Camille Belvèze, conservatrice du patrimoine et Alice Fleury, directrice de la conservation et chargée du département xxe siècle sont les co-commissaires d’exposition à l’initiative de l'accrochage « Où sont les femmes ? : enquête sur les artistes femmes du musée ». Cette exposition temporaire permet de découvrir 125 œuvres d’artistes femmes réunies sur les cimaises blanches et violettes de la petite galerie, ouverte pour l’occasion. Au sein d’un parcours analytique divisé en trois temps, les visiteuses et visiteurs sont invités à découvrir des œuvres méconnues du grand public et rarement exposées. Suivant trois axes de réponse à la question posée en 1971 par Linda Nochlin1, le public découvre comment l’absence d’accès à une éducation artistique complète, le confinement à des arts dits mineurs peu valorisés et la reconnaissance difficile au sein des réseaux masculins ont conditionné l’écart de production et de visibilité entre les artistes femmes et leurs confrères. Tour à tour archéologue d’un passé oublié, sociologue de l’art et critique de leur institution, l’équipe du Palais des Beaux-Arts de Lille propose la redécouverte publique de créations artistiques d’époques, de genres et de styles divers, réunies à l’aune d’une analyse critique de leur absence des collections permanentes et des documentations.
La sélection n'a pas été effectuée selon des critères esthétiques, historiques ou artistiques, mais selon le critère sociologique unique du genre de l'artiste. Il en résulte un ensemble hétérogène d’œuvres issues de périodes, de médiums et de styles variés. Pour contourner l’écueil soulevé par les études de genre d’une perspective anhistorique et descriptive, nous avons favorisé une approche analytique en connectant les œuvres à leur contexte socio-politique de création2.
Lors de ma visite, la diversité matérielle et stylistique des œuvres présentées façonne ma première impression : peintures à l’huile sur toile, bois et carton ; gouaches sur soie ; sculptures en terre cuite, en plâtre, en marbre, en bronze et en laiton ; dessins aux pastels, fusains, crayons, aquarelles et à l’encre ; impressions et tirages photographiques ; porcelaines et émaux ; copies à l’eau-forte ; médailles et bas-reliefs en bronze ; projection vidéo… De même, les genres et les sujets se confrontent au sein des salles. Par exemple dans la première, intitulée « Les femmes dans l’atelier : comment devient-on artiste ? », une nature morte du xixe siècle peinte par Louise De Hem3 et un autoportrait de Jane-Agnès Chauleur-Ozeel4 réalisé en 1945 côtoient une abstraction réalisée par Sonia Delaunay5 en 1934 et une impression photographique d’un nuancier de Carole Fékété6 de 2014.
Le corpus de ces œuvres n’est pas organisé selon leurs qualités artistiques ou esthétiques, pour reprendre les catégories théorisées par Gérard Genette dans L’œuvre de l’Art7. Tantôt lisibles dans la structure de l’œuvre, tantôt mises en lumière dans le cartel, les propriétés génétiques des œuvres, c’est-à-dire les éléments historiques et matériels se rapportant à leur création, leur inclusion dans l’histoire de l’art et leur physicalité, donnent une dimension paradoxale à l’expérience esthétique. En effet, ces œuvres sont à la fois présentées pour elles-mêmes, et traversées par des discours : un infra-discours sur les conditions socio-politiques de leur production et un méta-discours sur le rôle mémoriel des institutions muséales. Les objets ne semblent pas avoir été choisis pour ce qu’ils donnent à voir dans leur singularité. Au regard du discours de l’exposition présent dans les cartels et les notices du catalogue, il n’est pas non plus indépendant. Plutôt, l’œuvre d’art est présente en tant que témoin du travail de l’artiste et de sa reconnaissance institutionnelle. Afin de saisir l’œuvre dans le jeu de l’exposition, il nous faut ainsi embrasser la totalité des informations présentées. Le regard esthétique ne peut lier seul l’hétérogénéité des œuvres présentées. La lecture des cartels et des textes de salles n’est plus seulement informative, elle est ici indispensable au basculement de la saisie des œuvres, de leur singularité à leur communauté.
En partant du fait que ces artistes sont bien présentes dans les réserves, l’équipe du Palais des Beaux-Arts de Lille évite de réinvestir la seule lentille de la sociabilisation genrée8 pour éclairer les trajectoires de ces artistes. En revendiquant l’axe du genre comme un outil d’étude sociologique, elle propose un discours nuancé, sur les structures systémiques discriminatoires empêchant l’accès des femmes aux arts reconnus, et sur les moyens qu’elles adoptèrent pour les contourner. À quelles écoles et quels ateliers les artistes des collections ont-elles appris leurs techniques ? Où ont-elles vendu ? Quels réseaux ont-elles fondés ? Comment s’inscrivaient-elles sur le marché ? En répondant à ces questions, les co-comissaires de l’exposition déconstruisent l’omniprésence des rhétoriques de « chef d’œuvre », d’« anticonformisme » et de « victimisation », trop monolithiques pour décrire le réel parcours de ces artistes.
C’est en faisant l’inventaire des œuvres d’artistes femmes au sein des collections que Camille Belvèze et Alice Fleury mettent en exergue ce constat : sur près de 6000 œuvres dans les réserves du Palais des Beaux-Arts, 135 peuvent être attribuées à des artistes femmes9. Les co‑commissaires précisent : « Sur les quelque 3000 œuvres exposées dans le parcours permanent en 2022, à peine une douzaine a été produite par des femmes10. » Si cette proportion ne semble pas exceptionnelle au regard des autres musées des beaux-arts français11, elle est néanmoins surprenante en ce qu’elle invalide la justification de leur absence sur les cimaises. Alors qu’il existe bien des œuvres d’artistes femmes dans les réserves, elles ne sont ni systématiquement identifiées ni visibles au grand public12.
Le simple fait d’être présentes dans les collections montre que ces artistes ont bénéficié d’une certaine reconnaissance institutionnelle, mais ce que l’on remarque surtout, c’est que ces femmes, plus que les hommes, ont été effacées, notamment après leur décès13.
Leur présence en sous-nombre, et leur manque de reconnaissance explicitent le mécanisme qui fonde l’« oubli » du matrimoine. De manière générale, les artistes femmes ne sont pas absentes des créations artistiques, puisqu’il existe de nombreuses œuvres et de multiples recherches à leur sujet se sont développées au cours des dernières décennies. Cependant le travail mémoriel n’est pas réalisé avec la même attention que pour leurs confrères, elles subissent un effacement a posteriori de la mémoire collective qu’il nous faut actuellement compenser. Beaucoup d’éléments expliquent cette disparité : une moindre valorisation sur le marché de l’art après leur mort, un plus faible intérêt des institutions pour leurs achats, une absence de travail mémoriel de leurs époux et familles…
Selon la doctorante en histoire de l’art Eva Belgherbi14, les musées doivent dépasser le poncif de l’oubli, au risque d’effacer le rôle des institutions muséales dans la pérennisation du matrimoine, au sein de l’écosystème scientifique. Le projet lillois se présente comme un point de départ : il demeure beaucoup de zones d’ombres assumées et des points d’interrogation prennent place sur les notices des œuvres. Il était donc crucial de « sortir de ce cercle vicieux où ces productions se retrouvent souvent piégées : sans cesse redécouvertes, elles ne sont que rarement montrées hors exposition estampillées “femmes artistes”15 ». Dans le cas de l’accrochage lillois, la restauration des œuvres en amont permet de garantir leur accessibilité matérielle et les futures recherches. Une fois l’exposition terminée, une partie des œuvres intégreront le parcours permanent sans mise en scène particulière.
Le geste des co-commissaires d’exposition est avant tout de valoriser ces œuvres et ces artistes en problématisant leur absence de popularité à partir du critère du genre. Les visiteuses et visiteurs semblent devoir saisir les œuvres et le discours muséal comme deux choses distinctes et paradoxalement liées. Présenté comme une exposition temporaire sur un temps exceptionnellement long – cinq mois –, cet évènement marque la première étape d’une valorisation du matrimoine au sein des collections du Palais des Beaux-Arts. En visibilisant les conditions systémiques de l’absence de notoriété et de reconnaissance des artistes femmes au sein de l’histoire de l’art non spécialisée et au sein de l’histoire de leur musée, les équipes du Palais des Beaux-Arts rendent manifeste le statut de « travail en cours » des recherches sur ces artistes. Or, si le public de musées distingue le discours expositionnel qui englobe les œuvres du discours sur elles de leurs observations16, il nous semble crucial de souligner le trouble ressenti face à cet accrochage. L’exposition nous impose un double regard sur les œuvres. D’une part elle promeut un regard critique sur leur patrimonialité et sur ce que cela implique matériellement et symboliquement au sein de notre société. D’autre part elle permet un regard esthétique très libre, tirant appui des informations des cartels, mais très peu de la comparaison avec les œuvres adjacentes. Parfois, peu d’informations historiques sont connues sur ces artistes et leurs motivations, et les analyses formelles ne sautent pas aux yeux, malgré leur présence sur les cartels et les notices.
Habitué à un certain gigantisme événementiel qui favorise les discours d’exceptionnalité sur les expositions, les artistes et les œuvres présentées (via le champ lexical du « chef d’œuvre », de « l’inédit », des « premières », du « jamais vu » etc.), le public muséal a construit une certaine attente quant aux expositions temporaires. De même, si les expositions ont vocation à produire un récit scientifique sur l’histoire de l’art et des pratiques artistiques, cela passe souvent par une analyse explicite et appuyée du langage artistique visible à travers les œuvres. Or, dans l’exposition « Où sont les femmes ? : enquête sur les artistes femmes du musée », le discours expositionnel et la manière dont sont présentées les œuvres – entre elles et individuellement – sort souvent de ces canons narratifs. Si les cartels mentionnent bien certaines techniques ou qualités esthétiques visibles, ainsi que leur popularité historique ou leur inclusion au sein de mouvements reconnus de l’histoire de l’art, l’attention dans sa généralité n’est pas centrée sur ces points. Au contraire, le discours scientifique historique est davantage mis en lumière sous un angle socio-politique. Il porte avant tout sur les conditions générales des pratiques artistiques et professionnelles des artistes, exemplifiées ou simplement manifestées par la présence de l’œuvre au sein des collections du Palais des Beaux-Arts. Si les salles sont bien construites, elles ne sont pas pour autant artistiquement lisibles pour le public. Quand les œuvres ont vocation à interagir directement entre elles, certains visiteurs et visiteuses ont été surpris, notamment lorsque des œuvres d’artistes hommes interagissent avec des œuvres d’artistes femmes17. En imposant une vision réflexive et historique des œuvres présentées plutôt qu’une appréciation formelle guidée, le commissariat d’exposition trouble les habitudes18 de perception artistique des spectateurs et spectatrices.
Camille Belvèze et Alice Fleury signent un acte politique en communiquant leurs doutes et en soulignant le caractère collectif et inachevé de la recherche universitaire et muséale à propos des artistes femmes de la collection lilloise. Elles soulignent ainsi quelque chose de l’état du patrimoine artistique féminin au-delà de ce qui est explicitement visible et lisible sur les cimaises des salles d’exposition. Une frustration peut s’installer face aux questions qui demeurent sans réponse. Néanmoins, ce sentiment de manque naît d’un geste honnête, celui d’un état des lieux de la recherche à un moment donné et sur un corpus restreint : un départ. Depuis le lancement de l’exposition, de nouvelles documentations sur les artistes exposées ont déjà fait surface et ont été produites19. De quoi peut-être atteindre les ambitions des co-commissaires d’exposition, en produisant à terme des expositions monographiques sur ces artistes.