Pendant l’été 1993, alors que les Français·es sont en vacances, qu’il fait beau et chaud, le journal Libération publie une rubrique intitulée « Penser au bonheur ». Chaque jour, pendant tout le mois d’août, écrivain·es, philosophes et artistes tentent de répondre à la question : « qu’en est-il aujourd’hui du bonheur ? ». Parmi les personnes contactées, de grands noms répondent à la commande : Henri Cartier-Bresson, Sarah Moon, Nan Goldin, Claude Simon, Barbara Cassin ou encore Michel Butor. Le premier article est publié le 2 août, le dernier le 5 septembre. À la fin de l’été, 31 pleines pages – composées d’un à trois articles – et accompagnées d’autant d’images auront tenté d’y répondre. Les images – pour la plupart des photographies – sont souvent encadrées par un petit texte qui oriente la lecture par des éléments contextuels (nationalité de l’artiste, origine de l’image, etc.). Le rapport entre le texte et l’image n’est pas toujours évident et semble souvent fortuit. Ce qui a pour effet de faire s’entrechoquer, sur une seule page, des photographes et des écrivain·es qu’on n’aurait jamais imaginé·es découvrir ensemble, comme cette photo de Françoise Huguier1 côtoyant un texte de Jean-François Lyotard2. Les types de textes (nouvelle, essai, correspondance…) et d’images (photos, gravures, photofilm…) sont très divers, montrant que le thème est fait pour être librement interprété.
La rubrique est supervisée par le philosophe et journaliste Robert Maggiori. Le 2 août 1993, il publie un texte introductif qui ouvre la chronique. Il part du constat de la misère du temps présent, de cette inquiétude actuelle qui n’empêche pourtant pas la multiplication des publications consacrées au bonheur. Selon lui, cela serait dû au caractère universel de la recherche du bonheur, qui ne doit pas être confondu avec les discours que l’on porte sur lui. Le bonheur serait une notion mouvante qui s’incarne différemment pour chaque individu : « Parler du bonheur, ne dit donc rien du bonheur, vu que le bonheur ne peut s’attacher qu’à l’expérience que chacun fait de ce qui le rend heureux3 ». Il affirme l’universalité du bonheur, tout en remarquant que celui-ci relève d’une expérience personnelle. Le bonheur ne pourrait qu’être ressenti et non décrit ou montré. Là se trouverait donc toute la difficulté de l’exercice proposé par Libé, puisqu’il s’agirait de parler d’un indicible. Dans ces publications, il s’agira moins de trouver des « recettes » sur le bonheur que d’en parler et d’y chercher « des indications sur ce qui aujourd’hui oriente et désoriente les hommes ». Finalement, parler du bonheur serait un enjeu social et politique vers lequel tendre collectivement. Il s’interroge : faut-il l’implorer comme quelque chose qui nous échappe ou peut-on le « faire advenir » ?
Si le journaliste pointe toute l’ambiguïté de la notion, il tente pourtant de la définir en énumérant des lieux communs qui viendraient incarner le bonheur de manière universelle. Mais qu’il s’agisse d’« écouter Mozart ou de lire des vers de Pouchkine4 », de profiter des congés payés, d’un dimanche en famille ou de vacances au bord de la mer, ce sont toujours des images qui se nourrissent d’un imaginaire occidental : prairies, rivières, photos de familles et autres souvenirs joyeux dans une nature domestiquée. Cette perception du bonheur est historiquement située et largement associée à l’émergence de la société de consommation. Le bonheur apparaît comme un état sans surprise, toujours déjà reconnu et convenu, dont les représentations sont données a priori. Il s’affirme en ce sens, à la fois comme un état parfaitement universel et intemporel tout en étant constitué d’images préconçues qui appartiennent toutes à la société occidentale, donc à une société culturellement et historiquement située.
Parmi les photographes publié·es, Graciela Iturbide (Mexico, 1942) est la seule à venir d’une ancienne colonie. Disciple du photographe mexicain Manuel Álvarez Bravo, lauréate du prix Hasselblad en 2008, elle est la photographe latino-américaine la plus importante de sa génération. Ses expositions se déroulent dans de hauts lieux de la culture tels que le Centre Georges Pompidou et la Fondation Cartier à Paris, le Museum of Fine Arts de Boston, le J. Paul Getty Museum à Los Angeles et le Musée d’Art Moderne de Mexico.
Sa photo « La Felicidad » – titre donné postérieurement, dans le catalogue Graciela Iturbide de la Fondation MAPFRE – est présentée dans le numéro de Libération du 18 août 1993. Elle fait partie d’une série publiée la même année dans son livre En el nombre del padre [Au nom du père]5.
L’image montre une fillette appartenant à la communauté autochtone mixtèque de l’État d’Oaxaca au Mexique. Contrairement aux autres propositions, le choix d’Iturbide ne s’inscrit pas dans les représentations occidentales du bonheur mais surgit d’un paradigme et d’un imaginaire mexicain. Comment s’illustre l’idée de bonheur dès lors qu’elle se trouve hors du cadre occidental ? Comment Graciela Iturbide parvient-elle à proposer une représentation issue d’un paradigme différent ?
Nous verrons d’abord quelles sont les formes de représentation occidentale du bonheur dans les articles de Libération. À partir de l’idée que la représentation du bonheur se donne toujours et d’abord « sous la forme d’images toutes faites6 », nous tenterons d’en définir les principaux motifs dans les articles du journal.
Nous analyserons ensuite la manière dont Graciela Iturbide propose une interprétation qui peut sembler décalée par rapport à la consigne imposée. Car, si la fillette de l’image est bien heureuse, les raisons de son bonheur n’adhèrent pas aux clichés qu’on trouve dans le reste de la rubrique. Elle s’éloigne d’une conception homogène et européenne du bonheur.
Finalement, nous chercherons à voir dans quelle mesure « La Felicidad », en s’affranchissant des clichés, parvient à amorcer un changement de paradigme. Par ce déplacement du regard, nous ferons l’hypothèse d’une esthétique du dépouillement. On s’appuiera, enfin, sur une analyse de En el nombre del padre où le bonheur va de pair avec le sacrifice.
Jouer avec les clichés
Dans la rubrique de Libération qui nous intéresse, les images, des photographies pour la plupart, présentent des scènes convenues et attendues du bonheur. Sur les 31 photos publiées, 12 montrent des scènes estivales : des enfants qui se baignent dans la mer, des femmes (parfois nues) dans des champs ou des rivières, des repas de famille dans une grande maison à la campagne. Le bonheur est associé au temps long, à l’oisiveté. On se repose et on peut « regarder les nuages7 ». Deux autres motifs permettent d’établir une typologie des clichés associés au bonheur : la famille (14 photos) et l’amour (4). Quatre images seulement proposent des thèmes différents. L’homogénéité des motifs souligne un imaginaire commun « nourri d’images plus ou moins stéréotypées, empruntées à la sphère de la société de consommation8 ». Leur analyse nous permet de comprendre comment Graciela Iturbide s’en éloigne. Toutes ne sont pas platement cliché et nombreux·ses sont les photographes qui prennent de la distance, voire jouent de l’imaginaire lisse du bonheur ; mais même s’il est détourné, les photographes s’y réfèrent toujours et s’inscrivent dans des représentations communes.
L’imaginaire des vacances vient souvent illustrer le bonheur et s’associe à l’idée de congés à la mer et à la campagne, allant de pair avec une société de consommation florissante. Ce « bonheur de vivre9 » illustré par les dimanches en famille est pour Roland Barthes un « appendice sublimé du taylorisme10 », une « esthétique des congés payés sur la Côte d’Azur11 », qui alimentent les pages de « Match et Réalités, dans lesquelles les hommes ne sont pas habituellement réveillés de leur sommeil prudent12 ».
C’est à cet imaginaire que font référence Françoise Huguier et Claudine Doury dans leurs photographies.
La première propose, avec beaucoup d’humour, la photo d’une femme en maillot de bain, sous-titrée « En attendant le bonheur13 ». La jeune femme est allongée dans l’herbe sur une nappe de pique-nique. Le titre raille la légèreté de la femme et son oisiveté, suggérant qu’elle bronze en attendant de rencontrer l’amour ou d’aller à la mer. Les détails du maillot de bain et de sa trace de bronzage renvoient à un hors-champ balnéaire.
La seconde avec « L’herbe, le soleil, l’homme, le bonheur14 » présente une femme en robe à fleurs allongée dans un pré également fleuri. Là aussi, le soleil, l’herbe et peut-être l’amour forment le cliché du bonheur. La photographe joue avec cet imaginaire : la figure de l’homme, tout droit sorti d’un tableau de Magritte, jette sur la scène une ombre inquiétante.
Agnès Varda quant à elle choisit une scène d’amour légendée ainsi : « C’est pas lié aux actualités, c’est pas démodé non plus, le bonheur c’est quelquefois ce moment après l’amour, ce silence murmurant15 ». Il n’est pas anodin que la rédaction ait demandé à Agnès Varda une image : la cinéaste a déjà travaillé sur le bonheur avec un film éponyme en 196516. Ce n’est pas une image du Bonheur qu’elle choisit mais de l’Opéra-Mouffe, film de 1958, montrant le gros plan d’un homme qui repose sa tête sur le corps d’une femme, après l’amour. Le couple hétérosexuel incarne ici le bonheur.
Reprenant l’imaginaire amoureux, Eugene Richards présente un homme qui embrasse une femme. On remarque que pour illustrer le bonheur du couple, c’est à nouveau le gros plan qui est privilégié. L’imaginaire du couple est indissociable des enfants qui sont l’aboutissement, le parangon du bonheur, et dont les images sont soigneusement rangées dans des albums photos.
Qu’elle soit explicitement montrée en reprenant les codes vernaculaires des albums photos ou suggérée par différents éléments, la famille nucléaire, modèle familial occidental par excellence, apparaît comme un élément incontournable au moment de représenter le bonheur. Ainsi, plusieurs images de la série reprennent le genre de l’album familial. À ce sujet, Clément Chéroux dans son ouvrage Vernaculaires indique que l’album est, par excellence, le lieu où « le stéréotype règne en maître17 ». Les images choisies pour un album de famille correspondent à des codes établis : la famille, les vacances… Contrairement aux photos artistiques, elles ne remettent pas le canon en question. Selon lui, cet usage « utile, domestique et populaire18 » du médium photographique « tend un miroir à l’art19 » et le questionne.
Ainsi, l’image d’Yvette Troispoux « Coulommiers 1933. Cousin cousines20 », reprend les codes de l’album familial et les interroge. Une ambiguïté, un questionnement par rapport au stéréotype ressort de l’image. Si le titre renvoie à l’album de famille, le moignon du cousin est un détail lugubre qui vient interroger cette esthétique cliché en rappelant les conséquences du conflit mondial sur la société civile. La photo puise dans cet imaginaire où les repas dominicaux à la campagne illustrent le bonheur. Les personnes sourient légèrement, selon les conventions de l’époque21 et regardent la photographe qui est aussi un parent. Dans les photos de famille, on sourit, on fait des face-caméra. Il s’agit de garder un souvenir, que l’on pourra parcourir.
Écart et détournement
Contactée pour participer à la chronique, Graciela Iturbide aurait pu sélectionner une photographie plaisante qui aurait fait écho aux autres images du corpus. Elle choisit plutôt une image curieuse, qui s’en écarte. Ce faisant, elle témoigne non seulement de sa distance avec les représentations occidentales mais aussi de la platitude de cet imaginaire. Publiée au début du mois d’août, l’image frappe par son décalage avec l’horizon d’attente du public.
Une petite fille sourit à côté d’un animal mort. Son regard est fixe, presque halluciné, comme si elle contemplait quelque chose d’inquiétant et d’excitant à la fois, qui exalte et saisit dans le même geste. Elle contemple le vide et ses yeux sont grands ouverts pendant qu’elle écorche un animal. On devine la fourrure blanche derrière ses mains. La peau de la bête est tendue, elle l’arrache à mains nues, sans même utiliser un couteau. Cette activité suscite en elle un sourire figé. Les textures de l’image sont très variées. La chair nue de la chèvre est frappante : sa couleur claire attire le regard et sa disposition en diagonale la place au centre de l’image. Les veines sont saillantes sous les lambeaux de peau. L’animal forme un aplat de couleur claire qui contraste avec la robe de la jeune fille où se superposent des losanges ainsi qu’avec le tapis en paille tressée où elle repose. Le tirage est plutôt contrasté : la masse noire de la fillette et son ombre tranche avec la blancheur de l’animal qui se découpe sur la paillasse. Quelque chose est inquiétant dans cette image, qui ne peut que déstabiliser le regard européen. Est-ce cette excitation primitive que produit l’animal mort qui nous dérange ? Est-ce sa jeunesse, son genre qui semblent inadéquats ? Est-ce cette joie un peu trop pure et violente qui nous gêne ?
La petite fille n’est pas seule dans son ouvrage. Tout autour d’elle, des signes renvoient à une communauté, bien plus qu’à une famille nucléaire. Dans ces sandales négligemment jetées, on devine une figure maternelle ; dans l’autre carcasse on imagine un travail à plusieurs. Cette dernière fonctionne comme l’indice d’un hors-champ collectif, d’un espace commun qui s’étend et se dérobe au regard.
Aucune information n’est donnée sur la page du quotidien quant à l’origine de l’image. Alors que les autres images sont souvent accompagnées d’un encart avec une courte présentation du photographe et une citation, ici ce n’est pas le cas. Il n’y a pas d’éléments biographiques ou contextuels : aucune précision géographique ni explication. Il n’y a que quelques mots, comme un formule condensée du bonheur qui a tout d’une équation : « bonheur : joie, jouissance, plaisir, enchantement, jubilation ». La photographe met sur le même plan des termes assez différents et le bonheur est présenté comme le synonyme du plaisir et même de la jubilation. Voilà peut-être ce qui participe à notre malaise : comme si la photographe retirait au bonheur sa dimension morale et qu’une enfant pouvait jouir de la vue du sang.
L’image est accompagnée d’un article du philosophe italien Salvatore Veca. La lecture du texte, un peu abstrait, creuse l’écart avec l’image et la rend encore plus étrange. Dans son texte, l’auteur associe le bonheur à un imaginaire européen, dans la lignée des autres articles de la rubrique. Selon lui, tout être humain est heureux à : « la contemplation de la cathédrale de Chartres [ou] l’entretien du jardin de Voltaire ». Il définit le bonheur comme l’intersection d’un état individuel et collectif : « l’exploration, la construction, l’avènement ou la découverte d’un “nous”, en nous et parmi nous, réels ou virtuels, le long de cette chaîne des générations que, par routine, nous convenons d’appeler histoire et que, dans les moments de métamorphose au cours desquels s’altère la métrique de soi nous pouvons reconnaître comme étant “notre” histoire ». Mais de quelle histoire s’agit-il, si ce n’est celle de l’Europe ?
À la lecture de ce texte, l’écart avec l’image est frappant. Alors qu’il oppose le bonheur à la « cruauté, le conflit, la guerre » la photo montre une scène où la violence, la cruauté et le plaisir sont associés à l’innocence et au bonheur.
Pour comprendre le décentrement qui s’opère, prenons l’image dans son contexte de publication. Cette image s’inscrit dans un travail documentaire de 1992, à l’initiative de l’écrivain Osvaldo Sánchez, ami de Graciela Iturbide. Il sera publié en 1993 sous le titre En el nombre del padre. Ce livre est le résultat d’un voyage à la Mixteca, une région de l’État de Oaxaca au Mexique pour une cérémonie mixtèque « La Matanza del Rosario ». Il s’agit d’un rituel syncrétique au cours duquel des centaines de chèvres sont égorgées publiquement pour préparer le mole de cadera – un met traditionnel. C’est une fête qui dure plusieurs jours et l’ensemble de la communauté mixtèque y participe annuellement, c’est un moment de communion entre ses membres. L’origine de cette tradition est très ancienne et remonte à l’installation des Espagnols dans la région au XVIe siècle. Tous les membres de la communauté participent à la cérémonie. L’ouvrage montre des scènes sanglantes et rudes tout en proposant une fenêtre sur un mode de vie absolument différent du nôtre, qu’on ne peut comprendre qu’en acceptant d’amorcer un changement de regard. Dans un entretien, la photographe explique l’ambivalence de ce rite, à la fois érotique et religieux :
Pour moi, l’atmosphère était pleine d’érotisme à cause du sang du sacrifice. Avant de tuer les chèvres, les indigènes font le signe de la croix et demandent pardon ; c’est un thème presque biblique et en même temps très érotique car tout le monde est très excité par le sang22.
C’est peut-être l’excitation produite par la vue du sang que l’on voit dans le sourire de la fille. Cette dialectique entre le sacré et la violence, l’érotisme et le sang23 est pour la photographe une incarnation du bonheur qui suscite un sentiment d’étrangeté profond. Graciela Iturbide en choisissant cette image, non seulement détourne les motifs occidentaux du bonheur, mais propose aussi un changement de paradigme. Elle montre une société où le rapport au sacré passe par la mise à mort. Ce sacrifice est à l’origine de la fête et du plaisir partagé. La présence sanglante de la mort et de la violence est le moteur du bonheur.
Une esthétique du dépouillement
Se plonger dans En el nombre del padre permet de mieux comprendre la proposition de Graciela Iturbide qui inscrit le bonheur dans l’imaginaire mexicain de la communauté mixtèque et le fait coïncider avec le sentiment de joie en le débarrassant de l’imaginaire qui l’encombre.
Comme nous l’avons vu, les représentations du bonheur oscillent entre leur aspect individuel, historiquement et culturellement centré et leur prétention à l’universalité. Selon Walter Mignolo, penseur décolonial argentin, ce paradoxe est en fait constitutif de « l’occidentalisme », concept « depuis lequel sont déterminées toutes les catégories de pensée et toutes les classifications du reste du monde24 ». L’Occident est à la fois une partie du monde et une perspective qui créé « les catégories de pensée avec lesquelles elle décrit, classifie, comprend et « fait progresser » le reste du monde25 ». L’universalité ne serait qu’une catégorie de pensée parmi d’autres visant à imposer des modalités de savoirs et de représentations. Dès lors, l’universalité commune aux représentations du bonheur dans Libération est une catégorie de pensée créée par l’Occident et donc, finalement, assez peu universelle.
Dans sa légende, Graciela Iturbide assimile le bonheur à certaines émotions : « Bonheur : joie, jouissance, plaisir, enchantement, jubilation », comme si les unes étaient la cause de l’autre. En alignant ces sentiments singuliers avec le bonheur, elle renvoie ce dernier à l’idée de joie qui constituerait, un invariant à travers les cultures, et serait à l’origine du bonheur pour certains anthropologues :
Le rire fait le bonheur, il chasse la tristesse. […] La relation [qu’entretiennent le rire et le bonheur] n’est pas abstraite ; elle est perçue et connue par l’expérience […]. Le rire aide à oublier, fait que l’on se sent bien, et renforce l’esprit26.
Ainsi, pour signifier cette joie, l’image substitue le rire et la fête à l’imaginaire occidental du bonheur.
Dans Le labyrinthe de la solitude, essai majeur sur la littérature et l’histoire latino-américaine, l’écrivain mexicain Octavio Paz, prix Nobel de littérature, voit dans la fête l’affirmation ultime de la joie. Elle insufflerait son élan, sa « source d’énergie et de création27 » à la société mexicaine. Sa dimension rituelle et cérémonielle se distingue des vacances à l’occidentale : « c’est une véritable re-création, à l’inverse de ce qui arrive avec les vacances modernes qui n’impliquent aucun rite ou cérémonie, individuelles et stériles comme le monde qui les a inventées28 ». Il valorise ainsi la surprise, le débordement à la platitude homogène des vacances qui sont très souvent le décor dans lequel sont inscrites les images du bonheur. Il substitue ainsi au bonheur lisse des congés payés l’énergie dévorante de la fête. Prenant sa source dans les cultures pré-hispaniques, la fête, parce qu’elle est liée au sacrifice, serait inséparable de la mort et du deuil :
Entre nous, la fête et une explosion. Mort et vie, jubilation et lamentation, chant et hurlement, s’allient dans nos festivités, non pas pour se divertir ou se reconnaître, mais pour s’entre-dévorer. Il n’y a rien de plus joyeux qu’une fête mexicaine, mais il n’y a aussi rien de plus triste. La nuit de la fête est aussi la nuit du deuil29.
Graciela Iturbide, plutôt que de représenter le bonheur et l’imaginaire qu’il véhicule, choisirait de nous montrer la joie dans sa relation à la fête, au sacrifice et à la mort. Le texte d’Osvaldo Sánchez, qui accompagne les images de En el nombre del padre, évoque précisément cette ambivalence entre la joie de la fête et la violence par le motif récurrent du sourire au moment du sacrifice : « Celui qui porte le couteau reste concentré sur le trou parfait de la blessure sans rebords. Celui qui soutient la victime sourit, les hanches ouvertes30 ». Ce sourire est lié à la vue du sang, voire à son ingestion : « Certaines femmes âgées préfèrent boire le sang quand il est encore tiède. Elles le boivent à même les seaux, à l’ombre des auvents. Ensuite, la tête découverte, elles s’en vont en souriant, les lèvres fines teintées d’un rose mat31 ». Malgré la brutalité de la scène, c’est bien un sentiment d’apaisement qui domine dans son récit. Les dépouilles des chèvres sont à l’origine d’une forme d’érotisme et s’inscrivent dans un rite qui rassemble.
Dans En el nombre del padre, le couple fête/mort prend la forme du dépouillement d’un animal, de son écorchement. Ce travail sur la peau écorchée pourrait être lu comme la métonymie de la surface glacée de l’image. Comme le propose Érica Segre dans son livre Intersected Identities :
La poétique de la peau fait allusion à la formulation thématique dans laquelle la proéminence de la peau est traitée comme le lieu de l’inscription culturelle et ethnique, ainsi qu’à la réflexivité matérielle dans la photographie avec des tirages membranaires de la technologie de reproduction qui reproduisent ou simulent l’impression négative sur le papier ou la plaque sous forme de traces visuelles ou tactiles32.
Ainsi, cette « poétique de la peau » ne serait pas spécifique à Graciela Iturbide mais serait un motif transversal de la photographie mexicaine qui viendrait embrasser des préoccupations communes, dont cet aspect indissociable de la joie et du deuil. Ainsi, dans « La Felicidad », en tannant cette peau translucide de ses mains minuscules, la petite fille viendrait nous rappeler l’imbrication de la mort et de la vie (« notre mort illumine notre vie33 », dit le poète). Elle serait donc la cause de la joie dans la vie. La poétique de la peau en serait une modalité de représentation. Ce motif se retrouve dans « El sueño », autre image de la même série où un bébé est profondément endormi à côté d’un chevreau mort.
Cette photo a certainement été prise au même moment que « La Felicidad ». À nouveau, la dépouille d’un animal côtoie un enfant placide. Le parallèle entre l’apaisement de l’enfant endormi et la présence d’une carcasse animale provoque un hiatus qui superpose la mort violente et sanglante d’un animal au sommeil tranquille du nouveau-né. Ces deux images peuvent être appréhendées comme la tentative de créer un imaginaire mexicain du bonheur, où la mort existe comme un élément constitutif de ces représentations.
Conclusion
La plupart des photographies proposées en 1993 au journal Libération pour la chronique « qu’en est-il aujourd’hui du bonheur ? » insistent sur l’aspect universel du bonheur. Ces images renvoient en réalité à un imaginaire proprement occidental. Le bonheur personnel ne serait atteignable que par l’adoption des codes d’une société capitaliste et globalisée où ni la mort ni le drame n’existent. Il serait alors le vernis parfait d’une société homogène dont le but est la garantie du bonheur individuel. Dans leur grande majorité, les images illustrent et réinvestissent artistiquement cette conception du bonheur. Dans ce corpus, le choix de Graciela Iturbide dénote particulièrement.
Seule proposition non-occidentale, cette image interroge la possibilité de représenter cet état hors des conventions imposées par des représentations occidentales hégémoniques. En représentant un cadavre animal et une enfant qui rit, la photographe détourne notre horizon d’attente. Seule la joie de la fillette peut se rattacher à l’idée de bonheur. Le procédé de détournement est évident, l’analyse nous permet de faire l’hypothèse d’une esthétique du dépouillement qui s’affranchit des clichés occidentaux du bonheur au moment d’interpréter la consigne de Libération. Elle met ainsi en avant la joie et le plaisir liés à la mort, au rite et au sacré de la communauté mixtèque dans toute leur complexité. C’est l’image du bonheur dépouillé de son imaginaire occidental qui surgit alors. Par ce décentrement, elle ouvre d’autres voies de représentation du bonheur, posant les jalons d’un imaginaire à explorer.