantasmée : elle reconduit par là, dans le contexte de l’après-guerre, l’image nostalgique d’un âge d’or, faste et heureux, qualifié par les historiens Berstein et Milza d’« image d’Épinal ».
Le dernier axe de questionnement explore les gestes d’appropriation artistique de ces images : comment les artistes les retravaillent-ils de l’intérieur ? Par quels procédés nous donnent-ils à voir ces images vues et revues ? Que produit la remise en jeu des clichés, lorsqu’elle est consciemment et artistiquement élaborée ? Les mises en récit, les dispositifs visuels et/ou textuels, la fiction cinématographique travaillent le doute à même l’image, instillant une puissance critique qui ne se réduit pas à une simple dénonciation ni à une position ironique de surplomb. L’effet produit, complexe, joue sur plusieurs registres, entre fascination et distanciation critique.
En comparant Madame Bovary de Flaubert à sa libre transposition dans le roman graphique Gemma Bovery de Posy Simmonds, Florence Godeau analyse les choix esthétiques qui viennent dessiner une forme de « félicité rustique » : l’agencement subtil des clichés chez Flaubert, comme le traitement du rapport texte/image dans Gemma Bovery, mettent en relief l’imagerie factice d’un bonheur qui fait écran au réel, tout en façonnant les désirs des personnages. C’est l’idée très genrée d’un « bonheur » au féminin, nécessairement corrélé à un idéal amoureux, qui se trouve ici mise en question.
Partant de la conception deleuzienne des clichés comme « images flottantes et anonymes », Léo Pinguet propose une relecture de Morning in America (1984), spot télévisé pour la réélection de Ronald Reagan, et montre comment ces clichés hantent littéralement, encore aujourd’hui, le rêve de bonheur néo-libéral. Dans l’Amérique des années 1980, RoboCop (Paul Verhoeven, 1987) et Blue Velvet (David Lynch, 1986) retravaillent ces images et permettent non tant de les dénoncer que de les donner à « sentir autrement ». Flottantes, mais aussi étranges, elles entremêlent mémoire et fantasme, passé et avenir.
C’est aussi un bonheur particulièrement équivoque, inquiet et comme mis sous surveillance, qu’analyse Pascale Borrel à propos de deux vidéos de David Claerbout, Sections of a Happy Moment (2007) et The Algiers’ Sections of a Happy Moment (2008). Réalisées à partir de milliers d’images minutieusement agencées, ces vidéos montrent, l’une une famille asiatique jouant au ballon au pied de barres d’immeubles, l’autre un groupe d’hommes entouré de mouettes sur un toit-terrasse de la Casbah d’Alger. Prises en boucle dans un long défilement sur fond de musique lancinante, ces images composites, entre mouvement et immobilité, croisent l’esthétique des albums de familles aux dispositifs de surveillance.
C’est enfin la systématicité des représentations occidentalo-centrées du bonheur qui est interrogée dans l’article de Gaëlle Guillet Sariols, autant que la possibilité d’une image « autre ». Explorant la série de textes et de photographies que le journal Libération consacre au bonheur en août 1993, l’autrice analyse l’effet disruptif produit par une image de Graciela Iturbide : alors que la plupart des clichés rejouent les scènes estivales de vacances, d’amour ou de famille, la photographie montre une fillette mexicaine riant aux côtés d’une dépouille animale, dans une joie qui mêle positivement la fête à la mort. Déstabilisante, cette photographie, parfaitement composée, prend à rebours l’imaginaire occidental.
Nous remercions très chaleureusement les autrices et auteurs pour leurs contributions originales et variées, les expert.es pour leurs retours détaillés et toujours constructifs, le comité de rédaction et l’équipe de Déméter, mais aussi toutes celles et ceux qui, par leurs relectures et conseils, ont accompagné la réalisation de ce numéro. Merci aussi à l’Institut pour la photographie de Lille qui accompagne ce projet, première étape d’une réflexion collective sur les images du bonheur.