Cœur critique 2 - L’avalanche

Pamina de Coulon, Niagara3000, Maison Folie Wazemmes, Lille, Festival Latitudes Contemporaines.

Editor's notes

Les Démêlées est un journal de critique de danse local, né en 2018 dans les Hauts-de-France, écrit par une communauté mouvante de spectateur·ices. Cet espace est impulsé par le désir de faire de la danse une matière à discuter, la co-écriture de textes critiques y est devenue une marque de fabrique. En complicité avec l’équipe des Latitudes Contemporaines, l’envie de pratiquer la critique chorale s’est étendue au-delà de l’équipe de contributeur·ices régulier·es en proposant trois moments de Cœurs critiques aux spectateur·ices du festival qui s’est déroulé en juin 2025 à Lille. Chaque cœur critique commence par un temps d’échange juste à la sortie de la représentation. L’équipe des Démêlées prend des notes de ce qui se formule à chaque table, essayant d’attraper les nuances et les contradictions au fil des paroles partagées. Dans les semaines qui suivent, un texte est mis en forme à partir de la discussion, puis proposé à la relecture et aux reprises à l’ensemble des personnes qui ont participé et souhaité suivre le processus critique. Cette année, trois textes sont issus des Cœurs critiques, les voici.

Author's notes

Critique chorale issue du cœur critique du 25 juin 2025

Mise en forme : Marie Pons

Text

Ceci est une tentative de dérouiller la pensée, de la raffermir. Car l’ennemi N° 1 c’est à la fois la rouille et les termes édulcorés du langage pour dire le vivant qui meurt. Il n’y a pas de première fleur de l’année. Il n’y a pas de biomasse, ni d’effondrement de la biodiversité. À la place, il y a des cycles du vivant qui se succèdent dans un climat tempéré, des poissons d’eau douce qui lèvent les yeux vers le futur qui arrive de l’amont, il y a terres mortes eaux mortes comme banderole de nos conditions de vie à venir. Une fois que Pamina de Coulon étire sa bouche, mastique l’air et se prépare à y aller, voilà elle y va, c’est effectivement Niagara3000, le torrent des mots coule et nous emporte dans son lit. C’est la débâcle, la glace craque, fond, les phonèmes s’agglutinent et recouvrent le silence moelleux de la salle de spectacle, pour dresser un état des lieux d’une condition partagée, celle des vivants sur la planète Terre en 2025.

Il y a la surprise de comprendre qu’elle va juste parler, pendant plus d’une heure ça va être ça. Le constat de se dire que c’est une sacrée performance, parler avec un débit ultra-rapide seule au plateau, faire des liens acrobatiques mais sans accrocs entre de multiples endroits de pensée. Pamina de Coulon, performeuse-comédienne suisse, militante anti-nucléaire et globalement pour la survie des espèces, assume une posture de questionnement des discours dominants et des forces oppressives, en expose les mécanismes avec vigueur, nous en partage sa lecture.

Elle dit des choses qui me traversent mais que je ne suis pas capable de partager.
J’ai l’impression de vivre un débat de deux jours, autour de sujets dont j’ai l’habitude.
Elle m’a donné du travail pour des années. C’est tellement généreux que ça donne envie de creuser à plein d’endroits, de suivre les fils.
Le spectacle résonne avec des choses que je traverse aussi, comme avec des choses que je ne m’étais jamais formulées.
Elle me donne soif.

Est-ce que l’on va arriver à la suivre, à s’embarquer sur le même radeau, à ne pas décrocher ? Selon les expériences on a peur d’être recouvert·es par le flot d’informations, noyé·es, ou au contraire on la suit illico et le temps passe en un éclair. Elle est dans un flux de parole, d’eau, de vie. Elle prend une gorgée d’eau au tout début, juste avant de commencer à parler, et une autre à la fin, toute la coulée est bordée par cette eau qui la traverse. Le flux, c’est peut-être aussi celui de la panique, de l’urgence à dire et à faire, prendre une heure de temps pour parler devant un public qui écoute, alors remplir ce temps au maximum. Est-ce qu’elle porte son discours avec douceur ? Sans autorité ? Elle dit ce qui la touche. Elle respire quand elle peut, elle pompe à l’intérieur d’elle-même, dans sa vie, ses sentiments, les colères et joies qui la traversent, ce qui rend aussi émouvant ce partage.

On revient sur les sourires forcés du départ de la pièce, l’espèce de mise en bouche avant de commencer à parler. Elle fait semblant que tout va bien. Elle nous sourit dans les yeux. On dirait une enseignante qui se force à dire « bonjour » à sa classe, une nécessité. Elle instaure une gêne en nous, pour signifier que ça va peut-être être gênant ce que l’on va traverser, donc on s’entraîne.

La rapidité de passage d’un sujet à l’autre, on la décrit comme un robinet qu’on ne pourrait plus arrêter. Elle joue des glissements sémantiques et des connexions possibles, c’est déconcertant de fluidité, on se demande comment elle fait, pour lisser à la spatule les bonds de la pensée au point que tout glisse sans que l’on ait l’impression d’avoir affaire à des séquences, des strates, des tableaux différents. C’est comme un grand tout cousu ensemble, dont on ne voit pas les coutures. Tout n’est pas forcément écrit, elle doit avoir des termes clés, des repères ? On ne sait pas comment elle fait.

C’est hyper balèze d’arriver à tout lier comme ça, sans dire que tout est lié.

On nomme la force d’arriver à dire autant de choses en situant absolument tout et en se situant à l’intérieur des situations, un énorme défi de communication réussi. Répondre parfaitement à tous les prismes de lectures intersectionnels sans en faire une injonction, c’est fort. Elle parle depuis son corps, avec son corps qui fonctionne avec une maladie chronique. Sa posture l’engage dans le discours, elle est en prise avec le sens, elle commence au sol, elle s’ancre avec ses paumes de main, elle se tient. Une fois debout, elle vogue parfois sur les poufs de tissus alentour comme sur des morceaux de banquise. C’est une scénographie d’îlots malléables, cousus comme on tisse les idées, qui se compose d’assises aux contours doux et d’un étendard de ralliement au Club des Rustiques pour faire sécession du Club de l’Humanité qui prend décision catastrophique sur décision catastrophique. Le tout entre zone de repos bricolée et salle de réunion zen mais zadiste. On se demande si la dimension matérielle ne participe pas à conserver nos attentions, les sauts sur ces îlots sont comme quelques discrètes respirations, les siennes, les nôtres. Des mises en déséquilibre aussi, dans une recherche de non-stabilité, il y a une attention, une vigilance à toujours être en mouvement.

Que reste-t-il de ces sujets importants à la fin ? Qu’est-ce que l’on en fait ? Une impression d’avoir effleuré et en même temps exploré en profondeur une multitude de questionnements. Une reprise d’espoir sur pas mal de sujets négatifs, inspirée par l’image du rebond post-glaciaire terrestre, lorsque la terre décompresse et sort d’une zone de dépression. Une autre note d’espoir, en lien avec l’évocation de la construction d’un récit commun, pour tenter de créer une zone de communication désirable avec les générations précédentes, pouvoir se parler, en reconnaissant les oppressions systémiques. Mais aussi un besoin de prendre la parole, de pouvoir s’exprimer à son tour, de nuancer les injonctions entendues.

Certain·es se demandent où atterrir après avoir été face à ce dispositif théâtral frontal, auraient imaginé une forme d’horizontalité possible dans la pièce même. Autour des tables, on est soit décontenancé·e de ne pas avoir eu voix au chapitre ou au contraire stimulé·e par la matière avec laquelle on ressort. Plusieurs personnes nomment le désir que ça ne s’arrête pas. D’autres sont déçues que le silence de fin n’ait pas duré plus longtemps. La fin nous met devant notre désir qu’il y ait toujours quelque chose de plus qui se passe, c’est peut-être le symptôme du fait qu’on ne peut plus faire de pause. Ça nous renvoie à la sauvage patience, un terme-ressource puisé chez Adrienne Rich, qui nous accompagne pour continuer à mastiquer activement. On se demande, songeur·euses, ce qui est en train de rouiller chez nous le temps du spectacle. On se dit que l’on profitera quand même peut-être mieux de la pluie à venir.

https://lesdemelees.butternet.net/

References

Electronic reference

Les Démêlées, « Cœur critique 2 - L’avalanche », Déméter [Online], 13 | Été | 2025, Online since 01 octobre 2025, connection on 18 novembre 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2315

Author

Les Démêlées

Les Démêlées est un journal consacré aux critiques locales de danse, chorégraphie et performance, né dans l’agglomération lilloise et ses alentours en 2018. La version papier de huit pages, distribué gratuitement dans un réseau de structures partenaires co-fondatrices de la publication, a donné lieu à la publication de 16 numéros jusqu'à l'hiver 2024. Aujourd'hui, la présence critique des Démêlées se réinvente notamment sous la forme d'ateliers d'écriture partagés, comme avec le projet Cœurs Critiques.
Les Démêlées sont nées de l’envie de créer un espace critique qui permette d’échanger, d’écrire et d'expérimenter la critique collective, fabriquée à plusieurs mains. Il s'agit de prendre un temps pour rendre compte de ce que l’on voit, de ce que cela nous fait. En plus de cette grande place consacrée à la critique, Les Démêlées est aussi le lieu pour s’intéresser à la création en train de se faire, aux mouvements engagés sur un territoire, pour dialoguer avec celles et ceux qui prennent une part essentielle - et parfois invisible - dans la fabrication de futures formes chorégraphiques.

https://lesdemelees.butternet.net/

By this author

Copyright

CC-BY-NC