L’exposition Le cri de liberté. Chagall politique s’est tenue au musée de la Piscine de Roubaix du 7 octobre 2023 au 7 janvier 2024. Fruit d’une collaboration avec la Fundación MAPFRE de Madrid et le Musée National Marc Chagall de Nice, elle a vu le jour sous l’impulsion des commissaires Ambre Gauthier, docteure en histoire de l’art et directrice des Archives Marc et Ida Chagall à Paris, et Meret Meyer petite-fille de l’artiste, coprésidente du Comité Marc Chagall. Si ce n’est pas la première fois que le peintre est présenté au musée de la Piscine, qui lui a déjà consacré trois expositions (La Terre est si lumineuse en 2007, L’Épaisseur des rêves en 2012 et Les Sources de la musique en 2015), l’approche politique de son œuvre proposée ici est inédite.
Bien qu’il demeure l’un des peintres les plus célèbres du xxe siècle, Marc Chagall n’était, en effet, pas considéré jusqu’alors comme un artiste engagé. Comme l’explique Meret Meyer lors d’un échange avec l’AFP en date du 6 octobre 2023 : « on avait tendance à réduire [sa production] à un monde de rêves ». Il s’agissait d’une première lecture, certes pertinente (utilisation de couleurs primaires, personnages hors-sol et animaux anthropomorphes), mais non suffisante pour comprendre la portée humaniste qui émane de toutes les œuvres d’un homme qui a connu deux guerres mondiales et qui a vécu cet engagement dans sa chair. Or un important travail d’inventaire et de traduction de textes de l’artiste, dont certains très engagés, a permis de préciser le regard qu’il portait sur ses propres créations. C’est le cas du Réquisitoire pour la punition du génocide perpétré par les Allemands, écrit à la fin des années 1940, traduit du yiddish. Sur trois feuillets, Chagall exprime son horreur à la vue de deux photographies des camps de Majdanek et décrit des tableaux qu’il ne pourra jamais peindre. La mise en parallèle entre textes engagés et œuvres montre ces dernières sous un jour nouveau. Elles peuvent être réinterprétées à l’aune des pensées de l’artiste, partagées tout au long du parcours.
Pour comprendre cet engagement, il convient de s’attarder quelques instants sur la biographie du peintre. Né en 1887 à Vitebsk, en actuelle Biélorussie, Moïche Zakharovitch Chagalov grandit dans une famille juive hassidique survivante des pogroms de la fin du xixe siècle. Après une formation à la prestigieuse école d’art Zvantseva de Saint-Pétersbourg en 1909, il s’installe à Paris en 1911. Il est influencé par les mouvements picturaux de ce temps : du fauvisme, il garde les couleurs vives, du cubisme, la déconstruction des éléments. Il expose pour la première fois au Salon des indépendants en 1914. De retour à Vitebsk en 1915, il est contraint d’y rester durant la Première Guerre mondiale et épouse Bella Rosenfeld. Après la Révolution russe, il devient commissaire aux beaux-arts de Vitebsk, crée une École artistique en 1919 et part réaliser les décors pour le théâtre d’Art juif de Moscou. Il prône alors le rayonnement de la culture juive. De retour à Paris en 1923, Chagall rencontre l’éditeur Ambroise Vollard qui lui commande des eaux-fortes et gouaches des Fables de La Fontaine et de la Bible. Invité à séjourner en Palestine avec sa femme et sa fille Ida par le maire de Tel-Aviv en 1931, le peintre témoigne des tensions dans cette région, et de la montée des périls en Europe. En 1937, il figure dans l’exposition nazie Art Dégénéré de Munich, perd en 1943 sa nationalité française durement acquise, s’exile en 1941 à New York par l’entremise du journaliste Varian Fry et participe en 1942 à l’exposition Artists in exile de la ville. Après la mort de sa femme en 1944, Chagall rentre en France, s’installe à Vence, milite pour la création de l’État d’Israël, et emploie les dernières années de sa vie à œuvrer pour la paix à travers son art. Il meurt en 1985.
Le parcours de l’exposition qui se déploie sur huit salles suit une logique chronologique et thématique. Si les transitions fluides manquent parfois entre les sujets abordés dans les différentes pièces, laissant une première impression de propos décousu, c’est parce qu’elles retracent les étapes de la vie de Chagall, une vie nomade, parfois voulue, mais souvent subie, dont les migrations multiples et l’exil constituent le socle.
L’exposition rassemble 150 tableaux, esquisses, travaux préparatoires du début du xxe siècle aux années 1970. Le parcours est ponctué d’archives photographiques ayant appartenu à la famille Chagall, de correspondances et d’écrits de l’artiste qui viennent renforcer les œuvres présentées. Sont montrées également quelques coupures de journaux, notamment l’extrait de la revue Les Beaux-arts de Bruxelles qui évoque, en 1938, ce qu’a été le scandale du projet d’achat, par l’État belge, du tableau Les Fiancés, dénoncé par les journalistes et critiques d’art Paul Colin et Lucien Solvay. Ces éléments historiques rappellent ainsi que l’actualité de l’époque n’est pas sans conséquences sur le processus de création de Chagall, artiste attentif aux événements de son temps, témoin ancré dans l’événement en train de se constituer.
Les couleurs utilisées dans les espaces du musée semblent traduire ce que l’artiste ressentait à ces différentes époques : bleu profond de l’apaisement pour la salle des autoportraits et celle de ses premières années de vie à Vitebsk ; beige chaleureux pour la pièce retraçant le renouveau de la culture yiddish ; pourpre dans la salle des illustrations en eaux-fortes et du voyage en Palestine ; rouge sang dans les salles sur la Seconde Guerre mondiale et la Shoah ; et retour au bleu dans la dernière salle sur ses projets pour la paix.
La première salle est introductive et informe le spectateur sur l’engagement politique et social de Chagall, au-delà de l’apparence ludique de ses œuvres. Le poème « Aux artistes martyrs », écrit en 1950, donne le ton. Le peintre y dit sa culpabilité d’avoir fui son pays et abandonné ses pairs qui ont souffert et péri lors de la Shoah. Il raconte le chez-soi qui n’existe plus nulle part et les déplacements incessants : « Comment puis-je pleurer/ Quand tous les jours j’entends/ Qu’on arrache les planches de mon toit/ Quand je suis fatigué de mener ma guerre/ Pour ce morceau de terre où je me tiens/ Où plus tard on me couchera1 ».
Des croquis préparatoires convergent vers le tableau La Commedia dell’arte (1959) qui interpelle par son gigantisme. Grande toile commandée pour le foyer du théâtre de Francfort dans une optique de réconciliation avec l’Allemagne, elle donne à voir une scène de cirque. Au premier plan, un coq, l’œil grand ouvert, nous observe. Au centre, un âne joue du violoncelle, un autre, ailé, surplombe la foule enthousiaste en arrière-plan. Des acrobates réalisent une figure pyramidale, une trapéziste est suspendue dans le vide, un orchestre joue en arrière-fond. Il s’agit d’une « métaphore sociopolitique2 ». L’univers circassien euphorique symbolise aussi bien le sentiment de liberté retrouvé face à la chute du tsarisme, la libération du nazisme et que l’indépendance de l’État d’Israël. Mais nous pouvons également y voir une mise en garde de l’artiste : ne nous laissons pas happer par la légèreté. La joie exprimée est entachée par les traumatismes de la guerre sur lesquels se reconstruit l’Europe. Dans les rues sombres de Vitebsk au bas du tableau marchent quelques personnes esseulées. Les artistes sur scène sont presque inexpressifs et beaucoup de spectateurs semblent détourner le regard de la piste, comme distraits par leurs pensées.
La seconde salle, « Identités plurielles, l’artiste migrateur », comprend plusieurs autoportraits de Marc Chagall. Le premier Autoportrait est réalisé en 1907. Il s’agit d’une peinture plutôt formelle et réaliste. Le choix de cette première thématique, pour présenter l’engagement du peintre, est étonnant. Mais ces autoportraits ont leur importance. Si la technique employée varie peu avec le temps, ils sont la permanence dans le changement, d’autant que Chagall s’attache à des représentations symboliques de son visage, se peignant toujours avec des traits juvéniles. Cette absence de variation démontre une certaine stabilité interne face à l’ébranlement du monde. L’Ange à la palette (1927-1936) est un double de l’artiste aux ailes rouges qui vient avertir les populations du village de Vitebsk, en arrière-plan sur des tons bleutés, d’un danger imminent. Retravaillée deux fois, elle montre la lucidité de l’artiste face à la menace. Les masques et costumes qu’il revêt parfois sont issus de l’univers circassien, l’art nomade par excellence où il faut se déplacer pour gagner sa vie. Les figures animales sont toujours les mêmes ; reviennent souvent l’âne, le coq ou la chèvre.
L’espace « La Russie, ce pays qui est le mien » nous plonge dans l’enfance de Chagall. Vitebsk, son shtetl3, le suit dans le développement de son univers pictural. Cette ville est caractérisée par des isbas4 bleues, des dômes d’églises et des collines enneigées. Dans La Maison bleue (1920), une isba bleue domine un paysage vallonné, avec au loin, la ville, et la Dvina qui coule. Empreint de nostalgie, ce tableau reflète l’ancrage identitaire de l’artiste. Quitter son pays est un premier déracinement. D’ailleurs, Chagall laisse souvent ses personnages en suspens, reprenant la figure du Luftmensch5 comme dans Au-dessus de Vitebsk (1922) où un Juif errant, reconnaissable à sa canne et son baluchon, survole les toits, dépasse les frontières, seul, et qui, ne pouvant rester là où il se trouve, est en perpétuelle fuite.
La Première Guerre mondiale à Vitebsk est l’occasion pour Chagall de représenter la détresse de la population paysanne, et le départ pour le front des soldats. Dans ce contexte, ses créations interpellent par leur réalisme, ce qui contraste avec son univers onirique habituel. La palette de couleurs est plus sobre, les visages plus pâles. Dans son œuvre des années 1914-1915, Chagall paraît ainsi se faire témoin et relais d’une histoire en train de s’écrire. Le Salut (1914) en est un bon exemple : deux soldats, l’un saluant l’autre avant le départ pour le front, sont représentés en cadre resserré, en plan cinématographique. Peinte a posteriori, cette scène semble pourtant avoir été exactement reconstituée, prise sur le vif. Les couleurs y sont précises, preuve que Chagall est attentif au monde qui l’entoure. Évincé en 1919 de l’École populaire d’art qu’il a créée, il part vivre dans la banlieue de Moscou en 1921.
« La modernité yiddish, la vie dans sa nudité » montre la quête de liberté artistique de Chagall. Commissaire des Beaux-Arts de Vitebsk en 1917, l’artiste participe activement à renouveler et à faire rayonner la culture yiddish dans les années 1920. Dans ce contexte, il est invité à réaliser les décors du Théâtre national juif de chambre de Moscou, puis les décors et costumes de trois pièces de Sholem Aleichem. Dans Les Études pour l’Introduction au Théâtre national juif de chambre (1920) par exemple, sept panneaux sont réalisés sur le thème du rayonnement universel des arts. La frise finale fait plus de sept mètres de long. L’artiste contribue à des revues en yiddish comme Shtrom (1922-1923) et Khaliastra (1924) en réalisant à l’encre de Chine dessins et lettres hébraïques.
Marc Chagall est un artiste visionnaire. Bien avant d’être confronté aux épisodes de massacres qui adviennent, il pressent le danger qui rôde et le retranscrit dans ses peintures. Ainsi en est-il du Rabbin en noir et blanc ou Juif en prière (1923) un rabbin de grande dimension qui tourne un regard inquiet vers la droite du tableau. La peur se lit sur son visage. Le portrait, tout en contrastes, paraît très vivant. Les figures de Juifs, inquiets ou errants, tenant des rouleaux de Torah, sont très présentes dans ses peintures. En ce sens, Chagall est, au cours de l’exposition, comparé à un prophète, car il renoue, à mesure que les années passent, avec la vie religieuse. À partir de son voyage en Palestine en 1931, frappé par la luminosité des paysages, il réalise des œuvres faites de scènes bibliques puis de Christ en croix portant parfois le talit6, au milieu de pogroms. Ainsi en est-il de la salle « Les Temps ne sont pas prophétiques » et des deux autres, « Aux Artistes martyrs ».
La première expose, en plus des peintures des Fables de La Fontaine, quelques études pour des illustrations de la Bible, des gouaches sur papier datant de 1931. Nous pouvons y contempler ainsi Moïse jette son bâton, dessin minimaliste au fond sombre. Il actualise ces épisodes bibliques, reliant passé et présent. Solitude (1933), une figure antique à la tunique blanche porteur de la Torah, se tient à l’écart des habitations, accompagné d’une vache et d’un violon. Un ange apporte avec lui une brume grisâtre. C’est le temps de la ségrégation des Juifs d’Allemagne.
Les deux autres salles présentent des œuvres de Chagall avant puis après son exil vers les États-Unis. Perdant sa naturalisation française, arrêté en 1940, il rejoint New York grâce à l’invitation du directeur du MoMA à exposer ses œuvres. Il fait partie du groupe d’artistes en exil. Le triptyque Résistance/Résurrection/Libération peint entre 1937 et 1952 est remarquable.
Une unique composition pour la révolution d’Octobre de 1937 est découpée en 1943 par Chagall face aux changements politiques. Le lien entre Résistance et Résurrection se fait avec les cieux rouges et les scènes de massacre derrière un Christ en croix. Le cercle jaune de Libération et la scène de mariage qui se déroule dépeignent une paix retrouvée.
« Vers la lumière » raconte les dernières années de vie de Chagall. Installé en Méditerranée, il travaille à de nombreux projets monumentaux pour des édifices religieux et des salles de spectacle. Il entretient une correspondance avec Ben Gourion pour la création de l’État d’Israël et crée les vitraux pour la synagogue de l’hôpital Hadassah de Jérusalem, illustrant les douze tribus d’Israël en 1962, utilisant des techniques de collage. Il réalise des vitraux pour le siège des Nations Unies (1963-1964), dont La Maquette définitive pour « La Paix » (1963) est exposée, et pour la chapelle des Cordeliers à Sarrebourg (1974-1978). Tous les personnages récurrents du peintre sont présentés pêle-mêle dans cette maquette sur fond bleu : des animaux volants à gauche, des couples qui s’enlacent à droite, un Juif à la Torah, un Christ en croix et des anges. Chagall illustre aussi Le Journal d’Anne Franck, publié par l’Alliance israélite universelle en 1959 dont des extraits sont aussi présentés. Un musée national du Message biblique est inauguré à Nice en 1973, et devient le musée Marc Chagall.
L’histoire de Chagall croise donc l’histoire des Juifs d’Europe du xxe siècle, mais aussi l’histoire des conflits d’aujourd’hui. Près de quatre-vingts ans après la rafle de familles juives à Roubaix, cette exposition reste d’autant plus nécessaire que les messages véhiculés au travers des tableaux, dessins, esquisses de Chagall, sont d’une évidente contemporanéité. Difficile de ne pas voir planer l’ombre de la guerre qui sévit en Ukraine depuis deux ans et le conflit entre Israël et le Hamas, dont les attaques ont été perpétrées le jour de l’ouverture de l’exposition. Au long de sa vie, Marc Chagall n’a jamais renoncé à la vie, à la paix et à la tolérance entre les cultures, malgré le contexte inédit de barbarie qu’il a traversé.