D’abord, c’était un effort considérable pour venir au spectacle.
Trouver le temps, trouver les moyens, sauter le pas.
Venir sans regarder la feuille de salle, ni la programmation.
Dans une recherche, malgré la crainte, de se faire surprendre.
Le début du spectacle me rassure, supprime toutes les craintes en amont.
Il fait du bien, parce qu’il y a des références connues. Cette musique, qui est peut-être celle de la bande originale de Ghost Dog, les influences hip-hop, apportent une sensation de bien-être, balayent une forme d’élitisme, me font sentir finalement à ma place : je suis comme dans des petits chaussons.
Un corps, de la lumière, du rouge, du blanc.
Trois langues. Arabe tunisien, anglais, français.
La lumière, assez blanche.
Le corps, un peu fantomatique. Je dis ça à cause du rideau de fond, d’aspect brillant, qui est comme une deuxième peau pour lui, un peu lourde.
Les mouvements de Mohamed Toukabri évoquent un oiseau, des métamorphoses, un corps qui change de corps et d’allures, qui dépasse parfois le stade de l’humain. Ses bras tracent des ellipses, fendent l’air en diagonale. Dans le calme. Puis la tonicité s’éveille davantage, avec des figures de break, des figures de danse classique, dégagés, ports de bras.
Ce qui me vient, c’est le mot « langages », au pluriel.
C’est le corps d’un jeune homme arabe, à la tête couverte d’un foulard, qui danse.
Un texte s’affiche sur l’écran, une voix désincarnée résonne, les deux questionnent les langues que l’on parle, que l’on perd, qui sont non-transmises, oubliées. Mais qui nous parle ? La voix s’identifie au féminin. Une IA ? La mère de Mohamed Toukabri, présente dans sa pièce précédente, The Power of (The) Fragile ? Le rapport aux mots affichés et entendus est complexe, crée en nous des paradoxes. La danse pourrait se suffire à elle-même, le trop-plein de mots prend le pas sur son existence : on lâche la danse du regard pour pouvoir lire. Cela crée parfois une redondance du discours, voire devient didactique, impose une lecture univoque de la situation alors que le travail semble vouloir abonder dans une mise en valeur de la pluralité. La voix nous indique qu’il n’y aura pas de traduction de la langue arabe, « langue étrange, langue étrangère » et nous conseille : « Écoutez sa musique, perdez-vous, attrapez, cherchez ou ne cherchez pas, ceci n’est pas un exercice de compréhension, c’est une invitation à écouter autrement. » Mais finalement, plus loin, le texte sera traduit quand même1. On se dit que c’est dommage, parce que c’est intéressant de voir ce qui se trouve lost in translation, expérimenter ce qui pourrait nous frustrer, nous troubler, s’inventer dans l’espace ouvert pour tenter une relation envers une langue que nous sommes nombreux·ses à ne pas parler autour de la table.
Cette présence des mots, cette histoire de langues créent une pluralité de stratégies de réception, l’émergence de questionnements singuliers et fertiles. Certain·es spectateur·ices disent être parvenu·es à s’émanciper du côté autoritaire des paroles, d’autres le subissent et en sont frustré·es. Les mots sont pris comme des injonctions, des manières de voir. Pour d’autres au contraire ce sont des points d’accroche, pour nourrir les allers-retours entre le corps et l’écrit. On dit :
la danse est comme une quatrième langue
les mots donnent du sens à la chorégraphie
il n’y a pas forcément de résonance entre les phrases projetées et la danse
je ne me suis pas du tout senti·e concerné·e par le texte
c’était fort pour moi qu’il y ait des mots dans un spectacle de danse
j’allais de surprise en surprise, happée
j’ai été touchée de bout en bout parce que je partage les questionnements qu’il affiche dans le texte.
On dit encore que c’est envahissant, ce trop-plein de choix, on n’arrive pas à choisir, à tout embrasser du regard et de l’attention. On entend que le corps n’a pas besoin de sous-titres, parce que l’on est dans l’organique, le viscéral. Que le travail s’inscrit dans des allers-retours entre une culture qui serait légitime et d’autres qui le seraient moins, que l’on est dans une tentative de geste « décolonial », pour décoloniser les techniques apprises, intégrées par ce corps qui danse devant nous. Le mot apparaît à l’écran, décolonial, mais le dire ne suffit pas à rendre le processus actif. Quelqu’un dit que la lutte politique se passe derrière le rideau, quand il disparaît puis revient, dans la lumière rouge. Quelqu’un d’autre dit que cet ancrage politique n’opère pas.
Le mot « radicalité » est employé dans nos discussions et recouvre des acceptions différentes : son geste chorégraphique se veut radical mais il manque d’engagement, certain·es trouvent le texte très radical, pour d’autres on tourne en rond, c’est une avancée peu claire dans ces eaux politiques. On entend « engagement sans faille, beauté, manque, trop ». Jeter un mot dans la bataille donne à parler.
Et alors, dans la diversité des techniques et des savoirs que Mohamed Toukabri a à sa disposition, il y a une envie d’en savoir plus, de connaître sa langue à lui. Est-ce qu’il parvient à faire son propre langage à partir de tout ce qu’il expose, tout ce qu’il traverse ? Son geste chorégraphique tente de déconstruire son parcours de danseur. Son corps est qualifié de « prodigieux », certain·es évoquent des jalons de l’histoire de la danse contemporaine qui font partie de lui, Cunningham, Anne Teresa De Keersmaeker. D’autres des jalons de l’histoire du hip-hop, du rap américain qui émaille la bande-son à plusieurs moments. C’est elle qui suggère des rapprochements entre ces repères.
« I had to, like, open the bruise up and let some of the bruise blood come out to show them. »
Cette phrase, base répétitive du morceau Come out composé par Steve Reich, est extraite du témoignage d’un militant pour le mouvement des droits civiques, arrêté et battu par la police. En 1982, Keersmaeker crée le troisième mouvement de Fase sur cette pièce sonore. Si l’on creuse, si l’on a des voies d’accès à ce feuilletage du sens, il y a cette complexité-là à attraper.
Avec ce son apparaît la violence, mais on la percevait déjà dans le corps, dans le texte projeté, dans le tout premier son – on aurait dit un craquement d’os –, font remarquer certain·es spectateur·ices. Une violence qui vient de l’extérieur. Parmi les changements de costumes, certains font penser à une armure, une enveloppe de protection, une figure de samouraï, de lutteur. Il y a quelque chose de martial dans ce corps. On voit aussi un enfant qui joue des rôles, un adolescent, une dégaine de star du rap. Il porte des voiles noirs, un masque intégral à paillettes, un gilet pare-balles. Se protéger, se cacher, lutter. Les corps racisés visés, tués. Peut-être qu’il tente de fermer les vannes, pour ne plus se propager, ne plus se déverser. Il tente de prendre de la place, devenir plus grand. Peut-être qu’il veut aussi casser quelque chose en lui, casser son geste, son rythme, ses chemins, bousculer sa musique intérieure. Peut-être qu’il est en quête de quelque chose en lui, qu’il cherche à se défaire d’impositions et que le rituel qui est nommé dans le texte et que l’on a du mal à cerner jusqu’alors est là. Dans cette tentative de composition avec la fragmentation de soi-même, et la question définitivement active de la traduction.
