Sophie Ristelhueber, « What the Fuck ! »

Exposition du 5 novembre 2024 au 1er février 2025 à la galerie Poggi, Paris.

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« Dans l’état de siège, le temps devient espace
Pétrifié dans son éternité
Dans l’état de siège, l’espace devient temps
Qui a manqué son hier et son lendemain. »

Mahmoud Darwich1.

Dès l’entrée de la galerie à Paris, les photographies de Sophie Ristelhueber accueillent le visiteur, constituant ainsi une introduction préliminaire avant même la découverte de l’exposition. La première image est une photographie en noir et blanc de petite taille, dans un encadrement brocanté, montrant un jeune sanglier en mouvement. Cette présence animale évoque la couverture du livre de l’artiste Détails du monde (2002), car il s’agit bien de la même photographie. Si la couverture est d’une grande clarté, l’image présentée ici se révèle être très dense et préfigure la tonalité de l’exposition. Face à elle sont accrochées trois photographies de palmiers Palmæ (2024), motifs récurrents dans l’œuvre de Ristelhueber comme dans le Pont Allenby (2004-2016), et qui selon les propos de Vinciane Despret semblent

 …abattus, non au sens où un arbre est mis à terre, mais au sens de l’abattement, du désespoir et des blessures subies. Une métaphore de soldats morts, a-t-elle dit autrefois […]2.

Sophie Ristelhueber, What the Fuck !, Galerie Poggi, Paris, 2024, vue d’exposition, ©Kit

Sophie Ristelhueber, What the Fuck !, Galerie Poggi, Paris, 2024, vue d’exposition, ©Kit

Cependant, c’est la photographie La Faille (2024) qui constitue véritablement le point d’entrée de l’exposition. Par sa taille imposante, elle se tient droite face à nous, à la verticale. L’image donne l’impression d’être aplatie, rabattue, alors que nous nous tenons aux abords d’une route sans issue. Elle préfigure la mise en espace de l’exposition, avec des photographies superposées, installées contre les murs, rabattues elles aussi. Une telle disposition soustrait les images à la vue, mais aussi à l’autorité du mur. L’agencement des photographies dans What the Fuck ! évoque les effets de désorientation, de perte d’échelle et d’écrasement instaurés par Fait (1992), mais aussi par La Campagne (1997). La première série se compose de 71 photographies du désert, alliant des prises de vue aérienne et des prises de vue au niveau du sol, agencées sur le mur de manière à constituer une grille étendue. Dans la seconde série, les spectateurs étaient confrontés à des paysages posés au sol. Les regards étaient ainsi confrontés à des paysages noir et blanc et couleur superposés presque paradisiaques qui pourtant cachaient les sites de massacre de Srebrenica et de Sarajevo. L’événement ne demeurait pas dans l’image en tant que telle, mais résidait en hors champ comme une présence latente.

Sophie Ristelhueber, What the Fuck !, Galerie Poggi, Paris, 2024, vue d’exposition, ©Kit

Sophie Ristelhueber, What the Fuck !, Galerie Poggi, Paris, 2024, vue d’exposition, ©Kit

Dans la galerie Poggi, les photographies sont posées à même le sol comme « on dépose les armes », forme d’aveu d’une vie consacrée à révéler de manière tacite et objective les séquelles laissées par les conflits. Ce geste manifeste pourrait éclairer un aveu d’impuissance. En effet, Ristelhueber s’est toujours définie comme artiste3 plutôt que comme photographe. Elle répondait, sur France Culture, à la question « quelle œuvre est à l’origine de votre goût, votre vocation, votre sensibilité pour l’art contemporain ? » :

Actuellement, si je dois réfléchir à l’un de mes contemporains dont le travail m’inspire toujours et me pousse à croire qu’il vaut la peine de continuer à être un artiste, il s’agit de Bruce Nauman4.

Il y a, chez Ristelhueber, une haute représentation de la figure de l’artiste : celui-ci la « pousse à croire qu’il vaut la peine de continuer à être un artiste ». C’est dans cet élan de vie et de création que se situe l’essence de son travail photographique, comme une quête d’absolu5 qui semble influencer profondément son rapport à la création et sa capacité à saisir, sinon l’absolu, du moins quelque chose de l’expérience humaine dans sa complexité.

Le simple geste de déposer ses œuvres à terre revêt alors une signification profonde. En écho au titre de l’exposition What the Fuck ! Ristelhueber paraît renoncer à une forme de sacralisation des photographies qui, de ce fait, comme le souligne E. Hatt, « perdent leur autorité critique, pour devenir des objets… inoffensifs6 ». Le fait d’avoir réuni des œuvres emblématiques des quarante dernières années7 semble interroger la nature de son activité artistique. Il ne s’agit pas d’une rétrospective. Mais d’une vie dédiée à l’art. Ce geste curatorial permet à l’artiste d’explorer la légitimité de son œuvre en l’inscrivant dans une perspective temporelle plus profonde. Ainsi, le dispositif mis en place opère un glissement d’une photographie à une autre, d’un temps à un autre, d’une série à une autre. Ces images interpolées, superposées, nous évoquent le passé dans le présent rompant ainsi les cloisons temporelles et offrant aux spectateurs le souvenir d’une mémoire collective, ici la guerre du Golfe, là un tremblement de terre en Arménie. Ces fragments de réel sont parsemés tels des indices dans l’espace. Se remémorer ne se limite pas à une simple reviviscence du passé, mais implique également sa reconstitution fragmentée. Si le temps par ce dispositif estompe les contours des sujets représentés, la mémoire, quant à elle, recompose une nouvelle image avec ces vues partielles. Le travail de Ristelhueber propose une réflexion sur le temps vécu, le sien, le nôtre et touche à la mémoire collective. Tel un kaléidoscope photographique qui multiplie les points de vue sans jamais avoir un souvenir net de l’image.

Les photographies soigneusement posées les unes sur les autres révèlent des interstices – les fenêtres en ruine, les traces d’explosions au sol ou sur les murs, ou encore les cavités dans la roche – créant ainsi un motif récurrent qui renforce la notion d’interstice et renvoie à celle du creux :

Le “creux” n’est pas une représentation de l’absence ou de la disparition, mais du manque, celui de traces visibles de l’événement […] identifié par la mise sous tension de l’image […] une tension entre le visible, le figuré, “ce qui est là”, et l’invisible, ici le passé, “ce qui a été là”, voire “ce qui aurait dû être là8”.

Ces « creux » tels que décrits par Raphaële Bertho laissés visibles à la vue dans les interstices incitent le regardeur, à se laisser happer par ces fragments aux perceptions inconscientes.

Si l’on veut bien reprendre la réflexion de Lacan – adressée à Heidegger – selon laquelle “la métaphysique n’a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu’à s’occuper de boucher le trou de la politique”, alors on dira, pour ce qui nous concerne, qu’une image peut fonctionner, selon sa valeur d’usage, alternativement comme un bouche-trou métaphysique et comme un trou politique dans la texture des discours en usage dans la société9.

Au sein de ce dispositif établi par Ristelhueber, il serait pertinent d’examiner les mécanismes de refoulement à l’œuvre dans les photographies dont le contenu est parfois masqué, voire occulté par la vision ou l’inconscient. Plus simplement, il s’agit d’explorer ce qui découle du pouvoir de l’imaginaire et ce qui émerge de l’effraction du réel. Et il y a là une tension réelle, voire politique. Les animaux présents dans l’exposition ne comblent-ils pas alors les « creux » laissés vacants ? Nous dévoilent-ils « en creux », d’autres manières d’habiter le monde ?

Sophie Ristelhueber, What the Fuck !, Galerie Poggi, Paris, 2024, vue d’exposition, ©Kit

Sophie Ristelhueber, What the Fuck !, Galerie Poggi, Paris, 2024, vue d’exposition, ©Kit

Étrangement seuls, ils rendent la présence de la vie encore plus déroutante et plus vif le sentiment de sa précarité. Mais ils tiennent le mur, seuls, offrant un contraste frappant avec les œuvres effondrées qui les entourent10.

Les animaux représentés ne témoignent d’aucun fait, à l’image de l’ensemble de l’œuvre photographique de Ristelhueber, mais inscrivent le « vivant » dans l’exposition. Le texte d’introduction de Vinciane Despret situe l’exposition dans le contexte de la remise en question de l’anthropocentrisme et d’une pensée écosophique, visant à transformer notre relation avec les êtres vivants et les non-humains. Cependant, serait-il envisageable de reconsidérer le récit de l’évolution réciproque initié par Jean-Christophe Bailly à la lumière de celui de Despret, qui avance l’idée d’une base existentielle partagée entre les humains et les animaux, évoquant ainsi une « intimité perdue11 » ? L’exposition soulignerait ainsi la représentation d’une intimité perdue qui nous invite à réfléchir à sa restauration, tels le singe et son petit observant l’horizon.

Tous les âges du règne animal semblent être représentés, allant de l’aiglon au rhinocéros, en passant par la guenon et son bébé singe. Un paradoxe émerge de l’observation des animaux, car bien qu’ils semblent être les seuls à soutenir le mur, leurs représentations sont très denses, très grises et donnent l’impression qu’ils sont figés dans la roche, à l’instar du rhinocéros. La peau de ce dernier, à la texture granuleuse et épaisse, évoque celle de la pierre environnante, donnant ainsi l’impression d’une fusion entre les deux. La qualité de l’impression12 sur un papier de grammage élevé offre un rendu similaire à celui de la gravure, permettant d’obtenir une vaste gamme de nuances de gris et témoignant du soin accordé par l’artiste à ses représentations animales.

La superposition des images, telles des strates géologiques, paraît quant à elle introduire la notion d’épaisseur temporelle. Ceci permet de concevoir le présent comme un dialogue continu entre le « champ d’expériences » (passé) et l’« horizon d’attente » (avenir) tels que définis par Reinhart Koselleck13. L’historien emploie la métaphore de l’horizon pour désigner la « limite absolue » à laquelle se heurte toute projection vers le futur. Cependant, cette limite n’est pas fixe, mais mobile, ce qui reflète le caractère dynamique de l’attente. Et c’est à travers cette attente dynamique et incertaine que Ristelhueber établit autour de ces cinq photographies d’animaux en noir et blanc, seules images ponctuant les murs de la galerie, « son » horizon d’attente face aux événements du monde.

Notes

1 État de siège (Halat hisar). Recueil de poèmes paru en arabe en 2002, traduit et publié en français en 2002 chez Actes Sud. Return to text

2 Vinciane Despret, Un sentiment encore d’autre chose, 2024, Texte d’introduction de l’exposition de Sophie Ristelhueber. Return to text

3 Télérama, entretien de Sophie Ristelhueber, du 9 novembre 2022 Return to text

4 France Culture. Sophie Ristelhueber. 2 mn. (À première vue, podcast d’Aude Lavigne du vendredi 11 juillet 2014) https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-premiere-vue/sophie-ristelhueber-artiste-plasticienne-francaise-9529807 [consulté le 27 décembre 2024] Return to text

5 On peut citer plusieurs ouvrages concernant la quête d’absolu en création comme Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1978 ; Jean-Marie Schaeffer, La Naissance de la littérature. La Théorie esthétique du romantisme allemand, Paris, PENS, coll. Arts et langage, 1983 ; André Stanguennec, La Philosophie romantique allemande, Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des philosophies, 2011. Return to text

6 Etienne Hatt, « Compte-rendu d’exposition de Sophie Ristelhueber. What the Fuck ! », Art press, n° 529, 2025, p.78 Return to text

7 Certaines photographies de ces séries sont présentées dans l’exposition telles que celle(s) de la guerre civile (« Beyrouth, Photographies », 1984), du tremblement de terre (« Arménie », 1989), de la première guerre du Golfe (« Fait », 1992), les conflits balkaniques (« Every One », 1994 et « La Campagne », 1997), puis le 11 septembre (« L’Air est à tout le monde, II, III, IV », 2000, 2001, 2002), de la Mésopotamie à Babylone (« Dead Set », 2000 et « Irak », 2001), « Track# » (2012), « Thuel » (2016). Return to text

8 Raphaële Bertho, « Retour sur les lieux de l’événement : l’image “en creux” », Images Re-vues, n° 5, 2008, URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/336 Return to text

9 S’inquiéter devant chaque image entretien avec Georges Didi-Huberman, Vacarme, n° 37, 2006, p. 4-12. Return to text

10 Texte introductif de l’exposition de Vinciane Despret, 2024. Return to text

11 Expression de Georges Bataille, empruntée par Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal [2007], Paris, Bayard, 2018, p. 25 ; Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2013, p. 94. Return to text

12 Les photographies liées à la série What the Fuck! sont tirées en numérique sur papier Hahnemühle German Etching 310 g. Return to text

13 Reinhart Koselleck. Le futur passé. Contribution à la sémantique des Temps Historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Jeanne Ricoeur, « Sophie Ristelhueber, « What the Fuck ! » », Déméter [Online], 13 | Été | 2025, Online since 10 octobre 2025, connection on 18 novembre 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2312

Author

Jeanne Ricoeur

Doctorante en Arts plastiques sous la direction de Nathalie Delbard et Arno Gisinger à l’Université de Lille.

Copyright

CC-BY-NC