« YOKO ONO : MUSIC OF THE MIND », la plus importante rétrospective britannique consacrée à Yoko Ono (1933), s’est tenue à la Tate Modern de Londres du 15 février au 1er septembre 2024. L’exposition retrace le parcours avant-gardiste de l’artiste depuis les années 1950, mettant en lumière sa contribution pionnière à l’art conceptuel, à la performance et à l’art participatif1. Elle présente plus de 200 œuvres, des pièces conceptuelles comme Grapefruit (1964) aux performances emblématiques comme Cut Piece (1964), en passant par ses collaborations musicales avec John Lennon. L’accent est particulièrement mis sur ses œuvres participatives qui incarnent sa vision de l’art comme moyen de « stimuler l’imagination et libérer l’esprit2 ». Ces installations invitent le spectateur à devenir acteur de l’exploration artistique d’Ono, illustrant sa conception d’un art qui transcende les frontières traditionnelles entre création et réception.
L’exposition suit une progression chronologique, débutant avec Lighting Piece (1955) et Instructions for Paintings (1961-2), accompagnées de photographies documentant les performances d’Ono à New York et Tokyo. Viennent ensuite Strip Tease Show (1964) et Cut Piece, suivis de Grapefruit et des collaborations avec Lennon des années 1960. Enfin, les dernières salles présentent les œuvres réalisées de 1965 jusqu’à aujourd’hui. Si cette organisation chronologique structure l’exposition, elle ne reflète pas complètement la démarche d’Ono, qui revisite constamment ses formes d’expression. Par exemple, ses performances emblématiques, comme Cut Piece, ont été réinterprétées plusieurs fois dans différents pays. Les répétitions sont manifestes tout au long de l’exposition, ce qui reflète une vision artistique cohérente. La cohérence de l’œuvre d’Ono se manifeste non seulement dans ses thématiques récurrentes (notamment son rejet de l’art traditionnel et son engagement pacifiste), mais aussi dans sa méthodologie artistique, qui se caractérise par l’utilisation du langage et la participation du public. Cette approche méthodologique a en effet établi sa position de pionnière de l’art conceptuel et du mouvement Fluxus3. Par conséquent, nous consacrerons notre analyse des œuvres et de l’expérience artistique proposées par cette exposition aux deux axes fondamentaux de sa démarche : le langage et la participation.
Wish Tree
L’exposition débute par Wish Tree for London (1996), une installation composée de deux oliviers dans le hall d’entrée, accompagnés d’une table, de stylos, de papier et de ficelle. Les spectateurs sont invités à écrire leurs vœux sur des morceaux de papier fournis et à les nouer aux branches des arbres. S’inspirant de son enfance au Japon, Yoko Ono transpose la pratique traditionnelle d’accrocher des vœux dans les temples dans un contexte artistique contemporain4. Cette transposition opère une transformation significative : alors que le rituel traditionnel implique une participation routinière et standardisée5, l’installation artistique sollicite un engagement conscient et réflexif des spectateurs. L’œuvre acquiert également une dimension collective particulière, dans laquelle les participants contribuent ensemble à créer un univers partagé de souhaits. Cela manifeste la philosophie d’Ono, selon laquelle « l’esprit a le pouvoir de réaliser le bien par la visualisation et l’action collective6 ». Cette recontextualisation influence considérablement la manière dont les participants appréhendent l’acte d’écriture du souhait et interagissent avec l’installation. Dans cette perspective, il convient d’analyser l’instruction précise fournie par l’artiste :
Make a wish. Write it down on a piece of paper. Fold it and tie it around a branch of the wish tree. Ask your friend to do the same. Keep wishing. y.o.7
Cette utilisation du langage oriente l’interprétation du public vers une dimension communautaire plutôt qu’individuelle. Les souhaits constituent en effet généralement une affaire personnelle. Or, l’instruction « Ask […] to do the same » et le choix des mots « your friend » évoquent des valeurs partagées et un lien affectif. L’instruction « Keep wishing » suggère par ailleurs une démarche durable plutôt qu’éphémère. Le contexte de l’œuvre renforce cette dimension collective. Bien que les instructions ne mentionnent pas explicitement la paix, la description de l’installation précise : « Vous êtes invités à écrire vos vœux de paix et à les nouer aux branches des arbres8 ». Elle fait également référence à l’IMAGINE PEACE TOWER (2007 —), établie en mémoire de John Lennon9. Cette contextualisation oriente les spectateurs vers des vœux de nature communautaire (comme la paix mondiale et l’opposition aux conflits) plutôt que strictement personnels, créant ainsi une communauté de messages pacifiques.
Toutefois, bien que le geste physique d’accrocher des vœux soit similaire dans la tradition japonaise et Wish Tree, l’œuvre s’inscrit dans un contexte anthropologique plus large. En effet, cette pratique transcende la tradition japonaise dont Ono s’est inspirée, puisque l’acte de formuler un vœu sur un objet, comme un arbre, est universel dans toutes les cultures humaines10. Cette universalité des rituels de souhaits, ancrée dans une expérience humaine partagée, confère à Wish Tree une accessibilité qui facilite l’engagement du public. Pourtant, malgré cela, l’expérience du souhait dans l’œuvre d’Ono est aussi singulière qu’universelle. Le cadre artistique, le cheminement de l’artiste et la spécificité de ses instructions transforment l’acte rituel et banal en une expérience artistique distincte. La relation entre universalité de l’acte et singularité du contexte constitue la force de l’installation : l’accessibilité du geste encourage la participation, tandis que sa recontextualisation artistique en renouvelle profondément l’expérience. L’expérience artistique produite par Wish Tree se situe donc à l’intersection de l’art et du quotidien. L’expérience vécue par le spectateur, bien que commune et ordinaire, devient une expérience singulière par son inscription dans un contexte artistique. À son tour, la perception du quotidien du spectateur est également influencée par cette dernière. Cette interaction réciproque permet aux participants d’enrichir leur rapport aux gestes similaires dans leur vie, leur donnant désormais une dimension artistique potentielle.
Les Instructions
La forme de l’instruction se retrouve également dans les œuvres d’art conceptuel les plus radicales d’Ono, telles qu’Instructions for Paintings et Grapefruit. Dans cette exposition, pour Instructions for Paintings, les vingt-deux instructions, écrites à l’encre noire sur papier, sont disposées sur les murs à hauteur des yeux. Chaque instruction, soigneusement calligraphiée par Toshi Ichiyanagi11 en japonais, est encadrée et accompagnée de sa traduction en anglais. Instructions for Paintings d’Ono représentent une étape cruciale dans l’émergence de l’art conceptuel. En se détachant de ses premières pièces qui combinaient instructions et objets physiques, cette série marque l’avènement d’œuvres d’art uniquement constituées d’instructions12. Elle préfigure ainsi les développements ultérieurs du mouvement conceptuel, tels que les « Statements13 » de Lawrence Weiner ou les instructions de Sol LeWitt14. Toutefois, si les instructions d’Ono partagent avec l’art conceptuel l’objectif de dématérialisation de l’art, elles se distinguent par leur interaction immédiate avec le public, contournant la médiation conventionnelle du commissaire d’exposition. En outre, la nature souvent irréalisable ou hautement conceptuelle de ces instructions, qui stimule l’imagination des spectateurs, les rapproche davantage d’œuvres poétiques que de simples directives de création.
Dans cette pratique, le langage joue un rôle fondamental qui transforme la lecture ordinaire en une expérience artistique complexe. Au-delà de la simple perception visuelle, cette expérience linguistique invite les spectateurs à participer à une séquence de lecture, d’interprétation et d’exécution imaginaire. Ce processus repose sur la nature abstraite des instructions, qui donnent lieu à de multiples interprétations, permettant ainsi à chaque spectateur de devenir un créateur actif d’une version unique de l’œuvre15. Une simple instruction écrite devient alors l’invitation à une infinité de créations mentales, transformant le spectateur en un acteur central de l’œuvre d’Ono. Influencée par sa formation théâtrale et musicale, Ono perçoit son instruction comme une partition de musique. De ce point de vue, les instructions d’Ono fonctionnent comme un texte dramatique ou une partition musicale, c’est-à-dire qu’elles se trouvent dans un état anticipatoire de l’œuvre, en attente d’exécution16. Dans le domaine du théâtre, un acteur ne se contente pas de lire le texte ou de le répéter superficiellement ; il l’analyse, s’approprie le rôle et lui donne une interprétation unique. De même, un musicien ne se limite pas à une simple répétition mécanique des sons écrits. À travers l’interprétation de la partition, la maîtrise de la respiration et la gestuelle précise, le musicien crée sa propre sonorité. De la même manière, le spectateur qui met en œuvre les instructions d’Ono ne se contente pas de les exécuter mécaniquement ; il les interprète, les intériorise, et produit ainsi une œuvre singulière. Il est important de souligner que les œuvres à instructions se distinguent des partitions classiques par la place qui est accordée aux spectateurs. Ces derniers ne constituent pas de simples récepteurs passifs, mais des interprètes actifs à part entière.
Le langage agit ici comme une passerelle entre la réalité matérielle et l’univers imaginaire : suivant les instructions, les spectateurs s’évadent mentalement de l’espace d’exposition avant de revenir à la matérialité des mots. Cette approche démontre non seulement la capacité des œuvres d’Ono à exister sans matérialisation physique, mais élève également des actes quotidiens, comme la lecture, au rang d’expériences artistiques. Ainsi, bien que la participation du public soit au cœur de son travail, le langage reste le catalyseur clé de ce processus créatif. Cependant, comme la lecture représente avant tout un acte mental, l’exécution des instructions se déroule dans l’imagination de chaque spectateur. Chacun vit donc une expérience unique dans sa conscience, qui ne peut être entièrement partagée avec autrui. Seuls l’instruction en elle-même et l’acte physique de la lecture sont partagés entre les participants. En d’autres termes, l’expérience de chaque spectateur est indépendante et isolée. En plus de cela, Ono établit également une séparation entre l’artiste et son public. En particulier, dans Grapefruit, le choix de la dactylographie renforce la séparation initiée dans Instructions for Paintings avec l’écriture déléguée à Ichiyanagi17. Alors que l’écriture manuscrite favorisait une résonance physique et émotionnelle avec le spectateur, engendrant une expérience intersubjective, l’impersonnalité typographique instaure une distance critique. Cette distanciation dans une œuvre participative permet de préserver la distinction entre l’instruction artistique et son appropriation par l’imagination de chaque spectateur. La distance entre l’artiste et le spectateur, associée à l’isolement de l’œuvre dans l’imagination de ce dernier, génère ainsi des expériences singulières qui, même si elles proviennent d’une source commune, restent irréductiblement individuelles.
Or, dans l’exposition de la Tate Modern, certaines instructions d’Ono sont également présentées sous forme d’installations physiques, comme Painting to Hammer a Nail (1961) et Shadow Piece (1963). Ces réalisations sont délibérément séparées spatialement de leurs instructions textuelles, créant ainsi une distinction temporelle et spatiale dans l’expérience de celui-ci. Cette disposition stratégique préserve l’autonomie de l’imagination du spectateur par rapport aux instructions, tout en soulignant l’écart inévitable entre l’œuvre imaginée et sa matérialisation par l’artiste. En particulier, les instructions impliquant une participation physique révèlent le décalage entre l’expérience imaginaire et l’action concrète. Painting to Hammer a Nail est une création qui met en évidence la dualité entre conception mentale et expérience corporelle. Elle consiste en un tableau en bois blanc sur lequel les visiteurs peuvent enfoncer un clou à l’aide d’un marteau fourni18. L’engagement physique dans cette œuvre révèle une tension intéressante entre attente et réalité. Lorsqu’un spectateur enfonce un clou, il peut être étonné par l’effort physique requis ou le volume sonore produit, ce qui peut l’amener à reconsidérer son interprétation initiale de l’œuvre. Cette confrontation dévoile une réalité fondamentale : bien que nous partagions un langage commun, chacun l’interprète et le vit de manière unique.
L’utilisation du langage d’Ono dans son art offre une multiplicité d’expériences artistiques. Cette complexité se manifeste dans la tension entre les instructions de l’artiste et les œuvres imaginées par les spectateurs, ainsi que dans les interprétations variées selon la perspective individuelle de chacun. Par ce dispositif ordinaire mais puissant, Ono crée un espace de potentialités artistiques infinies, où l’œuvre se réalise différemment dans chaque conscience, tout en conservant son caractère conceptuel unique.
Add Colour (Refugee Boat)
Add Colour (Refugee Boat) (1960) est une installation participative qui occupe une salle entière de l’exposition. Au centre de la pièce, entièrement recouverte de blanc, se trouve un bateau en bois, également peint en blanc. Cette mise en scène initiale, épurée et monochrome, sert de toile vierge tridimensionnelle pour inviter le public à intervenir. Le long d’un des murs, une table présente des stylos de différentes nuances de bleu et de blanc, disposés de manière que les visiteurs puissent facilement y accéder. Enfin, l’instruction simple mais évocatrice — « Just blue like the ocean19 » — est inscrite à l’entrée de la salle. Les visiteurs sont invités à remplir l’espace de leurs traces en utilisant les stylos fournis. Ils peuvent s’exprimer de diverses manières, que ce soit par des écritures ou des motifs abstraits. Au fil de l’exposition, l’œuvre évolue graduellement avec les contributions successives du public. Les marques des spectateurs s’empilent, formant une couche de bleu qui recouvre progressivement la surface blanche. Le bateau et les surfaces murales se transforment alors en une composition collective où les différentes nuances de bleu évoquent les mouvements de l’océan.
Cette œuvre trouve son origine dans la réponse d’Ono aux reportages sur les réfugiés20. L’acte collectif de remplir l’espace en bleu océan par les spectateurs devient alors une métaphore de l’ouverture maritime comme voie vers la liberté et la paix. Cependant, si le titre évoque la question des réfugiés, l’instruction elle-même reste remarquablement simple : il s’agit de remplir l’espace d’une couleur bleue comme l’océan. Cette approche minimaliste accorde au public une liberté d’expression. Pourtant, même en l’absence de directives spécifiques, les participants inscrivent spontanément des messages sociopolitiques, en particulier sur les conflits actuels (« FREE PALESTINE », « FREE UKRAINE »). Cette attention portée sur les conflits dans des régions spécifiques, plutôt que sur la thématique générale des réfugiés, s’explique par la convergence du contexte sociopolitique et de l’association historique d’Ono au pacifisme. En d’autres termes, les spectateurs s’expriment sur la société dans laquelle ils vivent, dans le contexte de l’œuvre d’Ono. Ainsi, l’installation se transforme en une scène de dialogue entre la participation du public et l’engagement social de l’artiste. Avec le temps, ce dialogue transcende l’expérience individuelle pour engendrer également une interaction entre les participants. Lorsque les spectateurs pénètrent dans la salle remplie de traces bleues, ils les observent d’abord, puis y participent pour créer une narration collective et une construction de sens partagée. Dans ce processus, ils sont naturellement influencés par les idées des spectateurs précédents dans leur manière de s’engager dans l’œuvre, et inversement, ils influencent également les spectateurs suivants. L’expérience de cette œuvre est ainsi établie de manière collective, aussi bien dans la relation triangulaire artiste-œuvre-spectateur que dans les interactions intersubjectives entre participants21.
Par ailleurs, dans Add Colour, l’engagement corporel des spectateurs prend une dimension physique et symbolique significative. L’exploration corporelle et sensorielle de l’espace, des gestes d’inscription jusqu’à l’observation de la dissolution de leur participation dans les strates bleues successives, génère une expérience physique complexe. Les participants explorent corporellement la dialectique spatiale entre l’espace accessible, représenté par les murs, et l’espace inaccessible, symbolisé par le plafond. Cette tension est renforcée par le contraste chromatique entre le bleu et le blanc, ce qui évoque métaphoriquement le paradoxe vécu par les réfugiés en mer : une voie de liberté pleine de possibilités, mais aussi une menace mortelle d’échec. Cette incarnation physique de la tension entre espoir et désespoir suscite une empathie corporelle avec la vie des réfugiés.
Or, l’expérience d’Add Colour entre en résonance avec une autre installation présentée simultanément durant l’exposition d’Ono à la Tate Modern : The Flooded Garden d’Oscar Murillo, du 20 juillet au 26 août 202422. Située dans le hall d’entrée des bâtiments, cette œuvre participative invite également le public à interagir avec d’immenses toiles en utilisant des peintures bleues et roses. L’installation finale crée un passage immersif entre des murs incurvés, où les visiteurs peuvent se promener. Les parois, couvertes de messages du public, font écho au travail d’Ono, comme en témoignent les inscriptions poignantes « blessed are the SEA For Us Migrants » et « Palestine ». Les visiteurs traversant The Flooded Garden avant d’accéder à l’exposition d’Ono perçoivent d’emblée les similitudes entre les deux installations : la forme arquée, l’engagement participatif du public et l’utilisation dominante du bleu créent une forte résonance visuelle et conceptuelle. Ce lien se renforce encore lorsque les spectateurs retraversent l’œuvre de Murillo pour sortir, ce qui amplifie l’expérience d’empathie collective engendrée par les deux installations. Malgré leurs origines et leurs contextes distincts, l’interaction fortuite de ces deux œuvres crée une dynamique remplie de sens. L’expérience participative de chaque installation enrichit la compréhension de l’autre, générant une résonance artistique qui s’intensifie à travers le parcours du spectateur entre ces deux univers créatifs. Cette similarité des installations soulève des questions cruciales. Par exemple, l’exposition préalable aux messages explicites inscrits dans The Flooded Garden risque de limiter la réception d’Add Colour. Alors qu’Ono propose une lecture polysémique des notions de réfugié, de mer et d’exil, les inscriptions politiques explicites dans l’œuvre de Murillo peuvent réduire le champ interprétatif. Toutefois, cette interaction entre les œuvres révèle également la dimension expansive de l’expérience artistique. Cela montre que l’influence réciproque des œuvres transcende leurs espaces respectifs pour affecter la perception globale du spectateur, qui peut même dépasser le domaine artistique. Dans Add Colour, l’expérience corporelle, sensorielle et empathique des spectateurs est enrichie par ses interactions avec d’autres œuvres, dépassant les limites spatiales et temporelles de l’exposition. Cette dynamique suggère que l’impact de l’expérience artistique peut se prolonger dans la vie quotidienne de chacun, au-delà des frontières entre l’art et le vécu.
My Mommy Is Beautiful
La dernière salle de l’exposition accueille My Mommy Is Beautiful (2004), une installation qui se déploie en deux œuvres distinctes mais complémentaires. La première est une série de neuf photographies représentant des parties du corps féminin, imprimées sur toile et suspendues au plafond. Ces images sont délibérément placées en hauteur, obligeant les visiteurs à lever les yeux, pour recréer la perspective d’un nourrisson regardant sa mère. La seconde occupe un mur entier de la salle avec quinze toiles blanches. Sur le mur opposé, on trouve une table et des chaises, sur lesquelles sont disposés des stylos et des morceaux de papier, formant ainsi une zone de réflexion et d’écriture. Cette configuration encourage une participation à la fois active et méditative de la part du public, afin de créer un dialogue intime entre l’aspect contemplatif des photographies suspendues et l’aspect participatif de l’installation interactive.
Pour cette dernière, les spectateurs sont invités à s’exprimer sur leur mère en écrivant un mot sur une feuille de papier, puis à le coller sur des toiles blanches.
Write your thoughts
of your mother.
Or pin a photograph
of her to the canvas23.
Si l’instruction reste neutre, le titre est plus suggestif : « My Mommy is Beautiful ». Le mot « Mommy », plus intime que « Mother », associé à « Beautiful », oriente vers une perception positive de la maternité. Cette connotation est renforcée par la description de l’œuvre comme « hommage intime aux mères24 », qui présente la maternité comme une valeur universelle et sacrée. De plus, le commentaire d’Ono sur les photographies suspendues — « Il faut lever les yeux vers le vagin et les seins au plafond — un peu comme on lève les yeux vers le corps de sa mère quand on est bébé25 » — souligne une relation mère-enfant idéalisée. Cette position surélevée des images évoque en même temps une forme d’adoration, reflétant la mythification sociale du lien maternel.
Le travail d’Ono semble donc exprimer un message à la fois direct et biaisé. Cependant, la force de l’œuvre réside dans l’hétérogénéité inattendue des réponses qu’elle provoque. La complexité des relations maternelles de chacun et l’image idéalisée de la maternité créent une tension qui agit comme un révélateur, suscitant des échanges d’une profonde authenticité. Malgré le ton positif du titre, les témoignages constituent une mosaïque complexe d’expériences maternelles, englobant l’expression d’un amour inconditionnel, mais aussi des récits traumatiques d’abandon et de maltraitance. La juxtaposition de ces témoignages, tantôt convergents, tantôt contradictoires, interroge ainsi les multiples facettes de la relation mère-enfant dans l’expérience humaine. Quant à l’évolution de l’œuvre, au début, le public colle le papier sur les toiles qui lui sont destinées. Avec le temps, l’accumulation progressive des contributions déborde des toiles pour envahir les murs adjacents dans une expansion organique. Cette prolifération transforme l’espace d’exposition en une vaste archive de récits individuels, formant une narration collective et évolutive. Au final, l’espace devient une étude quasi-sociologique de la maternité, illustrant la dialectique entre l’universalité de la figure maternelle et la singularité de chaque relation.
Or, bien que partageant un format participatif avec Add Colour et Wish Tree, My Mommy Is Beautiful se distingue par le traitement spécifique des contributions. Par exemple, alors que Add Colour transforme les écrits des spectateurs en une abstraction visuelle océanique, My Mommy Is Beautiful préserve l’individualité de chaque témoignage sur des supports distincts, malgré leur superposition progressive. Cette dynamique entre recouvrement et préservation de l’intégrité des récits individuels reflète la complexité de l’expérience maternelle, où s’articulent singularité personnelle et dimension collective. En revanche, si Wish Tree et My Mommy Is Beautiful partagent le principe de la préservation de l’individualité des participants, leurs dispositifs spatiaux reflètent des intentions distinctes. La structure tridimensionnelle de la première permet à chaque message de coexister visiblement, alors que la surface plane de la seconde entraîne un recouvrement successif. Cela traduit une divergence fondamentale : Wish Tree encourage l’expression d’une voix collective unifiée, contrairement à My Mommy Is Beautiful qui valorise la pluralité des récits personnels. Par conséquent, bien qu’elles aient un format participatif en commun, ces trois œuvres offrent des expériences distinctes. L’engagement linguistique de My Mommy Is Beautiful se distingue par une « écriture intime » qui sollicite l’exploration de souvenirs personnels, voire douloureux. L’œuvre crée ainsi un espace public unique où s’expose la vulnérabilité des expériences intimes des individus.
My Mommy Is Beautiful acquiert une profondeur critique lorsqu’elle est mise en perspective avec Cut Piece (1965), également présenté sous forme de documentaire dans cette exposition. Dans cette dernière, l’artiste est assise dans la posture seiza, une position féminine traditionnelle du Japon, et invite le public à découper ses vêtements à l’aide de ciseaux. Un moment critique survient lorsqu’un homme blanc s’attaque à ses sous-vêtements, déclenchant une réaction défensive subtile de la part de l’artiste. Cette séquence cristallise une dynamique troublante dans laquelle la vulnérabilité intentionnelle de l’artiste face à l’intervention masculine révèle l’objectivation du corps féminin et la violence de l’acteur-spectateur. À travers ce dispositif, Ono subvertit les rapports traditionnels artiste/spectateur tout en exposant les dynamiques de pouvoir genrées ; sa posture apparemment passive se transforme en une forme sophistiquée de résistance26. Cut Piece, réalisée avant l’émergence du mouvement féministe, s’inscrit dans une série d’œuvres d’Ono qui explorent le corps féminin, comme Fly (1970-1) et Rape (1969)27. Cependant, bien que son travail ait influencé significativement les mouvements féministes, anti-racistes et LGBT+, Ono refuse une catégorisation explicitement féministe. Elle souligne notamment que cette performance n’est pas exclusivement destinée à une performeuse féminine, et propose même une version où les spectateurs se découpent mutuellement leurs vêtements28. Cependant, cette indétermination volontaire de l’artiste ne supprime pas la dimension féministe de l’œuvre ; au contraire, elle enrichit sa lecture en offrant un espace d’interprétation complexe. Par exemple, dans Cut Piece, la posture seiza symbolise son identité à la fois féminine et asiatique29. Cela reflète le fait qu’Ono, en tant que femme asiatique dans la société occidentale, subit une double objectivation.
Dans My Mommy Is Beautiful, Ono maintient également une ambiguïté délibérée. Si le titre suggère une intimité positive, l’instruction reste neutre en laissant leur engagement dépendre entièrement de leurs expériences personnelles. Son invitation à épingler des photographies de leur mère suscite une interprétation encore plus complexe, dans la mesure où elle crée un dialogue avec le travail photographique de l’artiste suspendu au plafond. Alors que les images d’Ono ne montrent que des organes génitaux et des seins, celles des spectateurs révèlent des visages individuels. En juxtaposant ces deux représentations de la maternité, l’œuvre crée une tension entre l’universalité abstraite de la condition maternelle et la singularité de chaque mère en tant qu’être unique30. Cette tension instaure une dynamique entre la représentation idéalisée et l’expérience vécue, ce qui permet de déconstruire la mythification de la maternité. L’œuvre incarne ainsi l’adage féministe « le personnel est politique31 ». Sans être ouvertement provocatrice, elle remet en question de manière subtile les conceptions sociales de la figure de la mère, prolongeant ainsi l’approche critique d’Ono à l’égard des représentations du corps féminin.
Critique et conclusion
La rétrospective « YOKO ONO : MUSIC OF THE MIND » à la Tate Modern offre une vue panoramique significative de l’œuvre d’Ono, et montre son importance dans l’art contemporain. Toutefois, quelques points interrogent. Par exemple, la présentation chronologique de la scénographie fragmente artificiellement sa pratique artistique intrinsèquement fluide, et les œuvres, notamment celles des instructions, ne sont pas suffisamment explorées pour permettre de comprendre leur influence sur l’art conceptuel.
Cependant, la plus grande limite de l’exposition réside dans la représentation d’Ono en tant qu’artiste autonome. En effet, la prédominance de son lien avec John Lennon persiste à travers la scénographie, en particulier dans le traitement de Ceiling Painting (1966). Cette pièce consiste en une échelle blanche sur laquelle les visiteurs sont invités à grimper pour regarder, à travers une loupe suspendue, l’inscription « YES » écrite en lettres minuscules sur le plafond. Initialement conçue comme une expérience participative engageant physiquement les spectateurs, cette installation est devenue emblématique en raison de son histoire associée à la première rencontre entre Ono et Lennon32. Dans ce contexte, sa présentation inaccessible au public lors de cette exposition, accompagnée d’une documentation photographique, la transforme en une sculpture monumentale. Cette approche tend à privilégier la dimension anecdotique au détriment de sa signification artistique originelle, renforçant ainsi l’idée préconçue que Yoko Ono n’est perçue que comme « la femme de John Lennon ». En plus, les références récurrentes aux relations conjugales d’Ono dans les textes explicatifs, notamment avec Ichiyanagi, Cox et Lennon, compromettent davantage la reconnaissance de son autonomie artistique. Cette attention excessive accordée à ses associations masculines occulte la singularité de l’artiste et son travail artistique. Une approche curatoriale plus focalisée sur sa pratique artistique aurait mieux permis de reconnaître l’originalité et la portée de son œuvre.
Par ailleurs, la commercialisation des instructions d’Ono sous forme de cartes postales soulève une problématique fondamentale quant à la nature de l’œuvre conceptuelle. Cette marchandisation présente un double paradoxe. D’une part, bien que ces cartes puissent être considérées comme l’œuvre elle-même plutôt que comme de simples reproductions, car elles contiennent les instructions d’Ono telles quelles, leur acquisition matérielle semble superflue. En effet, l’œuvre existe déjà dans l’esprit du spectateur et l’instruction peut être reconstruite par la mémoire ou la transcription du langage. D’autre part, cette commercialisation va à l’encontre de l’intention initiale de l’artiste, qui était de créer des expériences infinies à partir du langage et de l’imagination uniquement33. L’essence de l’œuvre d’Ono ne réside pas dans l’objet physique de l’instruction, mais dans l’expérience qu’elle procure au spectateur. Contrairement à l’art conceptuel en général, où l’instruction seule est considérée comme une œuvre autonome, celle d’Ono nécessite une exécution pour être complétée. Comme mentionné dans l’analyse, les instructions d’Ono sont dans un état préliminaire, attendant d’être exécutées, à la manière d’une partition musicale. Une question sur la complétude de l’œuvre vendue est alors soulevée : l’instruction imprimée, sans exécution effective, constitue-t-elle une œuvre d’art à part entière ou reste-t-elle inachevée ? En effet, un acheteur qui ne réaliserait pas les instructions ne posséderait l’objet que comme un simple souvenir, sans véritablement posséder l’œuvre. Certes, l’artiste a elle-même produit des œuvres commerciales, comme Grapefruit et Ono’s Sales List (1965). Cependant, si les précédentes initiatives commerciales de l’artiste relevaient d’une critique institutionnelle34, la vente de cartes postales par la Tate Modern, en tant que produits dérivés institutionnels avec le logo de la galerie, compromet doublement son intention artistique : elle dilue sa critique du marché de l’art, tout en contredisant sa conception d’un art accessible par l’appropriation imaginative.
Notre analyse s’est concentrée sur les œuvres de Yoko Ono qui privilégient le langage et la participation du public, tout en reconnaissant la présence d’autres installations participatives significatives, comme Bag Piece (1964), White Chess Set (1966) et Helmets (Pieces of Sky) (2001). À l’instar des œuvres étudiées, ces pièces ne prennent leur sens complet que dans l’interaction entre spectateur, œuvre et artiste, offrant une expérience à la fois physique, sensorielle et cognitive. Toutefois, si le langage est central dans toutes ces œuvres, il se distingue particulièrement dans celles que nous avons analysées. Dans les autres œuvres mentionnées ci-dessus, la participation du spectateur engendre également une expérience physique et émotionnelle. Toutefois, cette expérience reste limitée à l’individu. Lorsqu’un visiteur quitte le lieu d’exposition, il est possible qu’il laisse une trace temporaire de son passage (un sac dérangé, un échiquier dont la partie est terminée). Cependant, cette trace est systématiquement effacée par le visiteur suivant. Par conséquent, de sorte qu’elle ne s’accumule pas et n’influence pas l’expérience du spectateur suivant. Contrairement à ces œuvres où l’artiste utilise le langage à sens unique pour s’adresser au public, des installations, telles que Wish Tree, Add Colour (Refugee Boat) et My Mommy Is Beautiful, encouragent un usage réciproque du langage, créant ainsi un véritable dialogue, non seulement entre l’artiste et les spectateurs, mais également entre ces derniers. Le langage se transforme en un dispositif partagé qui permet aux spectateurs de s’engager activement dans l’œuvre, que ce soit par l’expression de valeurs communes ou de récits intimes, tout en explorant ses dimensions physiques, spatiales et temporelles. Ainsi, le langage et la participation sont des aspects fondamentaux de l’œuvre d’Ono. L’œuvre de l’artiste, qui oscille constamment entre la poésie ambiguë et l’expression claire et directe, sollicite constamment l’imagination et les interrogations des spectateurs. Cette démarche amène à une réflexion sur la nature de l’expérience artistique participative.
En fin de compte, cette exposition à la Tate Modern permet de découvrir en profondeur l’univers artistique d’Ono, longtemps occulté et sous-estimé. Elle démontre la puissance de sa pratique artistique, qui parvient à susciter l’engagement actif et l’empathie profonde du public. Elle met également en lumière l’exploration artistique d’Ono et ses réflexions significatives sur des questions sociales, telles que la paix mondiale et le féminisme. Cette exposition dévoile enfin les œuvres participatives, immersives et empathiques de l’artiste, démontrant sa capacité à créer des expériences artistiques qui touchent profondément le public encore aujourd’hui.
« YOKO ONO: Music of the Mind », cat. exp. (Londres, Tate Modern, 15 fév. – 1 sep. 2024), Londres, Tate Publishing, 2024.
