« Les heures sont là », Olivia Hernaïz

artconnexion - Centre d’art Lille, 25 avril – 26 septembre 2025

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Author's notes

Merci à Faustine Tomala, assistante de médiation à artconnexion, de m’avoir accueillie dans l’espace d’exposition et d’avoir accepté de répondre à mes questions.

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Des tulipes duveteuses, crissantes ou craquantes, dans un univers alvéolé où les visiteurs deviennent des abeilles ouvrières : telle est la scène inaugurale proposée par Olivia Hernaïz dans Les Heures Sont Là. Assemblage d’œuvres plastiques et performatives, l’exposition, présentée à la galerie artconnexion du 25 avril au 26 septembre 2025, s’inscrit dans le programme Fiesta de Lille 3000. L’artiste y confronte les temporalités du vivant et celles du marché, en explorant les résonances contemporaines de la tulipomanie.

Dans le double espace lumineux de la galerie, trois ensembles d’œuvres interagissent. Depuis le banc extérieur, une tenture ornementale hexagonale surplombe une table de même forme, supportant des céramiques colorées, alvéoles d’argile disposées comme les rayons d’une ruche. En vis-à-vis, une toile de maître flamand est présentée aux côtés de petites annonces format A4 de différentes couleurs. Au fond, des pots de fleurs vides présentent chacun une tulipe peinte au pastel. 

La tulipomanie comme prisme critique

L’exposition s’ancre dans l’histoire économique et culturelle de la tulipomanie, cette « fièvre des tulipes » qui saisit les Provinces-Unies au XVIIe siècle. La tulipe, objet à la fois botanique, esthétique et spéculatif, devient pour la postérité occidentale la première marchandise moderne dont la valeur fut dissociée de sa matérialité. Elle est dès lors un objet critique de l’économie capitaliste libérale, doublé d’un emblème pictural, notamment dans les natures mortes flamandes. La toile insérée dans l’exposition rappelle cette double inscription : chef-d’œuvre artistique (ici inspiré de la composition de Philippe de Champaigne) et trace historique d’une économie florale devenue abstraite. Condensé en trois œuvres qui se font face, le propos ne restitue pas cette histoire selon une chronologie ludique, mais active un fragment saisi dans un maintenant saturé qu’il alimente par une iconographie anachronique et monadique. À la manière de l’historien matérialiste qui arrache la tradition à l’immobilisme pour en retenir l’image1, l’artiste instaure des rapports et des échos visuels et symboliques dans la genèse comme dans la matérialité plastique des œuvres.

Figure 1

Figure 1

Vue générale de l’exposition, © Olivia Hernaïz, Les Heures Sont Là, 2025, artconnexion - centre d’art Lille.

Human Flowers : entre langage des fleurs et langage de la bourse

L’installation Human Flowers déploie pleinement cette articulation. La tapisserie, réalisée par des artisans sur commande, figure un écosystème bio-économique où se croisent fleurs, alvéoles, insectes et gestes humains. Les mains stylisées qui l’ornent évoquent à la fois le langage symbolique des botanistes – la cueillette, la cisaille, l’indication – et les signes codifiés de la « bourse à la criée », trading en Open Toll, où chaque geste signifie l’achat, la vente, le décompte. Cette iconographie des mains, à la fois empruntée et arrachée à son contexte marchand, dialogue avec les cycles biologiques : à l’injonction de rapidité instantanée de la spéculation répond le temps long et distant de la germination. L’artiste expose ainsi une disjonction : dans le capitalisme spéculatif, ni la plante ni le travail humain ne suivent leur temporalité propre ; tous deux sont absorbés par l’abstraction marchande, quitte à en être si éloignés qu’ils en deviennent décorrélés. En effet, rappelons que la bulle spéculative des bulbes de tulipes tient de l’écart grandissant entre la valeur monétaire abstraite du bulbe et l’éclosion tardive et variable de ce bulbe en fleur à la saison suivante2. Entre l’inflation de la valeur des hybrides rares et les aléas des germinations, le marché finit par s’effondrer.

La ruche et l’alvéole : nature, abstraction et géographie perdue

La forme alvéolaire, omniprésente, constitue un motif structurant. Dans la nature, l’alvéole d’abeille est une architecture produite collectivement, efficace et organique. L’artiste souligne qu’elle s’est inspirée de sa charge symbolique et historique : « Tous les éléments de l’installation répondent de la même géométrie : l’hexagone. C’est la forme optimale de maximalisation de l’espace. Les abeilles l’utilisent pour fabriquer les alvéoles de leur ruche. À leur instar, dans les années 1970, la Bourse de Londres a installé des bureaux de change hexagonaux, dans le but d’accélérer les échanges mais sur un modèle plus égalitaire3 ». En choisissant cette figure, Olivia Hernaïz joue sur l’ambivalence entre nature et abstraction, entre organicité et optimisation capitaliste. La tapisserie transforme ce motif en simulacre : les fleurs n’ont plus de sol, les saisons disparaissent au profit d’un temps unique, celui de la bourse.

Cependant, si la répétition ornementale manifeste l’aliénation, elle suggère aussi la possibilité d’une réappropriation. En effet, la véritable tulipe, arrachée à ses montagnes originelles d’Iran et transplantée en Europe, est ici réinscrite dans une tapisserie d’inspiration persane, réalisée à la main dans des ateliers de Katmandou, au Népal. Cette réintégration iconographique, en utilisant les outils mêmes de la mondialisation marchande, restitue symboliquement un territoire géographique et culturel qu’elle avait participé à effacer. Le motif floral, redevenu ornement textile, retrouve une part de sa sauvagerie naturelle organique, une dimension artisanale qui s’oppose à la mesure spéculative. Cette opération relève d’une logique allégorique : non pas reconstituer une totalité harmonieuse, mais travailler les fragments et les ruines de l’histoire pour en faire émerger du sens. Olivia Hernaïz détourne ainsi le processus de mondialisation qui, hier, faisait circuler des bulbes et des valeurs, pour en faire le vecteur d’une restitution mémorielle et culturelle en réintroduisant à la fleur un sol ambivalent.

Figure 2

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Installation Human Flowers @ Eponine Vodoungnon, Olivia Hernaïz, Les Heures Sont Là, 2025, artconnexion - centre d’art, Lille. 

       

Figure 3

Figure 3

© Olivia Hernaïz, Les Heures Sont Là, 2025, artconnexion - centre d’art Lille

Artisanat, pluralité et hiérarchie des arts

Le contraste entre l’installation contemporaine collective et la toile flamande isolée prend tout son sens. L’installation associe des médiums artisanaux (céramique, tapisserie, menuiserie) réalisés par des artisans de plusieurs pays, selon une logique de collaboration et de pluralité. Alors que l’installation baigne à la lumière d’un soleil qui la vivifie autant qu’elle l’altère, la toile encadrée s’illumine seule sous un unique spot froid. La peinture incarne alors la tradition des beaux-arts occidentaux, où l’œuvre unique est magnifiée comme chef-d’œuvre : isolée, détachée, protégée. L’artiste brouille ainsi les hiérarchies entre art et artisanat, entre unicité et reproduction. Elle confronte la contemporanéité de la vanité, nature morte et oxymore par excellence de l’iconographie occidentale, à l’art contemporain qui réactualise ce sujet ancien.

Figure 4

Figure 4

© Olivia Hernaïz, Les Heures Sont Là, 2025, artconnexion - centre d’art Lille.

La bourse du temps : participation et horizontalité

L’exposition comprend également une « bourse du temps » où les visiteurs et les visiteuses échangent un pot en argile, décoré d’une tulipe peinte à la main par l’artiste, contre un fragment de leur temps, sous la forme d’un engagement de bénévolat auprès de l’association L’Accorderie à Fives. Ce dispositif participatif inscrit la temporalité comme valeur d’échange, dans une inversion ironique de la spéculation. Le temps de l’artiste est mis en jeu avec celui du public, créant une économie symbolique horizontale. Ce type de dispositif dans un contexte de diffusion artistique met en avant la co-production de l’œuvre et assume l’expérience collective de la monstration, loin de la passivité attribuée traditionnellement au public4. Des fragments de paroles portant sur le temps, la vie et les fleurs ont été inscrits au fond des céramiques réalisées par un artisan à Anvers, en Belgique. Le temps du public en présence est ainsi explicitement convoqué au sein et en dehors de l’espace d’exposition, en réponse à celui des habitants et habitantes de la rue de la Tulipe à Bruxelles. Ici, l’artiste ne se contente pas de symboliser la participation ; elle recueille, échange et restitue des voix réelles lors de rencontres, pendant la création des œuvres et tout au long de ses expositions. Olivia Hernaïz anime par exemple une dégustation de soupe de bulbes de tulipes s’inspirant d’une recette hollandaise utilisée pendant la Résistance lors de la Seconde Guerre Mondiale. À l’occasion de rencontres organisées tout au long de l’exposition, l’artiste réactive, sous la forme de temps conviviaux, le potentiel vivifiant et émancipateur du bulbe lorsqu’il est saisi d’un même geste comme végétal et élément complexe de l’histoire humaine. 

Figure 5

Figure 5

Installation Human Flowers @Eponine Vodoungnon, Olivia Hernaïz, Les Heures Sont Là, 2025, artconnexion - centre d’art, Lille. 

      

Figure 6

Figure 6

© Olivia Hernaïz, Les Heures Sont Là, 2025, artconnexion - centre d’art Lille.

En confrontant la perfection géométrique de l’hexagone à la matérialité du fait-main, Olivia Hernaïz subvertit les logiques de la rationalisation capitaliste et de l’aliénation de la nature. Avec ses collaborateurs et collaboratrices, elle y insuffle hasard, diversité et contradiction, pour construire un nouvel ordre symbolique de la tulipe et de son échange. L’exposition met en tension l’histoire d’une plante déracinée, l’économie d’une bulle spéculative et la matérialité de l’artisanat contemporain à travers une iconographie à l’apparence pop, complexe et noueuse. Elle révèle que la valeur n’est jamais uniquement marchande ni purement esthétique, mais se fabrique dans les médiations, les transmissions et les échanges. Les Heures Sont Là apparaît ainsi comme une invitation à la méditation sur la temporalité, la spéculation et la possibilité d’un art qui, en réinscrivant le vivant dans l’histoire, puise dans des formes de partage alternatives les potentiels réenchanteurs et critiques du présent. 

Notes

1 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, t. III, Paris, éditions Gallimard, 2019, thèses VI et XVIII. Return to text

2 Robert Shiller, Irrational exuberance, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 178. Return to text

3 Olivia Hernaïz, présentation de Human Flowers, 2023, URL https://www.oliviahernaiz.com/the-human-flowers Return to text

4 Pour approfondir la critique de la dichotomie « spectateur actif, spectateur passif », nous conseillons la lecture de : Arianna Beatrice Fabbricatore, Philosophie de l’expérience spectatrice, Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, 2025. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Eponine Vodoungnon, « « Les heures sont là », Olivia Hernaïz  », Déméter [Online], 13 | Été | 2025, Online since 01 octobre 2025, connection on 18 novembre 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2313

Author

Eponine Vodoungnon

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