Chantal Akerman, Travelling

Bozar, Bruxelles, mars-juillet 2024

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En lien étroit avec la rétrospective de ses films à la CINEMATEK (Cinémathèque royale de Belgique), l’exposition Chantal Akerman. Travelling au Bozar de Bruxelles du 15 mars au 21 juillet 2024 a été l’occasion de reparcourir la trajectoire cinématographique et artistique de la cinéaste belge. De 1967 à 2015, ses travaux témoignent d’une approche sensible et personnelle du matériau filmique. De l’expérimentation fictionnelle intime de Saute ma ville (1968) à la recherche documentaire autobiographique de No Home Movie (2015), Chantal Akerman a exploré un champ particulièrement large des possibles du cinéma. Cette exposition, qui a été ensuite présentée au Jeu de Paume1 à Paris, permet de mettre en lumière la richesse et la singularité de son parcours artistique.

Dans la première salle, quatre projections murales nous donnent à voir les premiers travaux de Chantal Akerman. Ces films 8mm de 1967, réalisés en vues d’une admission à l’école bruxelloise de l’INSAS et ressurgi du fonds d’archives de la Cinémathèque royale de Belgique en 2022, sont présentés dans une des plus petites salles de l’exposition. Basse de plafond et entre deux petits escaliers, elle forme un vestibule intimiste, préambule à l’œuvre d’une cinéaste partie depuis bientôt dix ans, mais plus que jamais contemporaine. Dans ces premières images, les prises de vues en caméra épaule s’enchaînent, les plans sont brefs et sans cesse mouvants, les angles souvent tronqués. Elle filme sa mère, sa sœur, elle-même et des amies, dans une fiction aux atours documentaires, qui révèle, comme le décrit Luana Thomas, une « fascination innée de la cinéaste pour l’ordinaire et l’espace domestique2 ». La spontanéité énergique qui se dégage de ces films est manifeste et apparaît avec encore plus de force dans la projection suivante, Saute ma ville (1968).

Figure 1

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Les quatre premiers courts-métrages de Chantal Akerman.
© Guillaume Colpaert

Nous retrouvons, dans ce court-métrage autofinancé juste après son départ de l’INSAS, cette caméra portée et très mobile, qui signale et affirme la présence de l’opérateur. Le personnage que joue Chantal Akerman fonce dans un méandre d’ascenseurs et d’escaliers qui montent, descendent, puis remontent dans une logique sibylline. Lorsqu’elle arrive dans sa cuisine, ce n’est pas seule qu’elle nous apparaît, mais toujours accompagnée de la présence somatique du dispositif filmique avec lequel la réalisatrice n’aura de cesse de jouer et d’interagir durant sa carrière. La caméra se perd plus tard dans le noir de ses cheveux ou celui de son manteau, qui contraste avec la blancheur froide de la cuisine, dont la vaisselle se retrouve sens dessus dessous. Dans cet apparat du quotidien se forme un chaos libre et délibéré. Le caractère autobiographique de ce film donne le ton mais peut-être aussi les clefs d’une exposition qui interroge le caractère réflexif du travail de la cinéaste.

Figure 2

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Saute ma ville (1968).
© Chantal Akerman

Le cheminement chronologique continu et générique, qui met en perspective les citations de Chantal Akerman et les éléments biographiques avec ses films, offre ici un intérêt particulier. Plutôt que d’y voir une progression linéaire et narrative, nourrissant une expérience téléologique de l’exposition au regard d’œuvres chronologiquement distinctes, le spectateur peut se donner le loisir de reconstituer et de rassembler les rhizomes que forment les travaux de l’artiste. L’empiétement sonore, à priori involontaire, de l’installation In the Mirror (2007) sur les images de Saute ma ville illustre cela. Les films que le visiteur découvre viennent parfois se superposer les uns aux autres au fil du parcours, donnant ainsi à appréhender et à identifier des liens et des ruptures entre les œuvres. Avec In the Mirror justement, un personnage féminin (interprété par Claire Wauthion) détaille et critique son corps dans le miroir avec une minutie égale au désordre explosif des images précédentes en un plan séquence de plus de quatre minutes extrait de L’Enfant aimé (1971). La caméra est ici résolument fixe, à l’inverse des films précédents, mais sa présence n’en demeure pas moins forte, loin s’en faut. Celle-ci est mise en perspective avec le miroir à travers lequel nous, spectateurs, regardons l’actrice, qui elle-même y scrute le reflet de son corps presque nu. De fait, les dispositifs filmiques que met en place Chantal Akerman tout au long de sa carrière pourraient s’envisager comme un miroir, objet/concept autobiographique par excellence, qui offre la possibilité à la cinéaste de retourner son regard sur, et parfois contre, elle-même.

Figure 3

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In the Mirror (2007) Chantal Akerman et Claire Atherton
© Guillaume Colpaert

Avec Hôtel Monterey (1972) et Hanging Out Yonkers (1973, inachevé), Chantal Akerman filme une jeunesse New Yorkaise défavorisée et luttant contre la drogue. Très éloigné d’une forme de misérabilisme, la parole leur est donnée dans de longs plans fixes et larges dans lesquelles ces jeunes n’apparaissent jamais isolés. Sur le mur, il nous est donné de voir quelques archives non-films (terme désignant toute archive cinématographique à l’exception du film proprement dit) qui accompagnent ces travaux. Photographies de casting et de repérages, pages de scénario, ces documents forment le liant formel, mais aussi intime avec la cinéaste à travers ses notes manuscrites notamment. L’installation suivante, La Chambre (2002) conçut à partir d’un extrait du film du même nom (1972), consiste en un panoramique latéral d’une dizaine de minutes. Dans cet autoportrait, qui entremêle mouvement et fixité, la caméra balaye silencieusement l’espace de cette chambre dans laquelle nous apercevons Chantal Akerman qui se tortille dans son lit, se recouche, regarde en direction de l’objectif. L’intermittence de ces apparitions créée un effet d’attente, voire de suspense, au cœur de ce mouvement circulaire, dont chaque révolution nourrie le jeu de la fiction. La forme filmique de ce long plan mobile nous amène à interroger les possibles du cinéma en termes de temps et d’espace, à rendre visible ce qui fait évènement dans son acception la plus minimale.

Dans la pièce suivante, avec l’installation D’Est, au bord de la fiction (1995), 24 télévisions cathodiques alignées en huit triptyques nous font face. Les écrans diffusent presque tous, en boucles de quatre minutes, des travellings partant de la droite (l’est) vers la gauche (l’ouest). Tournées en Pologne, Russie et en ex-Allemagne de l’Est, les images glissant au cœur de cette installation invitent, comme le décrivent Kathy Halbreich et Bruce Jenkins : « à une sorte de voyage déconstructiviste dans le processus de production, en remontant du long métrage aux plans individuels qui le constituent et, enfin, au langage lui-même3 ». Le travail de recherche concernant le dispositif et la forme filmique nous apparaît bien ici comme un enjeu majeur des œuvres, films et installations, de Chantal Akerman. Le langage, dont il est question ici, est celui de l’artiste elle-même, qui, à travers un unique et dernier téléviseur, récite deux textes. En lisant pour le spectateur un texte sur son film et en le mêlant à un passage de la bible en hébreu, elle prolonge son geste qui consiste à entrelacer le particulier et le général, la fiction autobiographique et le documentaire social.

Figure 4

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D’Est, au bord de la fiction (1995) Chantal Akerman et Claire Atherton
© Julie Pollet

Lorsque l’on prend du temps devant tous les écrans et projections qui composent l’exposition Chantal Akerman. Travelling, le cheminement à travers ces salles du Bozar de Bruxelles est nécessairement long. Surtout si, comme moi, vous ne connaissez que trop peu l’œuvre de la cinéaste, car l’intérêt et la curiosité vont crescendo, se nourrissant de ce croisement constant entre cinéma, installations muséales et archives non-film. Pour News from Home (1975), par exemple, des assemblages verticaux de copies positives du film répondent à la verticalité des immeubles des photographies de repérages, les photogrammes des bandes de pellicule évoquant les fenêtres des bâtiments. Je pense également aux photographies préparatoires de Rue Mallet-Stevens (1986) venant, avant le film, adapter et reformuler le travail de l’architecte. L’importance du caractère archivistique de l’exposition est rendue plus prégnante encore dans une des pièces principales de l’exposition. Au centre de celle-ci, sont mis à dispositions plusieurs dossiers contenant des reproductions des documents de productions de nombreux films de Chantal Akerman. Extraites des réserves de la Cinémathèque royale de Belgique, ces archives offrent au visiteur la possibilité de prospecter et d’approfondir à loisir, tout en mettant en lumière l’importance de la recherche et la dimension exploratoire du travail de la cinéaste, tant pour ses films documentaires que pour ces films dits de fiction. Ces deux axes n’ayant de cesse de se croiser et de s’interpénétrer au sein de son cinéma.

Figure 5

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© Julie Pollet

Son processus de recherche et de réflexion apparaît tangible autant que sensible et c’est donc naturellement le caractère personnel et réflexif des œuvres qui ressort de cette expérience. Mais cette qualité entraîne malgré tout une critique importante. Nous ne pouvons ainsi que regretter la trop faible place accordée aux différents collaborateurs de Chantal Akerman. La dimension collective du cinéma tend à s’effacer au profit du portrait idéalisé de la cinéaste. L’ajout de témoignage et de commentaire des proches, techniciens et artistes qui ont côtoyé Chantal Akerman aurait sans doute permis de mettre en lumière et en perspective d’autres aspects de sa vie professionnelle. Les panneaux qui remontent chronologiquement le fil de sa vie, et que nous suivons durant l’exposition, permettent malgré tout d’appréhender certaines rencontres et événements décisifs et de les confronter directement aux œuvres elles-mêmes. Deux années accusent significativement une absence de production artistique, l’année 1994, avec la mort de son père, et 2014, avec celle de sa mère, dont la relation filiale puissante autant que complexe a souvent été mise à l’épreuve des films de Chantal Akerman. Cette relation, que nous sentons poindre en filigrane des œuvres et des documents présentées, aurait peut-être nécessité d’être examinée avec d’autant plus d’égards que celle-ci nous apparaît constituer l’une des clefs permettant de lire et comprendre ses films. En retraçant un parcours artistique aussi riche, l’exposition Chantal Akerman. Travelling est nécessairement comme lui, abondant et dense. Bien que le prix soit malheureusement toujours trop élevé pour attirer un public large, voire néophyte (16 euros), cette plongée dans l’œuvre de la cinéaste belge est une expérience enthousiasmante qui conjugue les potentialités du cinéma.

Notes

1 Du 28 sept. 2024 au 19 jan. 2025. Return to text

2 Cette citation est extraite d’une conférence donnée à Nice par Luana Thomas le 25 octobre 2023, « News from home movies: Chantal Akerman, images et paroles de l’intime », dans le cadre du colloque REC.forward / Réemplois contemporains du film amateur #2, « De la mémoire individuelle à la mémoire collective ». Return to text

3 Halbreich Kathy et Jenkins Bruce, « Introduction », Chantal Akerman : D’Est, au bord de la fiction, Paris et Minneapolis, Éditions du Jeu de Paume/Réunion des musées nationaux et Walker Art Center, 1995, p. 9 Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Guillaume COLPAERT, « Chantal Akerman, Travelling », Déméter [Online], 12 | Été | 2024, Online since 04 février 2025, connection on 18 mars 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2014

Author

Guillaume COLPAERT

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CC-BY-NC