Cœur critique 3 – Contaminations

Arkadi Zaides, The Cloud, Maison Folie Wazemmes, Lille, Festival Latitudes Contemporaines

Editor's notes

Les Démêlées est un journal de critique de danse local, né en 2018 dans les Hauts-de-France, écrit par une communauté mouvante de spectateur·ices. Cet espace est impulsé par le désir de faire de la danse une matière à discuter, la co-écriture de textes critiques y est devenue une marque de fabrique. En complicité avec l’équipe des Latitudes Contemporaines, l’envie de pratiquer la critique chorale s’est étendue au-delà de l’équipe de contributeur·ices régulier·es en proposant trois moments de Cœurs critiques aux spectateur·ices du festival qui s’est déroulé en juin 2025 à Lille. Chaque cœur critique commence par un temps d'échange juste à la sortie de la représentation. L’équipe des Démêlées prend des notes de ce qui se formule à chaque table, essayant d’attraper les nuances et les contradictions au fil des paroles partagées. Dans les semaines qui suivent, un texte est mis en forme à partir de la discussion, puis proposé à la relecture et aux reprises à l’ensemble des personnes qui ont participé et souhaité suivre le processus critique. Cette année, trois textes sont issus des Cœurs critiques, les voici.

Author's notes

Critique chorale issue du cœur critique du 20 juin 2025

Mise en forme : Marie Pons

Text

Quelqu’un aurait envie de prendre cette pièce par un bout ?

Un nuage de fumée épaisse emplit l’écran de projection en fond de scène. Sous lui, un dôme de pierre s’écroule. C’est une belle image. C’est un bombardement. C’est une image terrible. C’est un début de spectacle. Arkadi Zaides nous accueille dans le calme, nous regarde, prend le temps de s’asseoir sur un tabouret au centre du plateau, attrape sa tablette numérique et commence à lire, à dire. « La lavande est une plante utilisée pour ses vertus médicinales depuis la nuit des temps, Lavender est une IA employée par l’armée israélienne pour cibler à distance la population de Gaza. » On regarde la fumée, le dôme, on voit la guerre, on est au présent, on écoute avec attention. The Cloud commence par faire des ricochets entre les mots, qui progressent comme des étincelles dans notre carte mentale : ils se posent en contraste les uns avec les autres, diffractent le sens ou le font éclater comme un projectile que l’on n’avait pas vu venir.

En rhizome, en système nerveux ou en mille-feuille selon les perceptions, la pensée du chorégraphe progresse. On avance dans la biographie partagée de cet homme d’une quarantaine d’années, né en Biélorussie, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie, qui a grandi en Israël et a quitté le pays pour travailler en Europe. Arkadi Zaides parle de son ami d’enfance qu’il retrouve après des années, de la conversation qui reprend entre eux, de leur enfance passée au bord de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. Une géographie tout à fait vertigineuse, une boucle temporelle qui nous ancre, à nouveau, dans le présent : Russie, Ukraine, nucléaire, Israël, nuages toxiques. Les couches anciennes de l’histoire tuent maintenant, les braises ne sont pas éteintes, les mensonges aussi énormes soient-ils ne suffisent pas à étouffer le pire que l’humanité peut produire.

Une IA générative recopie sur l’écran tout le texte dit au fur et à mesure. Elle fait des fautes, elle comprend certains termes de travers. Cela rassure une partie d’entre nous. Cela frustre une autre part. Pas encore l’IA, qui nous cerne déjà partout dans nos activités ! Je ne viens pas au spectacle pour voir de l’IA. Elle qui hante comme un spectre la qualité et la véracité des informations qui nous parviennent. Nous sommes pris·es dans le flux du texte ininterrompu, une avalanche. Ça nous dépasse, on décroche, on se laisse submerger, on fait le choix de ne plus lire ou on se raccroche au corps vivant parlant qui est devant nous, c’est selon. Il nous faut faire des choix : lire, écouter, regarder, entendre, lâcher l’affaire ou s’accrocher au fil de la pensée, dans un désir de ne pas tomber de la toile d’araignée qui ne cesse de se tisser finement.

Les sens s’affolent, Arkadi Zaides nous parle en anglais, le texte qui s’affiche sous la dictée de l’IA est aussi en anglais, la traduction est surtitrée au-dessus en français, des images apparaissent par endroits, des liens matérialisés à l’écran se créent entre mots et images. Images réelles ou fabriquées par l’IA, puisqu’elle est l’une des entités qui génère la performance ? Le compositeur et le technicien image à vue sur le plateau derrière leurs écrans ont l’air très actifs, concentrés, les images sont-elles produites en direct ? Non, ce doit plutôt être une écriture préalable, ils interagissent avec le programme selon un déroulé préétabli. Certaines images, à leur inquiétante étrangeté, sont assurément le fruit du programme informatique. Pour d’autres, on n’est pas sûr·es. De sa main invisible le programme prend ce qui existe, fusionne les éléments, fait boule de neige, crée des dérivés, des images d’images… On ne sait plus où regarder, on ne sait plus ce que l’on regarde. Le cercueil en zinc, modèle dans lequel étaient enterrés les liquidateurs de Tchernobyl, est-ce une photo d’archive ? Les deux photos d’enfance d’Arkadi Zaides à l’école sont vraies, on en est sûr·es. Le film d’archives qui montre les liquidateurs en action puis décorés pour leurs actes aussi. Mais lui-même se retrouve pour certain·es spectateur·ices teinté par la présence de l’IA, qui décidément plane, contamine, alimente nos doutes. Cette archive-là marque durablement. Nous sommes plusieurs à voir ces images pour la première fois de nos vies.
- On voit sur le visage des hommes qu’ils ne savent pas ce qu’ils font là. C’est terrifiant. Ils obéissent à une structure autoritaire, sans conscience du danger.
- Non. Il savent et sacrifient leurs vies pour la cause, c’est incroyable.

On est spectateur·ices, on ne cesse de faire des choix. On a dû faire un choix de point de vue dès le début, en allant s’asseoir dans le gradin central ou celui qui borde le plateau côté cour, où l’on se retrouve alors à vue, témoins qui regardent, assistent. Les lumières qui restent allumées font de nous des témoins actifs de ce qui se joue. D’ailleurs, on ne sait pas vraiment quand elles s’éteignent, commencent à baisser. Comme un dispositif de procès, rappelant celui des personnes tenues responsables de l’explosion de la centrale, ou celui d’Eichmann à Jérusalem. Est-ce que témoigner c’est participer ? Quelqu’un dit « on a peut-être le choix de se placer de côté car c’est dur de regarder les choses en face en permanence ». D’ailleurs, il semble que tout le monde ait eu la sensation d’être mal placé·e : trop loin ; face à Arkadi, il nous tourne le dos en permanence pour regarder l’écran ; sur le côté on n’a pas accès à la partition chorégraphique pensée dans son espace. Le son est-il mieux apprécié par la face ou le côté ? Personne n’est d’accord et tout le monde est déstabilisé. Il ne semble pas y avoir de bonne place pour assister à l’expérience.

Et le corps qui est au plateau ? On oublie de le regarder, même quand il danse. Ce corps vivant qui a déjà traversé des couches d’histoires géopolitiques jusqu’à se tenir là, qui déroule une pensée complexe, qui a compilé des données et des faits pendant des années, avec la perspective d’une vie humaine qui n’est pas la façon dont l’IA met en lien les éléments entre eux. Rassurant ? Un peu ? Est-ce qu’on l’écoute quand il nous enjoint à sortir ? Get out, out ! On ne sait pas s’il faut se lever, suivre la voix. Est-ce performatif, à nous de sauter à pieds joints dans la dramaturgie du spectacle pour intervenir sur la suite ? Personne ne bouge. C’est peut-être le reflet de là où nous en sommes collectivement ; il faut sortir de là, arrêter la machine, changer de braquet vite, vite, mais personne n’arrive à bouger.

Et lorsqu’un second corps se glisse dans l’espace, on le remarque à peine. On ne voit pas Arkadi Zaides sortir, Misha Demoustier entrer. Ce second danseur est écrasé par les images au-dessus de lui, la vidéo efface l’interprète. Pour moi c’était comme une respiration, enfin, cette qualité de corps sculpturale. Ce corps nuageux, vaporeux, qui signe dans l’espace une danse fondue depuis l’intérieur d’une combinaison de décontamination en caoutchouc épais. Le corps se cale sur le rythme des images générées, c’est troublant, les images sont en fusion, la danse se ramollit, on ne sait plus si le corps est déformé par l’IA ou par les radiations, plusieurs personnes font le lien avec les visages déformés par le programme qui défigure et en même temps anonymise les victimes de Tchernobyl. Le costume favorise l’empathie, des correspondances fixent les imaginaires. Danser avec la combinaison c’est aussi faire danser les mort·es. On est dans le théâtre Nô, et dans Necropolis, la pièce précédente du chorégraphe. Est-ce que cette danse est toujours anecdotique ? On ne sait pas toujours quoi faire des images, d’une danse, des déchets radioactifs, c’est infini.

Comment se sent-on alors, dans ce dispositif ?

Les liens existants entre la présence de l’IA, Tchernobyl, nos angoisses de la situation politique actuelle globale, la trajectoire autobiographique impactée par les choix politiques extérieurs questionnent à la sortie. Sensation d’être perdu·e parmi les fragments, les morceaux. Ou au contraire de bien comprendre ce qui fait liens, ce progrès prétendument inévitable vers lequel on va bille en tête, en fonçant toujours plus vite vers le mur. On dit que ce n’est pas confortable. On dit que c’est apaisant, cette personne qui prend le temps, dans le calme, malgré l’horreur, de décortiquer des faits, d’exposer sans que ce ne soit didactique. Il nous fait confiance, nous laisse l’espace de faire ce que l’on veut avec les morceaux. Quelqu’un dit merci d’assumer cette forme, de lire, de faire toute la place à ces mots. Au détriment du corps dansé. Le ressenti est amer en tant que spectatrice, car je ne voulais pas voir ça, mais en fait, tant mieux ! En sortant, une odeur de lavande s’est immiscée dans les narines de plusieurs d’entre nous. Est-ce bien réel ?

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References

Electronic reference

Les Démêlées, « Cœur critique 3 – Contaminations », Déméter [Online], 13 | Été | 2025, Online since 01 octobre 2025, connection on 18 novembre 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2316

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Les Démêlées

Les Démêlées est un journal consacré aux critiques locales de danse, chorégraphie et performance, né dans l’agglomération lilloise et ses alentours en 2018. La version papier de huit pages, distribué gratuitement dans un réseau de structures partenaires co-fondatrices de la publication, a donné lieu à la publication de 16 numéros jusqu'à l'hiver 2024. Aujourd'hui, la présence critique des Démêlées se réinvente notamment sous la forme d'ateliers d'écriture partagés, comme avec le projet Cœurs Critiques.
Les Démêlées sont nées de l’envie de créer un espace critique qui permette d’échanger, d’écrire et d'expérimenter la critique collective, fabriquée à plusieurs mains. Il s'agit de prendre un temps pour rendre compte de ce que l’on voit, de ce que cela nous fait. En plus de cette grande place consacrée à la critique, Les Démêlées est aussi le lieu pour s’intéresser à la création en train de se faire, aux mouvements engagés sur un territoire, pour dialoguer avec celles et ceux qui prennent une part essentielle - et parfois invisible - dans la fabrication de futures formes chorégraphiques.

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