Comment notre œil agit-il quand les relations entre les personnages sont déterminées par les changements de vues ? Je ne parle pas des marques d’énonciation, la façon dont la caméra souligne le lieu d’émission de la parole (le champ-contrechamp par exemple), mais des sites de visualisation, soit un trajet de l’œil configuré par la fiction. La fiction est-elle souveraine pour imposer au spectateur un trajet pour les yeux ? Ou bien est-ce l’enchaînement des plans qui entraîne avec lui le trajet des yeux ? Entre ces deux termes de l’exercice du voir au cinéma, qui coïncident chacun avec le lieu où le cinéaste veut nous emmener, peut-être y a-t-il place pour que le regard, à un certain niveau de la conscience du spectateur – se déplace encore autrement. C’est ce niveau de la conscience qui m’intéresse – dans la mesure où il peut être cerné et « rendu visible » par l’oculométrie.
Ce niveau, à déterminer, de la conscience n’est pas relié à la « direction de spectateur » avec laquelle on pourrait, a priori, le confondre. On sait bien que cette notion, chère à Hitchcock, vise à contrôler la part émotionnelle du spectateur en jouant de son identification avec le personnage du film ou la situation qu’il convoque. Au contraire, ce que j’espère cerner grâce aux mesures oculométriques se situe en-deçà de cet effet d’immédiateté relationnelle provoqué par l’identification classique. Sans vouloir préjuger des résultats des mesures, la question serait plutôt de savoir si celles-ci permettent de nous renseigner sur « l’expérience mentale liée à la perception du film1 » : j’emprunte à Antonio Damasio un questionnement relatif à l’étude de la conscience envisagée du point de vue du fonctionnement de la perception. L’enjeu serait donc de cerner une qualité de la perception au cinéma, en la confrontant avec une autre temporalité des images – ici la fixité de la peinture. Partant d’une œuvre de Jean Renoir (French Cancan, Renoir, 1954), je proposerai d’interroger la réflexion de notre regard d’une manière qui résonne avec les fulgurances de la peinture moderne – je ne parle pas de la peinture d’Auguste Renoir, auquel le cinéaste n’a cessé d’être comparé, mais celle d’Edouard Manet, qui a définitivement déplacé la position du spectateur par rapport à ce qu’il voit2.
L’œil de Manet
L’observation du dessin préparatoire de Max Douy pour le décor du cabaret révèle que Renoir a renversé le point de vue initialement prévu par son décorateur :
Figure 1
Dessin sur papier, collé sur carton : couleur ; 56 x 88 cm ; procédé technique : encre, fusain, pastel.
Figure 2
French Cancan, Renoir, 1954.
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En effet, le bar n’apparaît pas sur le dessin, alors que, d’une part, il occupe dans le film le premier plan de la composition du champ, et que, d’autre part, il ouvre et ferme la séquence. Sur le dessin, l’avant-plan est vide, à peine encadré sur les côtés par deux tables, chacune d’elles occupée par un couple. Les danseurs sont relégués dans le fond de l’image, regroupés en une masse indistincte. D’ailleurs, les corps ne sont pas colorés, à l’inverse de la majeure partie des éléments de la pièce. Quant à l’orchestre, il est situé sur une petite estrade, mais au lieu d’apparaître comme dans le film sur le mur du fond, face au spectateur, il est dessiné sur la gauche, devant ce que l’on suppose être l’entrée de la pièce, à peine visible.
La comparaison entre la version préparatoire du décor dessinée par Douy et le décor final, filmé par Renoir, révèle que le cinéaste a choisi de réserver une place de choix au comptoir du bar, alors même qu’il est très peu dramatisé : pas même un contrechamp sur le serveur quand un personnage lui adresse la parole. L’essentiel de l’action se déroule ailleurs, quand le comptoir est finalement réservé aux petits rôles qui entrent en résonnance : un inspecteur de police au début de la séquence et à la toute fin, des voyous qui rabattent la scène principale (là où a lieu la rencontre amoureuse) sur l’encadrement de ces corps anonymes. Autrement dit, le déroulement de l’action ne justifie pas le choix d’un tel angle de prise de vue qui étage la perspective et crée d’emblée une disproportion entre, à l’avant-plan, les verres et les bouteilles et, au fond du champ, les musiciens vers lesquels converge le point de fuite.
Comment comprendre un tel renversement de la perspective ? Il faut bien reconnaître qu’à ce point de la description, nous butons sur une aporie qui empêche le développement de l’analyse. C’est ici précisément, une fois exprimé l’étonnement produit par la présence d’un élément saillant de l’image que n’explique pas la logique de la scène, que les deux mesures oculométriques s’avèrent pertinentes. Appliquées à la séquence de Renoir, celles-ci révèlent que l’œil regarde ce que le cinéaste nous montre : les personnages qui parlent, puis le mouvement des danseurs quand l’espace est libre entre les figurants accoudés au bar et surtout le comptoir du bar. En revanche, soumises au dessin de Douy, les mesures mettent en avant la construction classique de l’espace, creusé dans sa profondeur, les regards étant majoritairement concentrés vers le point de fuite, le fond du tableau occupé par les danseurs. Cette projection du regard est soulignée par le trajet de la lumière qui dessine également d’autres trajectoires dans l’image – toujours dirigées de l’avant-plan (le lampadaire) vers le fond du champ en passant par les spectateurs‑figurants sur les deux bords latéraux de l’image. En bref, c’est l’effet de perspective qui frappe jusque dans le marquage sur l’image elle-même d’un point de convergence des regards qui invite à une autre comparaison, la construction de l’espace dans les tableaux de la Renaissance par le traçage des lignes et leurs points de croisement, la convergence des droites vers le point de fuite du tableau où le regard est conduit.
L’interprétation oculométrique du dessin de Max Douy serait, dans sa recomposition graphique, l’image inversée d’un tableau renaissant, lui aussi soumis à la géométrie du regard et au calcul des mesures :
Figure 3
La Flagellation de Pierro della Francesca, capture d’image tirée de l’émission « Le rêve de la diagonale », Palettes, réalisée par Alain Jaubert, 1933.
Dans un cas – celui de la peinture – il s’agit de remonter à la source de l’image, au moment justement où le peintre calcule la juste disposition des figures de manière à respecter la perception naturelle ; dans l’autre – le dessin de Douy – de localiser les déplacements du regard et d’évaluer ses tensions quand il est dirigé sur l’œuvre. À chaque fois cependant, le regard est projeté dans l’image selon un ensemble objectif de paramètres mathématiques. Finalement, le dessin de Max Douy offre le contrechamp épistémologique et plastique de la composition perspective. Parce qu’il soumet l’image, faite ou à faire, à un calcul des données ; et parce que l’image est, dans les deux cas, l’enjeu d’une interprétation graphique du regard qui redirige notre manière de voir.
Il y a pourtant une différence de taille. On sait que la perspective est, comme l’explique Daniel Arasse, un « système de représentation arbitraire3 » élaboré à partir du regard du spectateur, qui acquiert une place nouvelle dans un monde redéfini à partir de ses propres proportions. La vision du monde s’organise donc à partir d’un point et d’un point unique qui coïncide avec l’œil du spectateur, projeté dans l’image, quand les mesures oculométriques insistent, à l’inverse, sur la pluralité des manières de voir, et par là même sur la subjectivité de chaque regard. Daniel Arasse rappelle : « Il y a un œil unique et toutes les lignes convergent vers le point qui est la projection de l’œil sur la surface de la représentation4 » ; la perspective, « suppose un spectateur immobile, fixé à une certaine distance de ce qu’il regarde, et le regardant avec un seul œil. Cela n’a rien à voir avec ce que nous percevons : nos yeux n’arrêtent pas de bouger, même lorsqu’on fixe quelque chose5 » – et l’auteur d’ajouter – « je crois que la science moderne a montré que l’œil n’arrête pas de scanner autour du point fixé mais n’est jamais immobile6. » Arasse anticipe ici les résultats des mesures oculométriques, lesquelles démontrent que l’œil est mobile et remettent en cause l’unicité et la fixité du regard.
Les mesures oculométriques fournissent ainsi une réponse aux limites de la construction perspective, soulignées cette fois par Hubert Damisch, quand il affirme que celle-ci ne serait rien que : « l’instrument d’un repérage dans l’espace qui laisserait totalement échapper ce qu’il en est de la vision7. » Parce qu’elles ne laissent rien échapper de la vision – au risque de la réduire à un forçage du regard, les mesures offrent un contrechamp possible à cette « opération intellectuelle fondamentale8 » qu’est la perspective en ramenant dans l’image la labilité du regard et la pluralité des points de vues. D’ailleurs, les expériences sont le plus souvent réalisées avec plusieurs spectateurs et les résultats montrent bien, grâce à la pluralité des lignes et la multiplicité des points et des taches, qu’il n’y a jamais deux mesures semblables.
En prenant le parti pris inverse de la composition de Douy, Renoir renonce donc à la perspective et incite à voir autrement l’entrée en scène, la rencontre amoureuse et l’éclosion de la danse. En effet, cette valorisation du cadrage au seuil de la fiction déplace les termes d’une résonnance convenue avec Le Bal du Moulin de la Galette (1876), fameuse toile d’Auguste Renoir qui a comme le film la danse pour sujet et le quartier de Montmartre pour décor, où il y avait une salle de bal fermée, dont les photographies d’époque ont inspiré le dessin de Douy. Car c’est plutôt du Bar aux Folies-Bergères peint par Manet en 1881 dont le film se souvient.
Pour le contexte du lieu, son public populaire représenté en une masse compacte de taches obscures ; pour la manière dont le comptoir recadre le portrait, surligne le poids de la figure qui s’y appuie avec ses mains ; pour la figure de l’homme moustachu au chapeau noir ou des bouteilles et verres qui trônent au premier plan et, enfin, pour le regard mélancolique et absent de la jeune serveuse, qui refoule sa présence alors qu’elle s’impose à l’image.
Figure 4
Un Bar aux Folies-Bergères (Edouard Manet, 1881).
Malraux avait remarqué que la peinture de Manet supprimait la signification du sujet, réduit « au prétexte de la peinture9 », c’est-à-dire au vertige du regard, produit par une anomalie de la représentation : dans Le Bar aux Folies-Bergères, le jeu provoqué par ce grand miroir, visible derrière la jeune fille, qui situe ce qu’on y voit en réalité devant elle, au cœur d’une avant-scène brouillée, à laquelle le spectateur est obligé de se mêler. Ce vertige du regard est lié pour Foucault à « la place du spectateur » – c’est le titre qu’il donne au chapitre consacré à ce tableau dans une conférence prononcée en 1971 et parue sous le titre La peinture de Manet10. Cette place est opposée à celle de la peinture classique, elle n’est plus fixe, inamovible, ce n’est plus la place d’où le spectacle était vu, elle est désormais fuyante et labile. Foucault relève dans le tableau trois « systèmes d’incompatibilité » liés à la négation de la profondeur, l’éclairage intérieur et la distorsion de la représentation causée par le miroir et son improbable reflet :
Le peintre doit être ici et il doit être là ; il doit y avoir quelqu’un et il doit n’y avoir personne ; il y a un regard descendant et il y a un regard ascendant. Cette triple impossibilité où nous sommes de savoir où il faut se placer pour voir le spectacle comme nous le voyons, cette exclusion si vous voulez de tout lieu stable et défini où placer le spectateur, est évidemment une des propriétés fondamentales de ce tableau et explique à la fois l’enchantement et le malaise qu’on éprouve à le regarder11.
Ainsi, parce que : « le tableau apparaît comme espace devant et par rapport auquel on peut se déplacer12 », il inaugure le règne d’un spectateur mobile devant une scène qui change à proportion du regard projeté sur elle.
Que nous apprennent les mesures oculométriques de la place du spectateur devant ce tableau ?
Regard mobile du cinéma
Figure 5
Un Bar aux Folies-Bergères, « oculométré ».
Que l’œil tout d’abord n’est pas dirigé vers le centre de la composition – ce qui va à l’encontre des analyses cognitivistes, je pense notamment à celles menées par Tim J. Smith13. Le buste, qui se trouve dans une situation frontale par rapport au spectateur, n’intéresse visiblement pas son regard. Si l’on compare le trajet du regard dans Le Bar à celui du dessin de Douy, on constate une divergence fondamentale : là où l’œil se focalisait sur le fond de l’image chez Douy, en revanche, dans la peinture de Manet, le centre est vide. Et logiquement, alors que l’œil ne se dirige pas vers l’avant-plan chez Douy, chez Manet il sillonne le comptoir du bar. D’ailleurs, dans le Bar « oculométré », il y a beaucoup plus de lignes que de points, qui démontrent les allers-retours du regard entre le visage de la femme et son faux reflet dans la glace, entre l’avant-plan du tableau et le fond de l’image, entre la figure et son reflet, entre la femme et l’homme dans le miroir. On notera également la focalisation de l’attention sur l’homme moustachu à droite, dans son face à face avec le reflet et, de manière plus générale, la dispersion du regard du côté des angles du tableau. Il semblerait donc que l’œil n’ait pas de point où se poser, ce qui conforte l’hypothèse de Foucault d’un spectateur qui ne se contente plus de la place qui lui est assignée, un spectateur qui emboîte la démarche du peintre : « le peintre doit être ici et il doit être là ; il doit y avoir quelqu’un et il doit n’y avoir personne ; il y a un regard descendant et il y a un regard ascendant14. » Et Foucault de poursuivre, étayant son analyse d’une comparaison avec la peinture classique :
Manet fait jouer la propriété du tableau d’être non pas du tout un espace en quelque sorte normatif, dont la représentation nous fixe ou fixe au spectateur un point et un point unique d’où regarder, le tableau apparaît comme un espace devant lequel et par rapport auquel on peut se déplacer : spectateur mobile devant le tableau15…
À la logique de la représentation succède donc la logique visuelle – marquée par la spécularité – qui situe dans le regard opacifié le point de butée d’un impossible contrechamp. D’où la conjonction entre l’étrange impression d’une absence qui signe l’effacement du sujet, et la puissance de ce regard en mouvement qui au contraire le convoque.
On pourrait alors considérer que la pluralité des points de vue dans le film réplique à la mobilité du regard dans la peinture. Mails il faut alors immédiatement ajouter que le regard mobile sollicité par le tableau est aussi celui du cinéma ; c’est précisément le travelling sur le comptoir du bar qui ouvre la séquence de la Reine Blanche. M’intéresse plutôt la façon dont Renoir met en scène de son côté la diffraction du regard repérée par Foucault et figurée par les lignes de vision, en construisant des espaces hétérogènes, appuyés par un jeu de reflets, qui produisent une série de disjonctions visuelles. Par exemple quand la Belle Abbesse montre du doigt la danseuse que nous voyons se refléter dans le miroir :
Figure 6
French Cancan, Renoir, 1954.
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Ou encore lorsque le miroir et les vitres accordent au spectateur des bribes du spectacle que les personnages découvrent selon un point de vue contraire. Or, cette duplicité de la vue est produite durant la séquence par la danse, puisque le chassé-croisé des regards qui se dramatisent au fil de la séquence, à l’exact opposé du tableau de Manet, démarre une fois le mouvement des figures libéré du cadre du comptoir. Autrement dit, c’est par la danse que Renoir introduit la mobilité du regard, sur laquelle s’ouvre la scène en souvenir du tableau. Ou encore : la diffraction des regards, sujet du tableau et drame de la séquence, devient par la danse une figure de mouvement.
Question : l’œil du spectateur suit-il les directives des personnages sachant que celles-ci conduisent, par le jeu des reflets dans les miroirs, vers une direction opposée à ce qu’il y a à voir : le fond du champ où se trouvent les danseurs ? Est-il sensible à cette diffraction du regard – comparable à celle de Manet – quand ce qui figure au-devant des personnages se situe en réalité derrière ? L’enjeu consiste désormais à soumettre le cœur de la séquence aux mesures oculométriques pour savoir si celles-ci sont capables de rendre compte dans le film du vertige du regard mis en scène chez Manet par les « trois systèmes d’incompatibilité ». Que constate-t-on ?
Pendant que Danglard parle avec sa maîtresse, Lola pointe du doigt Nini que le spectateur voit danser dans la glace. Le spectateur voit dans le fond du champ ce qu’il est invité à imaginer hors champ. Pourtant, ici la diffraction visuelle n’est l’enjeu d’aucune attention. De même juste après, les personnages principaux sont toujours attablés. Derrière eux, dans la glace ou dans la pièce mitoyenne séparée de l’avant-plan par des fenêtres vitrées, la danse suit son cours, mais l’œil du spectateur reste happé par ce que les personnages disent sans franchement se diriger vers le fond du champ, pourtant très mobile. Il faut attendre que les conversations s’interrompent pour que l’œil se dirige vers les miroirs.
Figure 7
French Cancan, Renoir, 1954.
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C’est finalement quand la parole ne mobilise pas l’attention que le regard vagabonde. C’est quand le drame est dilué dans la durée de la danse que l’œil du spectateur ne se focalise plus seulement sur les personnages à l’avant-plan, mais regarde ailleurs. La danse a pour fonction d’organiser le temps de la scène de sorte qu’il ne se réduise pas au drame. Ce que l’on déduit de ces dernières mesures est, il faut bien le reconnaître, assez déceptif du point de vue de l’analyse de cette séquence, mais si les mesures ne nous apprennent rien véritablement sur le comportement du spectateur d’un film de fiction – qui selon toute logique est pris par le déroulement de l’intrigue –, elles nous incitent néanmoins à porter notre attention sur les variabilités du regard pendant la danse, qui sont aussi au cœur de la fameuse séquence du ballet final. « Il faut être de son temps et faire ce qu’on voit16 » revendiquait Manet. Or, ce qu’on voit pendant l’apothéose du French Cancan, c’est bien l’éclatement du point de vue, associé au retrait du metteur en scène qui, depuis les coulisses, imagine la scène pour lui-même. Filmée par Renoir, la danse met en scène une convulsive jouissance de l’acte de voir, qui prend à plusieurs endroits la forme d’un œil formé par la foule17. Finalement, la danse met en scène le « spasme de l’œil18 », selon l’expression qu’utilise Jules Laforgues pour décrire la peinture impressionniste. Doué d’une « sensibilité d’œil » hors du commun, le peintre impressionniste, dit-il, en écho au propos de Manet, peint « naïvement comme il voit19 ». Il est débarrassé des contraintes illusionnistes des règles de la peinture classique et met à profit une « sensibilité prismatique » qui se décompose en trois étapes : « l’acuité croissante de la sensibilité optique sous l’excitation de ce spectacle nouveau, le summum d’acuité, puis la décroissance de la fatigue nerveuse20 ». Ces trois états oculaires décrivent le ballet final de French Cancan, d’abord pour le développement rythmique de la séquence qui produit sa propre logique de spectacle ; ils révèlent surtout un « certain niveau de la conscience du spectateur » à laquelle conduisent finalement les mesures oculométriques.
Dans la célèbre scène du sauvetage de la noyade dans Boudu sauvé des eaux (1932), Renoir se livre là-aussi à un changement radical de point de vue en introduisant une fois de plus le regard dans ce qu’on voit. Pour filmer la noyade, Renoir choisit un décor classique : la vue de ville. La vue de Paris, qui s’inscrit elle-même dans une tradition iconographique qui date du xvie siècle, est très en vogue chez les peintres impressionnistes, qui prennent acte des transformations architecturales et des rénovations de la vie moderne. La séquence de la noyade s’organise dans le film autour des quais de la Seine, qui structure la composition de nombreuses vues traditionnelles, reprise par Auguste Renoir dans Le Pont des Arts, Le Pont Neuf, Le quai Malaquais. C’est face au Pont des Arts que se trouve l’appartement des Lestingois et l’on y voit, comme dans la toile d’Auguste Renoir, le trafic des bateaux mouche, le passage descendant sur le quai que Lestingois emprunte en courant, et aussi ce pont, qui coupe la toile dans sa largeur21.
Jean Renoir, cependant, opère un choix radical par rapport à la vue de son père, puisque la scène est découverte, non pas comme sur la toile, depuis le pont sous lequel le peintre s’est placé, mais face au quai, chez Lestingois qui regarde par la fenêtre par le moyen d’une longue vue. Ce changement de perspective nous incite à soumettre la séquence à la mesure oculométrique pour savoir si le spectateur suit le regard du personnage et vers quelle région de l’image son œil se dirige. Or, si l’on suit la focalisation des points de regards sur les personnages, une fois la séquence passée au crible de la mesure oculométrique, l’on constate à première vue que c’est d’abord le drame qui attire l’œil, qui se concentre d’abord sur la domestique, puis sur M. Lestinguois quand il entre dans la pièce. Mais ce drame est mobile et se distingue du récit : l’œil du spectateur suit prioritairement l’action dramatique, à condition que celle-ci soit conduite par le mouvement à l’intérieur du plan. (Ainsi, quand Lestinguois parle du piano, il n’y a quasiment pas de focalisation sur l’objet, à peine un point).
Dès que Lestingois regarde par la fenêtre, ce n’est plus sur lui que le regard se pose, alors même qu’il bouche le champ de sa grosse masse sombre. L’œil du spectateur n’est pas attiré par ce qui occupe l’écran, mais par le fond de l’image, là où les points de regards se concentrent, vers ce que Lestinguois lui-même regarde. On est ici au plus près d’une subjectivation du point de vue tant l’œil semble suivre le chemin tracé par la longue-vue. Or, ce que regarde Lestingois – et le spectateur avec lui – ce sont les détails de l’image. On le remarque à la pluralité des points d’oculométrie et surtout à la brièveté de leur temps d’apparition, preuve que l’œil non seulement arpente des régions éparses de la composition du plan, mais aussi qu’il papillonne d’une figure à l’autre (le talon d’une chaussure, la décoration florale cousue sur un chapeau).
Or, détailler l’image signifie ici isoler les anonymes de la foule.
Figure 8
Boudu sauvé des eaux (Jean Renoir, 1932).
Telle est bien l’histoire que le film raconte, celle d’une clocharde, d’un figurant parmi d’autres qui, grâce au regard qui est porté sur lui, est mis sur le devant de la scène. Toute la séquence est ainsi placée sous le sceau du regard, le regard de Lestingois, pour commencer, puis des curieux regroupés au bord du quai et sur le pont où ils forment une véritable ligne pour le regard, lui-même souligné par les paroles. La soubrette, par exemple, encourage la vue : « Mais regardez donc ! » Ce à quoi un vagabond répond : « J’en vois tellement que j’fais pas attention. » Faire attention à ce qu’on voit, tel est l’enjeu de la mise en scène qui dirige l’œil du spectateur, via la lunette. Or ce que la lunette vise, par-delà le Pont des Arts, c’est la veduta, cette vue vénitienne qui se développe en Italie au xviiie siècle et qui regroupe des paysages urbains, saisis au plus près de leur réalité topographique.
Mesurer le niveau de conscience
Les vedute obéissent aux lois de la perspective naturelle, reproduite selon les règles géométriques qui fixent au sommet de la pyramide visuelle un « point de vue » à partir duquel s’organise le cadre. Parmi les toiles les plus célèbres, celles de Canaletto, Régate sur le grand canal (1735), dont on peut supposer qu’Auguste Renoir s’inspire quand, en 1881, il peint à Venise Le Grand Canal ou Le Palais des Doges reconduisant l’angle de perspective pour mieux substituer au réalisme de la représentation – la précision des gondoles chez Canaletto – l’espace ouvert par le canal, où la lumière du ciel s’éparpille dans l’eau.
Si l’on soumet le tableau de Canaletto aux mesures oculométriques, on remarque, d’une part, une focalisation de regard sur le point de fuite et, d’autre part, une dispersion du regard principalement sur la partie inférieure du tableau (sous la ligne d’horizon), à proportion de la quantité de figures représentées. Le nombre de lignes qui relient les points éparpillés laisse augurer un rythme pour l’œil : quand l’image grouille de détails, la vitesse du voir est variable. Voilà donc ce qui rapproche la veduta dix‑huitièmiste du film des années trente, voilà ce niveau de la conscience que les mesures mettent au jour : non pas seulement le pilotage du regard par la mise en scène, mais sa dissémination représentée par la minutie des formes et le détail des figures.
On sait que le point de vue adopté par les peintres visait à reproduire « ce qui se voit » et « comment on le voit22 » : telles sont les deux significations étymologiques du terme veduta qui signalent le souci de conformité à la perception optique. Le peintre choisit scrupuleusement son angle de vue (en général un lieu extérieur, une fenêtre, une gondole) qu’il observe attentivement à l’aide d’une camera obscura. Le procédé est couru à l’époque, il permet de projeter sur le verre de la chambre noire le paysage à reproduire et d’en élargir les proportions, provoquant l’impression d’un panorama à laquelle la scène de Boudu d’échappe pas. On note d’ailleurs que l’œil s’accroche aux fenêtres des bâtiments qui entourent le canal. Dans le film, c’est bien par le moyen d’un instrument optique que Lestingois découvre la vue et panote sur la ville. Et c’est aussi de cette façon que Jean Renoir a imaginé la séquence :
Je voulais profiter du fait […] que Michel Simon était un clochard, mais qu’il était tous les clochards du monde, et c’était intéressant de voir si tous les clochards du monde étaient absorbables par la foule parisienne. Alors pour ce genre de prises de vue, je me suis procuré un objectif très long, un de ces objectifs qui servent en Afrique à filmer des lions de loin. Au lieu de filmer un lion, j’ai filmé Michel Simon. J’ai mis l’appareil à une fenêtre du premier étage, pour passer par-dessus le toit des voitures, et mon Michel Simon marchait sur les quais, dans les rues de Paris, au milieu des gens qui ne le remarquaient pas23.
Comme autrefois la camera obscura permettait au peintre vénitien d’associer son regard à la vue du tableau – ce que suggère, dans les vedute, le grand angle de composition et le point de vue légèrement surplombant – la longue vue de Lestingois plonge celui-ci dans le tableau, littéralement. La mise en scène de Renoir inscrit l’appareil optique dans la généalogie historique des machines de vision, mais cette rémanence technologique fait paradoxalement surgir une transformation du point de vue. Avec la veduta, c’est aussi la variabilité du point de vue qui rejaillit dans le plan – comme autant de possibilités de fixation pour l’œil, qui crée des variations perceptives sur toute la surface de l’image24.
Une étymologie de veduta indique par ailleurs : « Le point où tombe la vue25 ». L’œil de Lestingois traverse la fenêtre, entraînant le corps à se précipiter de l’autre côté du champ : l’homme plonge dans la Seine, l’espace de la vue qu’il incarne de son regard. Lestingois accomplit finalement le programme moderne de Manet qui affirme, je le rappelle, qu’« il faut être de son temps et faire ce qu’on voit », puisqu’il raccorde le voir au faire en un acte visuel qui est aussi un geste politique. Juste retour des choses : Boudu est ramené dans l’appartement coquet des Lestingois où il sème le désordre dans la composition du champ et celle du couple. Désordre esthétique tout autant que moral et sexuel : le clochard empêche Lestingois de retrouver le soir la jeune domestique et prend sa place auprès de son épouse. En s’immisçant dans cet espace qui n’est pas fait pour lui, Boudu perturbe l’ordre bourgeois des « gens respectables », selon l’expression de Lestingois.
À propos de L’Olympia de Manet, Georges Bataille affirme que « ce qui mit en colère [est que] l’Olympia est une fille, ce n’est pas une déesse nue : cette fille nue et l’homme en jaquette habitent le même monde. Et c’est un monde que l’art rejette26. » Quel est ce monde ? Le monde de la réalité politique que la bourgeoisie, précise Bataille, ne se résout pas à admettre « qu’[il] se réduisît à ce qu’il était27 » ; c’est-à-dire aussi le monde du temps présent qui introduit « le renversement du passé et la naissance d’un ordre nouveau28 ». « L’Olympia, […] c’est la négation de l’Olympe, du poème et du monument mythologique, du monument et des conventions monumentales29. » Tel serait le double scandale de Boudu, sa modernité : il confronte le bourgeois à la réalité de ce qu’il voit. Mais le trajet de l’œil, faisant resurgir un mode de vision propre à la peinture du xviiie siècle, incite aussi le spectateur d’aujourd’hui à s’interroger sur la contemporanéité de son propre regard. Ce n’est pas le moindre intérêt des mesures oculométriques que de confronter la temporalité de la vision à celle des images, le rythme du regard à la poétique de l’œuvre. Car c’est aussi dans cet écart que se loge les conditions de l’expérience mentale propre à la perception du film.