C’est avec l’exposition intitulée « Anselm Kiefer. La photographie au commencement » que le LaM – Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, clôt une programmation célébrant son quarantième anniversaire. Anselm Kiefer, artiste allemand majeur de la scène mondiale, déploie depuis cinq décennies une pratique protéiforme et c’est à celle de la photographie que cette exposition s’attache à travers la présentation de plus de cent trente œuvres réparties en huit sections. Réalisée avec la collaboration de l’artiste lui-même, de son atelier et de la galerie Gagosian, Grégoire Prangé et Jean de Loisy en sont les commissaires.
Le paysage plastique de cette exposition fait face au visiteur dès le hall du musée avec une immense photographie panoramique présentant, en lettres noires, le titre et les dates de l’événement surimprimés sur un paysage désertique noir et blanc. À l’horizon surélevé et rythmé par deux traînées laissées par des véhicules dans le sable, une ombre à droite, celle de l’artiste, nous suggère que celui-ci porte à son regard un appareil photographique.
La mise en abîme est donc lancée et le chemin tracé vers la première salle du parcours qui nous plonge dans ce « Nigredo », titre de cette section, désignant ce processus alchimique de purification par la noirceur et l’obscurité. Dans un espace aux murs blancs, une œuvre tentaculaire nous happe et nous immerge avec elle1 symbolisant toute impossibilité d’échappatoire. Né en mars 1945 d’un père officier de la Wehrmacht, élevé par sa grand-mère jusqu’à l’âge de 6 ans, le jeune Anselm vit dans l’ombre silencieuse et planante du nazisme, de la culpabilité allemande, des traumatismes de la guerre. Dès la fin des années 1960 et après ses études à l’Académie des beaux-arts de Karlsruhe, il va faire face à cette Histoire, à son histoire avec engagement et notamment grâce au médium photographique.
Cette exposition, comme l’écrit Jean de Loisy dans le dossier de presse, est construite grâce à un double point de vue permettant au visiteur de saisir la place de plus en plus importante de la photographie comme médium permettant ainsi d’éclairer le cheminement de la pensée artistique de Kiefer.
Sous le titre de « Unfruchtbare Landschaften (Paysages arides) », la scénographie de l’exposition devient plus resserrée grâce à cette deuxième section aux murs gris, au plafond abaissé et à l’espace plus confiné. Plusieurs œuvres délicates et fragiles sont présentées sous vitrines ainsi que des livres fabriqués par l’artiste lui-même. Nous constatons que Kiefer réalise en parallèle de ses études à Karlsruhe, grâce à des matériaux divers, des ouvrages uniques dans lesquels il met en mots, en images et en page sa biographie. Nous comprenons dans cette pièce l’invention de son futur langage plastique mêlant photographie, objet et geste graphique dans une même composition. Kiefer traduit cette impossibilité d’être innocent face au passé, quitte à coller à même le support du livre un ciseau chirurgical en guise d’unique remède que doit constituer l’art face à l’horreur et la destruction.
La troisième section du parcours proposé est consacrée à la place de la littérature. Anselm Kiefer, écrivain également, s’est constitué dès son plus jeune âge un panthéon littéraire personnel. Intitulé « L’écorce du monde », l’espace d’exposition est immense et les murs sont recouverts de grandes photographies. Le visiteur, levant les yeux, est entouré d’un environnement magistral dans lequel il doit se frayer un chemin physique entre de très grandes tables présentant des ouvrages manipulables.
L’accrochage rigoureux et condensé de ces compositions plante le paysage iconographique et le vocabulaire plastique de Kiefer. Nous pouvons y décerner les thématiques récurrentes de l’artiste ainsi que les motifs essentiels à sa pensée. Des couples sémantiques nous viennent en tête (Intimité/Monumentalité - Matière/Sensualité - Dureté/Finesse). Cette salle nous ouvre au monde de Kiefer, nous donne les clés pour pouvoir l’appréhender dans les salles suivantes. Un détour est d’ailleurs proposé au visiteur vers un couloir déclinant sa biographie à travers textes et images.
Les ouvrages, présents ou non sous vitrine, sont des créations de Kiefer. Ils sont des recueils‑grimoires consacrés aux écrivains qui le guident et à partir desquels il a réalisé ces livres‑objets. De grandes dimensions, ces éditions intimes aux pages rigides nous invitent à les manipuler. Nous y constatons l’union, la fusion entre le mot et l’image. C’est au visiteur de découvrir ce qu’il veut et de s’arrêter ou non sur les écrits de Robert Fludd, Michelet, Bataille, Céline, Jabès et, bien entendu, Paul Celan qui, par ses vers, nous accompagne déjà vers la quatrième partie de l’exposition.
[…]
Le lit de neige dessous l’un et l’autre, le lit.
Cristal après cristal,
au temps profond réticulé, nous versons,
nous versons et gisons et versons.
Et versons :
Nous fûmes. Nous sommes.
Nous sommes, chair et la nuit, d’un tenant.
Dans les traverses, les traverses2.
Suivant la progression de l’exposition, nous pénétrons dans la salle suivante dans laquelle la lumière se fait tamisée, faible avec au centre une vitrine verticale éclairée. Tout autour se trouvent de petites scènes au décor théâtral habitées par des figures noires et blanches d’enfants. Dans cette salle extrêmement attrayante visuellement, nous avons envie de toucher, de jouer avec ces figurines faites de carton, mais l’atmosphère nous entourant se fait silencieuse et particulièrement propice au surgissement du souvenir. Ces « théâtres d’ombres3 » sont la manifestation d’une image immatérielle symbolique visant la fragilité de la vie. L’ombre qui se cache derrière ces visages d’enfants issus des archives personnelles de l’artiste, c’est aussi celle qui hante l’Histoire : celle de la Shoah. Figées dans la neige, ces figures d’enfants perdus au milieu de ces forêts lugubres nous renvoient à notre mémoire et nos peurs, au tragique et à la mort.
Kiefer travaille avec ses et nos émotions. Son œuvre touche à la sensation, à l’émotion, à l’affectif. Sa pratique artistique tient d’une alchimie, d’une certaine magie dans laquelle, pour citer Christian Boltanski, l’œuvre tient lieu de passage entre « ce qui est » et ce « qui n’est plus4 ». Parabole là aussi de sa propre existence, mais aussi de cette part de tragique que chaque enfant porte en soi, cette installation devient un lieu intime propice à l’introspection et au recueillement.
Ce parcours physique, historique, émotionnel et mental trouve un point d’orgue avec la monstration du tableau nommé Lilith. Œuvre impressionnante par sa présence physique et matérielle, elle porte le nom de cette figure légendaire dans le Talmud, qui, par sa beauté dévastatrice, semble, dans cette œuvre, planer tel un ange noir au-dessus d’une cité en ruine.
Anselm Kiefer, Liliths Töchter, Les Filles de Lilith, 2010. Branches, sable, tissu sur tirages photographiques argentiques sous verre dans un cadre en acier ; 127 × 268 cm.
Doit-on détruire pour mieux reconstruire ? La catastrophe n’est-elle pas nécessaire et inéluctable pour la renaissance de la civilisation ? Les commissaires nous portent vers ces questions. Le LaM a dédié une grande partie de ses collections et de ses activités à l’Art brut. Faite de laque, de peinture, de fusain, de cendre, de sable, d’argile, de cheveux, de plomb, de pavots, Lilith engage le corps et le déplacement du visiteur. La question du rapport à l’œuvre se pose. On se surprend à se rapprocher, s’éloigner, regarder l’œuvre de côté et y déceler cette myriade de fissures, de strates, de couches, sillons et ravines qui en composent la surface.
À nous de fouiller dans l’œuvre pour y trouver son sens. Dans un très court texte, Walter Benjamin écrit sur cette relation au passé et au souvenir : « […] la mémoire […] c’est le médium du vécu comme le royaume de la terre est le médium où sont ensevelies les anciennes villes. Qui tente de s’approcher de son propre passé enseveli doit faire comme un homme qui fouille5 ». Chercher dans son passé, en soi, revient à traverser des étapes de nos souvenirs, des dépôts de notre mémoire. L’histoire personnelle de Kiefer, sa propre mythologie devient une donnée sensible, une substance émotionnelle qui prend chaire dans l’œuvre d’art.
Si « la réalisation d’un tableau est un va-et-vient constant entre le rien et le quelque chose6 », la sixième salle nommée « Merkaba » nous emporte vers un cheminement mental et spirituel. De la catastrophe terrestre à la plénitude divine et mystique, un véhicule est nécessaire pour s’y élever. Dans plusieurs peintures exposées dans cette salle, Kiefer représente ainsi des escaliers sans fin et déséquilibrés. Il intègre à l’œuvre intitulée Am Anfang (Au commencement), une échelle de corde plaçant, en conséquence, l’art comme échappatoire. La salle est coupée en deux par la présence d’une bicyclette à trois places calcinée. Objet pour se déplacer, pour partir mais aussi pour se sauver. Comment ne pas faire le lien avec les vélos retrouvés calcinés dans les ruines fumantes d’Oradour-sur-Glane ?
L’avant-dernière salle du parcours expose de grands dessins réalisés à la mine de plomb de près d’un mètre de hauteur. Ceux-ci font entrer le promeneur au cœur même de l’œuvre, c’est-à-dire dans le lieu où l’artiste est en action : l’atelier. Empruntant ce terme énigmatique d’« Athanor », c’est-à-dire ce four dans lequel l’alchimiste dépose la matière de la pierre philosophale, cette section apporte au visiteur des éléments concrets mais aussi symboliques sur l’environnement pratique, plastique et spirituel que Kiefer a créé autour de lui, que ce soit à l’Académie, dans sa maison de jeunesse, sa briqueterie ou son espace de Barjac. De manière très subtile, l’exposition, en ces derniers mètres, produit ce cheminement mental chez le visiteur l’amenant vers des réflexions touchant aux origines. Le choix de ces ultimes œuvres, et surtout de la dernière, nous amène à nous interroger sur la naissance, que ce soit celle de l’œuvre, celle de l’homme ou celle de l’artiste.
Il est chez Anselm Kiefer ce souvenir vivace du Rhin qui coulait en face de la maison de famille. Pour clore ce parcours dans l’œuvre et la présence en celle-ci de la photographie, les commissaires ont fait ce choix particulier et étonnant d’exposer une immense œuvre plaquée sur un mur disposé de biais avec, pour le visiteur, peu de place pour prendre du recul. Comme acculé, immergé là encore dans la composition, le regardeur se trouve devant cette photographie noir et blanc d’un homme seul de dos, face au fleuve, marouflée sur une plaque de plomb oxydée. Œuvre-clin d’œil à son compatriote Caspar David Friedrich et son célébrissime tableau Le Voyageur contemplant une mer de nuages7, Kiefer nous fait admirer ce Rhin qui, enfant, était pour lui la frontière à traverser pour un au-delà.
Cette exposition démontre la porosité créative et métaphorique des techniques et matériaux plastiques. La photographie sert de support, d’image, de symbole, de prétexte et s’en trouve recouverte, griffée, déchirée mais aussi sublimée par le geste de l’artiste. L’art comme catharsis où comment transformer l’horreur en beau, Kiefer l’exprime en ces termes : « Car enfin, l’artiste produit du sens dans un océan d’absurde. Il le fait en métamorphosant les choses laides, les plus insignifiantes, en splendeurs8 ».
Ce Rhin allégorique produit cette dissolution de la frontière entre les arts plastiques, la littérature, le théâtre dans lequel tout se mêle et coule avec équilibre et harmonie. L’œuvre d’Anselm Kiefer, cette exposition le démontre avec brio, se tient dans un dialogue constant entre l’art, la vie et sa responsabilité d’artiste face à l’Histoire.
Il faut noter les prolongements proposés par cette exposition et notamment la réédition de l’ouvrage de Daniel Arasse consacré à Kiefer9 ainsi que le sublime documentaire orchestré par Wim Wenders et présenté au dernier Festival de Cannes intitulé : Anselm (Le Bruit du temps)10.