Compte-rendu
La galerie Camoufleur réunit Clémentine Dupré et Thierry Boutemy dans une exposition où se mêlent compositions florales et sculptures de grès émaillé pour une interprétation du mythe de Perséphone.
C’est sous l’égide d’une grande composition en bouleau aux allures de totem que s’ouvre l’exposition Grain de grenade (fig. 1). Horizon et abîme de Perséphone qui se laisse piéger aux Enfers, la baie prolifère comme pour rappeler que le malheur de Déméter et sa fille ne tient qu’à l’ingestion d’une moitié de grenade. Le fruit défendu entre en résonance avec le caractère arboriforme de l’imposante sculpture qui trône en reine des Enfers dès le début de l’exposition. Ancrée dans son terreau contenu dans une structure-jardinière, l’Amazone (fig. 2) jaillit et (re)fait surface comme Perséphone au fil des saisons. Elle n’est pas sans rappeler l’arbre du jardin d’Eden, autour duquel s’enroule le serpent, symbole de la tentation qui, tout comme Hadès, vient tromper et déshonorer une jeune vierge.
En face, des formes symboliques sont accrochées au mur (fig. 3) comme les lettres d’un mystérieux alphabet dont la vocation serait d’être combinées pour faire émerger un sens secret. On retrouve plusieurs occurrences de ces motifs dans ce parcours allégorique où nous suivons l’errance de Déméter divagant désespérément à la surface de la Terre après l’enlèvement de sa fille, laissant mourir les végétaux dont elle a la charge. Si la première structure témoigne de cette désolation avec son substrat nu, ses bulbes de narcisse (qui causèrent la chute originelle de Corê aux Enfers) gisant au sol et ses végétaux à la sécheresse hivernale, son homologue (fig. 4) témoigne de la joie que provoque le retour de Perséphone et avec elle la venue du printemps. Les narcisses, plantés clos le jour du vernissage, se dressent fièrement (fig. 5) dans ce deuxième espace aux côtés de feuillages et de lierres qui débordent du cadre et continueront de croître jusqu’au décrochage le 9 mars.
Ainsi, c’est bien la flânerie endeuillée de Déméter dont nous suivons ici le trajet, ou plutôt l’absence de trajet à travers cette scénographie sinueuse qui offre moins un parcours qu’une déambulation. L’intérêt d’une telle installation est de mêler le narratif au décoratif, la langue du mythe et le motif. Les fleurs et le grès émaillé deviennent ici plus que de simples ornements secondaires destinés à l’embellissement mais relèvent d’une véritable grammaire génératrice d’une nouvelle manière de conter ce récit maintes fois interprété et réécrit à travers les arts. D’ailleurs, les fleurs de Thierry Boutemy ne sont pas qualifiées d’œuvres ou de décor, elles sont signifiées dans le livret comme des « offrandes », signes qu’elles sont bien plus des indices vers une transcendance que de simples éléments d’apparat. Loin d’être accessoires, elles symbolisent la déchéance et la renaissance du végétal au gré des catabases de Perséphone. Le terme souligne aussi le caractère votif des œuvres de l’exposition : aux fleurs s’ajoutent les autels et les prémices, ces premiers fruits de la récolte offerts aux divinités (fig. 6, fig. 7). Parmi ces objets, on croit reconnaître un gorgóneion (fig. 8) qui, ironiquement, prend ici la forme d’un miroir qui redouble la liesse de la scène printanière devant laquelle elle figure. Protégé par ces talismans, escorté par ces figures féminines de la mythologie grecque, le visiteur qui s’aventure dans Un grain de grenade pénètre dans l’ « orifice du labyrinthe » qu’évoque Weil à propos des narcisses cueillis par Perséphone :
C’est le piège où fut prise Corê. Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge ; elle était l’épouse de Dieu. La beauté du monde est l’orifice du labyrinthe. L’imprudent qui, étant entré, fait quelques pas, est après quelque temps hors d’état de retrouver l’orifice1.
Entretien avec Clémentine Dupré et Thierry Boutemy
Justine Dupuy (JD) : Pourquoi avoir choisi le mythe de Perséphone pour réunir vos pratiques ?
Clémentine Dupré (CD) : Le mythe de Perséphone convoque des thèmes que nous avions envie d’explorer, qui semblent inextricables à notre époque et qui font écho à nos pratiques artistiques et artisanales. Nous voulions également mettre en lumière le grain de grenade qui symbolise un équilibre fragile, un point de bascule autour duquel s’articulent l’Eros et le Thanatos, les cycles du vivant mais aussi la tragédie humaine. L’histoire de Perséphone est la colonne vertébrale de notre exposition, elle est le guide qui nous a permis de travailler à distance, chacun dans notre atelier respectif, d’échanger des idées, des notes sensorielles. Amis depuis quelques années, nous nous connaissons assez maintenant pour avoir une confiance aveugle l’un envers l’autre. Après des temps d’échange en présentiel, lors des vacances (Thierry vit à Bruxelles et moi en Normandie) ou par téléphone, nous avons travaillé chacun de notre côté. Nos temporalités de création sont différentes. Nous voulions créer des tableaux qui restituent les émotions que ce mythe avait révélées en nous. Après une idée certaine du placement dans l’espace des éléments, nous avons découvert quelques jours avant le début de l’exposition, le travail de chacun et la magie de la mise en dialogue a débuté.
JD : L’exposition articule plusieurs compositions que l’on pourrait qualifier de natures mortes, quel rapport entretenez-vous avec ce genre à l’origine picturale ?
CD : Nous voulions créer des tableaux qui restituent les émotions que l’histoire de Perséphone avait révélées en nous. Concernant ces compositions, je parlerais plutôt de diorama, ce dispositif de présentation par mise en situation d’un modèle, le faisant apparaître dans son environnement habituel. Il s’agit d’un mode de reconstitution d’une scène en volume. Nous souhaitions que le spectateur oublie l’espace de la galerie et se plonge dans une rêverie paysagée, que l’impact visuel et sensoriel soit assez fort pour induire le silence afin de laisser parler cette fébrilité que nous éprouvons face à ce qui nous dépasse, nous émerveille. Nous voulions créer un genre de lararium, petit sanctuaire intime, dédié à des figures tutélaires et féminines : les Gorgones, Perséphone et Déméter ou les Amazones. Représenter sans figurer peut-être pour dire que le corps s’anéantit quand l’esprit reste éternel dans les mémoires de celles qui suivent. Symboliser par le lieu comme on s’inventerait des fétiches, des figures non figurées affublées d’ornements multiples. Revenir aux rituels païens parce qu’ils ont célébré plus intensément le spectre entier de ce qui est, sans rien dévorer.
JD : Le piédestal, utilisé ici à plusieurs reprises, fait-il œuvre ou bien est-il, au sens où Derrida pourrait l’entendre, un hors-d’œuvre, c’est-à-dire un dispositif de mise en valeur, ce qu’il faut pour donner lieu à l’œuvre ? En somme, le piédestal est-il ici marginal (au sens propre, c’est-à-dire en marge de l’œuvre) ou au cœur même de l’installation ?
CD : S’interroger sur la question du socle, c’est s’interroger sur la relation de la sculpture à l’espace. Comme je l’écrivais il y a deux ans, alors que j’emménageais en Normandie et que mon petit atelier parisien fut transformé en grand espace de travail2 :
« Un piédestal fait aussi son apparition, aliénant la sculpture à sa verticalité qui préfigure déjà un désir de monumentalité. La sculpture prend alors un tout autre sens : construire engage le corps, le corps une spatialité, la spatialité le déploiement d’un art appliqué à ses propres desseins. Ils engagent une reconfiguration du champ de l’architecture vers celui de l’art, une translation de la notion d’habitat vers celle d’habiter ».
Aussi, je suis assez d’accord avec la réflexion de Brancusi sur l’idée de sculpture et de socle :
« Pour Constantin Brancusi, le souci constant était de faire émerger la sculpture en tant que telle, que chaque sculpture soit une expression d’elle-même, et de façon exclusive. C’est dans ce sens qu’il convient de voir, dans les socles de Brancusi, l’expression accomplie de l’idée qu’il a de la fidélité au matériau qu’il choisit de travailler. Socles multiples, qu’il empile, jusqu’à quatre ou cinq, constituant ainsi des édifices constamment modifiés, fréquemment massifs, construits selon des figures symétriques, de géométrie simple.3 »
JD : Les sculptures présentées ici sont organiques, voire même dynamiques, comment expliquer cette vitalité de l’inerte qui se dégage de votre travail ?
CD : Je construis plus que je ne sculpte. J’utilise principalement la terre, l’argile, matériau fondamental de cet art appliqué à l’existence. Je crée réseaux, connexions, arches, m’approprie l’unicité de l’effort de la structure, sa continuité vers une finalité qui n’est plus simplement d’ordre esthétique, mais rythmique et dynamique. Mes sculptures sont en perpétuelle reconfiguration par le simple fait que je ne m’attache pas à la définition d’un volume monolithique, mais me joue plutôt de notre perception de ce qu’est un volume remarquable. Il n’existe plus une image qui représente l’ensemble, mais une multitude de variants. Je n’ai de cesse de construire l’argile, d’explorer les possibilités du vide dans le volume, de l’architecture dans la sculpture. En avançant à ma façon, en décidant de convoquer mon corps en plus de ma main, mes formes deviennent présences… peut-être miroir en socle. Le traitement de surface du grès joue aussi un rôle important dans cette sensation de vitalité. En effet, lorsque l’émail se développe dans les variations de noir, il évoque le dynamisme du coup de crayon, du dessin en volume. Et quand la peau d’émail s’aventure vers des tonalités qui rappellent le marbre, il devient ce que Jean Cocteau conçoit comme un symbole d’éternité qui « possède une âme et que la vie qui anime ce que notre orgueil croit inanimé (parce que le rythme nous en échappe), fourmille de particules intenses dont le grouillement immobile émet les ondes charnelles ».
JD : Les compositions florales sont présentées comme des « offrandes » dans le livret, comment expliquez-vous ce choix ?
Thierry Boutemy (TB) : À l’origine, le caractère purement décoratif ou accessoire de la fleur était délaissé au profit d’un usage rituel lié à son caractère symbolique. Dans un ouvrage de l’anthropologue Jack Goody intitulé La Culture des fleurs, on apprend que les premières bouquetières, ces femmes qui vendent des fleurs dans l’espace public, apparaissent au XVIIIe siècle. Les premières boutiques, elles, ne verront le jour qu’au XIXe siècle. Ainsi, l’usage strictement commercial et décoratif des fleurs est assez récent. Nous avons voulu rétablir ici le caractère ésotérique du floral et sortir ainsi de la logique du bouquet strictement décoratif ou purement artistique.
JD : L’omniprésence des fleurs dans l’art contemporain (Marinette Cueco, Hicham Berrada, Bianca Bondi, Fatma Bucak, Chiara Camoni, Kapwani Kiwanga, Azuma Makoto...) bouleverse les frontières entre art et décoration. Est-ce aussi votre intention ?
TB : Je ne me considère pas comme un artiste, mais comme un fleuriste, un commerçant. Ma relation aux fleurs relève du sensible, elle remonte à mon enfance normande et fait écho à des émotions et des sensations très personnelles. La nature a toujours été un refuge pour moi, raison pour laquelle nous avons créé ici deux biotopes autonomes avec ses végétaux, ses odeurs et ses insectes. Au-delà du décoratif, les fleurs me semblent davantage être un rapport au temps et à la fragilité. Je voulais sortir de la logique du bouquet qui se doit d’être de plus en plus extravagant ou « instagrammable » et ainsi renouer avec la dimension purement naturelle et biologique du végétal. L’idée est de reconnecter avec la sensorialité de la fleur dans son unicité, sans forcément viser la prolifération. Même si mes compositions ne s’apparentent pas à l’ikebana, j’ai beaucoup de respect pour cet art floral japonais qui ne vise pas la surcharge mais rend honneur à une ou deux variétés de fleurs dans une composition très simple. Alors même que j’ai pour habitude de réaliser des décors de cinéma4 ou de défilés de mode, je conçois et assume ce paradoxe entre quête de simplicité et ostentation du monde du luxe et de la création artistique. Chaque composition est ici pensée avec soin et fait écho au rapport privilégié que j’entretiens avec les imaginaires des peuples du Nord, comme les Inuits de Sibérie, les Samis d’Europe du Nord, ou les Hopis d’Amérique du Nord5. D’ailleurs, les deux grands totems de l’exposition trouvent leur origine dans un film de Robin Hardy, The Wicker Man (1973), dans lequel on retrouve un gigantesque Dieu d’osier ainsi que plusieurs célébrations païennes autour des fleurs et des végétaux.