En juin 2023, à l’occasion des quarante ans du Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille métropole, le musée a entrepris, sous l’impulsion de l’ex-directeur Sébastien Delot, une importante réforme de sa collection permanente. Les différents fonds d’œuvres contemporaines, brutes et modernes, qui étaient jusqu’alors exposés dans des espaces dédiés ne se côtoyaient qu’à l’occasion d’expositions temporaires, comme ce fut le cas en octobre 2022 avec l’exposition « Chercher l’or du temps », durant laquelle on pouvait apprécier des pièces surréalistes modernes de Max Ernst aux côtés de dessins d’art brut comme ceux de Friedrich Schröder-Sonnenstern. Or, et pour la première fois depuis sa création, le LaM a proposé, entre mai 2023 et septembre 2024, un nouvel accrochage permanent qui faisait abstraction des catégorisations habituelles pour que toutes ces œuvres partagent des espaces communs. Il était dès lors possible de comparer dans la même pièce un portrait sur toile de Fernand Léger, sur feuille d’Aloïse Corbaz ou par collage avec François Dufrêne.
Figure 1
Vue de la présentation transversale de la collection permanente du LaM avec Fernand Léger, Femme au bouquet, 1924. Peinture ; 65 x 50 cm. Donation Geneviève et Jean Masurel en 1979. © ADAGP, Paris, 2023, et Aloïse Corbaz, César, 1948. Dessin ; 72,5 x 51 cm. Donation L’Aracine en 1999.
Photo : Frédéric Iovino
« C’était un tour de force de constituer ces salles », Xavier Ballieu, guide conférencier
Si cette cohabitation ne semble pas problématique de prime abord, elle n’a, en fait, rien d’évident. Or précisément : « ce qui relève de l’évidence aujourd’hui est le fruit de nos efforts de longue date », nous explique Jeanne-Bathilde Lacourt, conservatrice au LaM en charge de la collection d’art moderne. C’est un travail de longue haleine qui s’ancre dans une volonté de prise en considération et de visibilisation des différentes collections du musée. En effet, exposer des œuvres aux propriétés si distinctes n’est pas aussi aisé que d’organiser des salles sur le paysage ou sur l’impressionnisme : cela implique de penser une muséographie pointue pour qu’un ensemble parvienne à dire quelque chose. Et à cet égard, la salle n°3 a su rivaliser d’ingéniosité. On trouvait dans cette salle en L, partant de la gauche jusqu’au centre de la pièce, principalement des tableaux cubistes de Braque et Picasso et, partant du côté qui lui fait face pour rejoindre également le centre, de grandes compositions brutes de Victor Simon ou de Lesage issues d’expériences spirites. Dans cet espace, une rencontre s’opère : les caractéristiques des tableaux exposés, d’abord très distinctes, tendent à se rejoindre à mesure qu’on progresse. On y perçoit une double progression, partant de points de départ différents pour se rejoindre finalement à une frontière ; un endroit où on pourrait presque confondre les deux types d’œuvres, malgré leur appartenance à une catégorie distincte. Une progression intentionnelle, d’abord, puisque les cubistes comme les spirites cherchent à éprouver la représentation du réel tel que perçu ordinairement. On peut en effet trouver chez les artistes bruts, comme chez les modernes, une même ambition de proposer un au-delà de la réalité immédiate et c’est cette proximité qui invite à comparer ces deux types de proposition à un même projet. Mais on trouve également dans cette salle, de manière plus surprenante encore, une progression plastique convergente, puisque les paysages doucement colorés de Braque qui se distinguent fortement des chatoyantes scènes hallucinées de Simon se rejoignent ensuite au niveau des Lesage et Picasso, où la figuration devient plus cryptique, voire nulle, et où une même palette semble s’être confondue pour arborer ces tonalités ocres et rouges sur les toiles de l’un comme de l’autre. Dans cet espace de partage, ce rapprochement crée un lien, impossible du point de vue de l’histoire de l’art, mais qui pourtant interroge sur la nature même de ce qui distingue ces différentes catégories.
« Chaque œuvre est un îlot qui requiert sa contextualisation », Xavier Ballieu, guide conférencier.
Cet étonnement n’a d’ailleurs pas manqué de s’emparer du public, comme nous le rapporte Xavier Ballieu, guide conférencier au LaM depuis décembre 2000, qui, lorsqu’il se promenait dans les allées, se voyait souvent arrêté par les visiteurs qui lui demandaient : « est-ce que c’est de l’art brut ? Et cette sculpture ? Et ce tableau ? » Et à juste titre, la proximité plastique pouvant exister entre les œuvres modernes et brutes peut être déroutante quand on considère que les critères de distinctions sont extravisuels – en l’occurrence, ils sont socioculturels et nécessitent de convoquer une certaine histoire de l’art. Ce qui n’a pas empêché ce même public d’apprécier les déambulations dans ce nouveau décor et plus particulièrement la manière dont les œuvres se répondaient entre elles : le face‑à-face du Nu assis à la chemise de Modigliani et des figures féminines érotiques de Corbaz était à ce titre fort efficace. Habituellement, lors des visites, les guides s’arrangent pour évoluer au gré des envies du public, selon les œuvres qui éveillent leur intérêt, et Xavier Ballieu nous confiait que ce nouvel accrochage invitait à délaisser une approche trop historiciste pour se concentrer moins sur les mouvements que sur les œuvres elles-mêmes. Or, et c’est peut-être la majeure critique qu’on pourrait formuler à l’endroit de ce nouvel accrochage, si certaines salles étaient très réussies visuellement, à l’image de la salle n°5 et son identité très marquée qui mêlait Fernand Léger au Cheval Majeur de Raymond Duchamp-Villon et à l’Impala Sport Sedan de Peter Stämpfli, on tombait dans un échantillonnage qui ne permettait pas toujours de s’investir pleinement dans l’œuvre générale d’un artiste. Il se pourrait qu’à cet égard, une direction différente soit prise à la rentrée 2026, car cette disposition n’était « qu’un galop d’essai », d’après les mots de Jeanne-Bathilde Lacourt, qui voit dans cette première tentative une perspective enthousiasmante pour continuer à expérimenter et à « améliorer la formule ».
Figure 2
Le Cheval majeur, Raymond Duchamp-Villon (Pierre Maurice Raymond Duchamp, dit), 1914 / 1966, Sculpture, Dépôt Centre national des arts plastiques, 150 x 160 x 100 cm, Domaine public
Impala Sport Sedan, Peter Stämpfli, 1968, Peinture, 214 x 185 cm, Achat en 1982 © Adagp, Paris
« On espère un “retour de l’œil à l’état sauvage” », Jeanne-Bathilde Lacourt, conservatrice en charge des collections d’art moderne et coordinatrice sur le projet d’accrochage transversal
Avant le décloisonnement, il était facile de se forger une idée trop vite arrêtée concernant le contemporain, le moderne et le brut. En témoigne l’histoire du musée qui accepta, en 1999, la donation des 3 500 pièces d’art brut offertes par l’association L’Aracine et développa une extension à cette occasion pour accueillir ce nouveau fonds car il paraissait alors nécessaire de ne pas mélanger les collections. En effet, il est commode de penser que ces catégories sont raisonnablement fondées et qu’il est pertinent de les séparer. Or si toutes ces pièces se distinguent effectivement sous bien des aspects – sur la technique, l’intention, la participation à l’histoire de l’art – la nouvelle forme qu’a pris la collection permanente ces derniers mois tendait à montrer que ces catégories ont beaucoup plus de choses à se dire qu’on ne voudrait bien l’admettre ordinairement. Cette présentation mixte invitait l’amateur d’art moderne, qui ne voit dans l’art brut que des gribouillages informels, à reconsidérer la minutie et la richesse d’éléments qui font des toiles de Lesage de véritables labyrinthes visuels à explorer ; tout comme elle pouvait amener l’inconditionnel de l’art brut, qui ne voit dans l’art moderne que le produit de « singes-copistes » (pour reprendre les mots de Dubuffet), à y déceler l’expression d’une intériorité propre à l’artiste à laquelle on peut, à bon droit, être sensible – le besoin viscéral de créer chez Eugène Leroy peut ici servir le propos. « L’idée était de montrer que des compositions brutes étaient autant capables de tenir le mur qu’un Modigliani – et inversement », comme nous le soutenait Jeanne-Bathilde Lacourt en entretien. Mais à présent que l’anniversaire est passé, qu’en est-il du devenir du projet ? Le LaM va-t-il repartir sur un mode d’exposition plus classique ?
Figure 3
Au premier plan :
Masque Nimba, Anonyme (Peuple Baga, côte de la Guinée), s.d., Sculpture, 126 x 34 x 67 cm, Donation de Geneviève et Jean Masurel en 1979 © droits réservés
À l’arrière-plan à droite :
Totem à visage scarifié, Theo Wiesen (Theodor Wiesen, dit), 1972 – 1977, Sculpture, 300 x 46 x 24 cm, Donation de L’Aracine en 1999 © droits réservés
À l’arrière-plan au milieu :
Manège aux oiseaux, Jean Grard, 1995 – 2004, Sculpture, hauteur: 250 cm diamètre: 150 cm, Don en 2010 © droits réservés
Les toiles au fond :
Sans titre, Jean-Pierre Bertrand, 1986, Attribution Centre national des arts plastiques, Dessin Triptyque Technique mixte sous plexiglass, 245 x 494 x 2,5 cm © Adagp, Paris
« On aurait l’impression d’un retour en arrière… », Anne-Gaëlle Le Flohic, responsable de la médiation et de l’enseignement supérieur.
Dans la mesure où toutes les œuvres ont été décrochées le temps des travaux, il sera nécessaire de les redisposer à la rentrée 2026. Cette opportunité sera saisie par l’équipe du LaM pour proposer du neuf, puisqu’elle travaille actuellement à un accrochage inédit pour la réouverture. Il n’y a rien d’arrêté pour le moment, mais il est très probable que le musée n’abandonnera pas la transversalité des collections et cherchera encore à constituer des salles toujours plus rythmées et propices à l’étonnement. Si la décision reste en pourparlers, l’annonce d’un accrochage original demeure une bonne raison d’attendre avec enthousiasme la réouverture prévue début 2026.