Introduction
Les mesures de nos mouvements oculaires sont en train de devenir les nouvelles données biométriques des sociétés de contrôle actuelles. Au même titre que nos empreintes digitales enregistrées dans nos passeports, la manière dont nos yeux se meuvent et se fixent sur un objet s’inscrit toujours davantage dans des processus d’identification qui couvrent désormais des pans entiers de nos existences, qu’ils soient biologiques, comportementaux ou économiques. De fait, les mesures oculométriques, avec leurs cartes de chaleur (heatmap, où les degrés d’attention se caractérisent par des variations chromatiques) ou leurs points de fixation colorés aux contours évolutifs, constituent peu à peu des éléments déterminants d’un big data sans frontières. Leur examen prolonge les procédés de reconnaissance faciale dans les fichiers électroniques de la police. Il s’agit de traquer notre regard, comme l’indique sans détour l’expression anglaise qui désigne la technique de mesure des mouvements organiques de notre système visuel : l’« eye-tracking », ou oculométrie en français.
L’eye-tracking s’est surtout développé depuis une vingtaine d’années dans le domaine du marketing, en vue d’étudier les habitudes de consommation des clients dans les rayons d’un supermarché ou d’un centre commercial. Ainsi, les déplacements du regard devant un rayonnage de jus de fruits peuvent être analysés de façon détaillée, dans l’optique de déterminer quelles marques ont réalisé le packaging le plus « impactant ». Dans un documentaire visionnaire, Les Créateurs des mondes d’achat (2001), Harun Farocki montre comment il s’agit pour ces « créateurs » d’engendrer une addiction à la consommation, et comment aux vieilles méthodes d’anticipation des actes de shopping, qui reposent en amont sur l’analyse des dessins ou maquettes de grands magasins, s’agence cette nouvelle technique de l’eye-tracking. À la suite d’une discussion féroce entre professionnels à propos des plans d’architecte d’une galerie marchande, Farocki insère en gros plan dans son film l’œil d’un client-cobaye dont on suit à la trace les mouvements rétiniens, passant d’une enseigne à une autre, comme capturé, tel un animal en cage, dans les rets de l’expérimentation marketing. L’examen des mouvements de l’œil entend ainsi déterminer à l’avance les mouvements du corps à l’intérieur des nouveaux temples de la consommation :
Les regards comme les trajets des clients doivent être conditionnés par l’architecture et par la mise en scène des produits. Pour parvenir à ce but, « les créateurs des mondes d’achat » simulent dans leurs ordinateurs jusqu’à mille schémas d’une seule et même surface de vente, des échantillons de personnes sont placés devant des séries d’images du centre commercial, les mouvements de leurs pupilles scannés par l’ordinateur permettent d’étudier l’enchaînement des regards et d’en déduire l’aménagement de l’espace1.
Les usages de l’oculométrie ne figurent toutefois pas seulement dans les nouvelles stratégies de surveillance des populations, ni ne se limitent aux avancées du neuromarketing, cette redoutable alliance entre les neurosciences et l’étude des comportements de consommation2. On les retrouve également au sein de diverses technologies, en particulier médicale, comme dans la chirurgie ophtalmologique, puisque de plus en plus d’interventions sont soumises à un dispositif d’eye-tracking qui permet à la machine utilisée par le médecin d’opérer le patient de la manière la plus précise possible, en réduisant considérablement les risques d’accident. La téléphonie mobile y est également partie prenante : le Galaxy S4 de Samsung proposait il y a quelques années un procédé dit de « Scroll Eye-tracking », favorisant le défilement et l’arrêt d’un flux d’images ou de textes grâce à un mouvement combiné de la tête et des yeux, tandis qu’un modèle postérieur, le Galaxy S9, a mis en place un système de déverrouillage oculaire qui fonctionne après paramétrage du regard de l’utilisateur depuis l’écran de son téléphone.
Des recherches se développent par ailleurs pour inclure l’eye-tracking dans les pratiques du jeu vidéo ou de la Réalité Virtuelle (VR). Il s’agit de faire en sorte que le regard du joueur devienne un vecteur de récit, au sens où sa fixation sur une figure par exemple vue de dos, entraîne celle-ci à se retourner et à interagir directement avec son avatar. Un film a récemment mis en scène les possibles de cette interaction vertigineuse entre le monde virtuel du jeu et la réalité du corps du joueur : Ready Player One de Steven Spielberg (2018). Celui-ci projette son protagoniste principal (Parzival, interprété par Tye Sheridan) dans un enchaînement d’actions dont la vitesse semble concurrencer celle du mouvement de ses yeux (la durée d’une saccade oculaire, qui correspond au mouvement entre deux positions de l’œil, varie selon les psychologues de la perception entre 15 et 30 millisecondes). Tout se passe comme si cette vitesse optique, rendue sensible par le rythme des éléments qui parcourent l’image – bolides, corps appareillés, monstres volants... –, renvoyait à la vitesse des flux d’informations à l’intérieur des environnements numériques dans lesquels ces éléments sont produits. L’œil pénètre dans les processeurs de l’ordinateur en même temps qu’il se retrouve sous la dépendance d’un code informatique dont les créatures virevoltantes portent notre regard à sa limite.
Les mouvements de l’œil avant l’oculométrie
Il ne s’agit évidemment pas ici de cette « union cinétique de l’homme et de la machine3 » vouée, chez les pionniers du cinéma comme Abel Gance ou Dziga Vertov, à la fabrication d’un homme nouveau par le septième art. Il s’agit plutôt d’une confrontation quantitative entre deux vitesses : celle de nos mouvements oculaires et celle des mondes numériques dans lesquels nous baignons, la première épousant les excès rythmiques de la seconde, sans que ces hautes vitesses soient portées par un quelconque horizon émancipateur. Le montage « cut » du blockbuster a remplacé le « ciné-œil » de L’homme à la caméra, en même temps que le cinéma, « mouvement de tous les mouvements », s’est délesté de son objectif « qui les assemble tous mais aussi celui qui fixe en symboles leur communauté », et cela en vue de constituer « la grande symphonie du jour4 ».
Notons d’un point de vue historique que le désir de mesurer les déplacements oculaires n’est pas contemporain de l’apparition des techniques de l’eye-tracking. Il existe en effet plusieurs précédents. Diderot, dans ses chroniques des Salons de la seconde moitié du xviie siècle, scrutait ainsi certains tableaux en essayant de décrire simultanément les mouvements de son regard : un exercice d’écriture destiné à rendre le mécanisme de notre système de vision5. Dans les années 1920, puis exemplairement dans La Vision en mouvement (1947), László Moholy-Nagy formulait autrement cette même volonté de suivre les mouvements oculaires qui arpentent cette fois des supports d’images fixes et animées6. Nul doute que l’un et l’autre auraient diversement été intrigués par les outils actuels de mesures oculométriques, comme l’auraient été sans conteste certains réalisateurs pour qui il s’agit de modeler, voire de forcer le regard (comme Sergueï Eisenstein l’expérimente avec son « ciné‑poing ») ou encore d’entreprendre une « direction de spectateurs » (comme Hitchcock le déclara à Truffaut à propos de Psychose)7. On imaginerait mal le cinéaste soviétique du montage des attractions ne pas se rapprocher d’un outil qui tente d’établir comment se meut le regard du spectateur devant l’écran, surtout quand celui-ci est pris dans un « contrepoint visuel » qui « explose, avec une intensité croissante, dans le conflit de montage », en vue de créer un communisme proprement cinématographique8. À condition de préciser que ce « contrepoint visuel » appelé de ses vœux par Eisenstein – contrepoint à vocation universelle, donc, mais toujours soucieux de la singularité de chaque regardeur – trouve son contrechamp malheureux dans le prototype du consommateur isolé, esseulé, dont les mouvements oculaires sont cannibalisés par des valeurs capitalistes qui cherchent avant tout à consolider les règles de l’efficacité marchande.
Hitchcock, pour sa part, aurait en effet manifesté un intérêt certain pour l’eye-tracking. Ce dispositif aurait au moins suscité sa curiosité pour savoir si une convergence des regards était produite par ses réalisations – convergence vers des êtres ou des objets qui serait comme la preuve d’une « direction de spectateurs » en acte, où la faculté de voir sollicite directement une faculté de penser les individus comme les relations dans lesquelles ils interagissent. Une « direction de spectateurs », voire un « contrôle de l’univers », si l’on en croit Jean-Luc Godard dans l’épisode éponyme (4A) de ses Histoire(s) du cinéma9. D’après lui, Hitchcock a réussi là « où ont échoué Jules César, Hitler, Napoléon »… Car ce sont bien « un milliard de spectateurs » qui se souviendront de détails ayant aimanté leur regard (le chignon de Madeleine dans Vertigo, un trousseau de clés dans L’Inconnu du Nord-Express, etc.), à tel point qu’ils en oublieront l’histoire que ces mêmes films racontent à l’écran. La position de Godard, aussi personnelle soit-elle, permet par ricochet de mettre en lumière l’un des usages récurrents de l’eye-tracking dans les études filmiques, qui concerne la place du fait narratif dans les analyses oculométriques. Car l’idée d’aller au cinéma pour suivre une histoire constitue l’un des attendus centraux des spécialistes qui intègrent les mesures oculométriques à leurs analyses filmiques, prétextant que là réside l’horizon d’attente principal des spectateurs devant un écran.
Tyrannie du film ?
C’est le cas en particulier de Tim J. Smith, chercheur britannique en psychologie cognitive salué par David Bordwell10. Pour Smith, en effet, le spectateur de cinéma attend surtout d’un film une « information visuelle » qui doit le conduire à suivre son récit sans heurt. D’où la nécessité selon lui de placer cette information au centre de l’image, pour que notre attention ne soit pas troublée, et que la mémoire du spectacle filmique dans sa continuité ne soit pas altérée. Smith énumère à cet égard quelques éléments saillants qui, dans l’image, permettent d’attirer l’attention de l’observateur : l’expression d’un visage, des mains qui bougent, tout mouvement de translation qui traverse le cadre. L’objectif à atteindre est essentiellement narratif, et l’une des hypothèses centrales des travaux de Smith consiste à développer l’idée d’une nécessaire « synchronie attentionnelle » suscitée par la vision d’un film. D’après lui, cette « synchronie » est décisive si les cinéastes ne veulent pas diminuer l’intérêt que le public porte à une œuvre filmique. Idéalement, il faudrait que la dynamique des mouvements et des expressions qui animent une scène « conduisent tous les spectateurs à regarder au même endroit [de l’image], au même moment11 ». Bordwell, à son tour, citera Robert Zemeckis pour souligner que cette focalisation collective du regard sur un pan défini de l’image est justement ce qu’un·e cinéaste souhaite conquérir : « la chose la plus importante, selon Zemeckis, étant que le public regarde là où vous voulez qu’il regarde ». Mais c’est pour aussitôt circonscrire la pensée de l’auteur de Retour vers le futur du côté d’une exigence narrative plutôt que formelle, en rappelant que la « tâche » première du cinéma, c’est « l’histoire » racontée, sa « compréhension » demeurant notre « souci premier quand nous regardons un film mainstream12 ».
Ainsi se déploie le processus d’attention dit de « top-down » dans la terminologie de la psychologie expérimentale, où la saisie progressive des éléments narratifs d’une œuvre cinématographique prime sur les intentions plastiques que l’on prête à son auteur. Les mouvements oculaires guidés par le « top-down » s’effectueraient ainsi indépendamment d’une volonté d’art attribuée au réalisateur ou à la réalisatrice du film. Comme l’écrit encore Bordwell, la « perception top-down informe notre vision en fonction de ce que l’on attend, de ce que l’on se remémore ou de ce que l’on habitude de croire dans ce monde13 ». Le cadrage des images, par exemple, ou plus largement tout travail de composition deviennent alors des préoccupations superfétatoires, même s’ils influent indéniablement sur notre appréhension du récit. Un regard attentif aux formes filmiques exigerait davantage une observation de type « bottom-up », soucieuse d’étudier les mesures oculométriques récoltées pour ensuite remonter vers l’acte de création dont dépend l’esthétique filmique. Dans le jargon des neurosciences, cette dernière démarche relève surtout d’une « tyrannie du film » qui ferait abstraction des attentes d’un public ordinaire, lequel, encore une fois, irait d’abord au cinéma pour prendre du plaisir aux histoires qu’il raconte14.
Les deux types d’attention que sont le « top-down » et le « bottom-up » ne se placent pas pour autant dans un rapport d’opposition. Il est difficile en effet d’imaginer une perception « top-down » d’un film sans une observation « bottom-up » qui en émane, et inversement. Si l’on suit le raisonnement de Tim Smith, la « synchronie attentionnelle » est bien la résultante d’une « tyrannie du film ». Mais le fait est que la conception du cinéma qu’elle implique réinjecte du « top-down » dans notre expérience de spectateur, puisque le septième art y est réduit à l’expression d’un scénario filmé qui doit tenir le public en haleine. En ce sens, ladite tyrannie n’est pas séparable d’autres qui constituent le lot commun de la société marchande : la tyrannie d’une réclame à la télévision, celle d’un écran publicitaire dans le métro, celle encore d’une « story » sur Instagram… D’une certaine manière, l’oculométrie joue ici, dans le champ du cinéma, le même rôle que dans le domaine du neuromarketing : elle sert à la fois à mesurer les effets de capture de notre attention (et la carte de chaleur, alors, doit être dominée par une zone rouge, preuve d’une attention synchronisée) et aide parallèlement à vérifier que le désir de récit des spectateurs est satisfait (si les mesures font apparaître des points de fixation du regard trop dispersés sur la surface de l’image, c’est que ce désir est contrarié).
Eye-tracking et émotion filmique
On l’aura deviné, notre perspective d’étude est autre : elle consiste à avancer l’idée qu’un Eisenstein ou un Hitchcock, voire même un Zemeckis, s’ils entendent faire différemment du médium filmique un appareil de capture de notre attention, ne sont pas pour autant des « tyrans » du cinéma qui voudraient imposer un point de vue définitif au détriment de tous les autres. Nous croyons au contraire que chaque point de vue est la conséquence d’un style unique qu’il appartient à l’amateur de cinéma d’éprouver au niveau des émotions qu’il suscite, ou des savoirs qu’il engendre. Quand Deleuze écrit que « rien ne se passe pas dans la tête du spectateur qui ne provienne du caractère de l’image15 », un chercheur comme Tim Smith dirait qu’il retrouve une « tyrannie du film » qui s’impose à l’observation d’un public fatalement passif. Or c’est tout le contraire qui est en jeu ici, car ce qui « [provient] du caractère de l’image » renvoie pour Deleuze à la création d’un espace-temps cinématographique qui signe un accroissement, une « multiplication de l’émotion » que nous pouvons ressentir devant un film16. Cette émotion peut nous traverser n’importe quand, devant n’importe quelle œuvre filmique ; il n’y a pas de privilège de genre ni de hiérarchie de goût. Pour le dire avec les mots de la psychologie expérimentale : le « bottom-up » peut également être libérateur…
À quoi pourraient donc servir les mesures oculométriques dans le cadre d’une approche esthétique de ce type ? L’objectif premier est de remonter vers l’acte de création, en prenant simplement au sérieux l’hypothèse d’une conception non « tyrannique » du film. Les données récoltées permettraient d’établir une sorte de cartographie du regard à partir d’un échantillon de spectateurs et de spectatrices, cinéphiles ou non, en scrutant les éventuelles synchronisations du regard, mais aussi bien les mesures qui ne témoignent pas forcément d’une attention portée aux points centraux du récit. Des détails en apparence insignifiants seraient ainsi révélés dans le déroulé d’une séquence, insignifiants pour le déroulement de l’intrigue. Il ne s’agit pas, autrement dit, de considérer l’oculométrie dans une perspective vérificationniste, même si la tentation est grande de mettre à l’épreuve la « direction de spectateurs » au prisme de la « synchronie attentionnelle » à laquelle aspirait Hitchcock avec ses propres moyens. Il s’agirait plutôt, en plus d’une perception en « bottom‑up » susceptible de mettre en avant une intention cinématographique, de porter sa vision sur des « gisants dans l’image », si l’on reprend un terme cher à Sylvie Lindeperg : des gisants toujours déjà là et pourtant demeurés non vus, y compris et surtout quand ils échappent à la volonté de celle ou celui qui filme17. Les mesures d’un regard anonyme nous porteraient alors du côté d’un fragment présumé quelconque de l’image, mais ce quelconque est potentiellement porteur d’un signe faisant sens, un « troisième sens » qui ne relèverait ni d’un scénario plus ou moins élaboré, ni d’un symbole auquel on pourrait le rattacher.
Figure 1 à 4
« Photogrammes » d’Ivan le Terrible d'Eisenstein analysés par Barthes dans son texte « Le troisième sens », avec des mesures oculométriques réalisées en 2014 avec l'aide de Laurent Sparrow (SCALab, Université de Lille).
© Droits réservés
« Le troisième sens », on le sait, est le titre d’un article que Roland Barthes fait paraître en 1970 dans les Cahiers du cinéma. Ces « notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein » – c’est le sous-titre de ce texte – rencontrent, directement ou indirectement, le problème des zones de l’image où un œil se focalise, engendrant un sens spécifique pour l’observateur. Le premier sens correspond étroitement à celui que les représentants de l’eye-tracking utilisent dans son versant marchand, avec ses avatars élargis du côté du cinéma : l’image est un message, et ce message sert à communiquer. C’est le « niveau informatif », celui d’une connaissance principalement narrative, soit l’horizon d’attente premier d’un public de cinéma si l’on se souvient des réquisits de Bordwell ou de Tim Smith en matière d’expérience filmique. Le second sens correspond à un « niveau symbolique », potentiellement « stratifié », qui ne relève plus de « la science du message », mais davantage des « sciences du symbole » précisément : « psychanalyse, économie, dramaturgie »18. Ce second sens renvoie pour Barthes à la « signification » à proprement parler, laquelle est « immédiatement » donné, et traduit « très classiquement » une émotion, un désir, un trait de pensée. C’est pourquoi il est rattaché au « sens obvie », et chez Eisenstein, ce qui est certain, obvious (en anglais), c’est « la classe ouvrière, sa puissance et sa volonté » : c’est elle que son cinéma symbolise, et la libération du peuple constitue sa signification à la fois profonde et évidente19. Le ciné-poing d’Eisenstein s’inscrit dans ce contexte révolutionnaire, et il incarne en puissance une entreprise « tyrannique », si l’on reprend cet adjectif aux psychologues de la perception qui s’intéressent à l’effet des films sur leur public.
L’image en excès
D’une certaine manière, rien ne semblerait davantage relever d’un « bottom-up » étouffant que le cinéma d’Eisenstein, dont l’art est tout sauf « polysémique » selon Barthes, dans la mesure où « il choisit le sens, l’impose, l’assomme » : « le sens eisensteinien foudroie l’ambiguïté20 ». Et pourtant, il y a de l’excès chez le réalisateur soviétique, quelque chose qui déborde les sens de la communication et de la signification, qui leur résiste même de façon irrésistible. D’un coup, « le sens dramatique [d’un] épisode » n’a plus d’intérêt pour le spectateur, et la narration devient superfétatoire. Même « la psychologie, l’anecdote », qui pourraient nous ramener au deuxième sens, se transforment en un champ de futilités sans épaisseur21. Barthes fait par exemple référence au photogramme montrant le visage plein de douleur d’une vieille femme dans le Cuirassé Potemkine. D’un côté, il y a la « signification pleine » à laquelle renvoie la situation de cette « femme pleurante » : « les paupières fermées, la bouche tirée, le poing sur la poitrine » face à un deuil injuste ; de l’autre, le regard se trouve attiré « dans la région du front » où un sens obtus s’obstine : « la coiffe, le foulard‑coiffure » qui défont les deux premiers sens pour nous plonger dans le troisième, là où la vision s’attache à un détail qui à la fois la dessaisit et la capture22. D’où la question posée à l’oculométrie : comment mesurer un incommensurable qui émane de l’image ?
Le sens obtus désoriente ainsi le regard, le dépossède de ses repères stables. Et en effet le problème demeure de savoir quelles mesures oculométriques rendraient sensible ce « troisième sens » qui s’impose à l’œil sans pour autant le forcer. À moins que les mesures en eye-tracking des photogrammes d’Eisenstein, dont parle Barthes, dès lors qu’on les déleste de l’obsession d’une synchronisation des regards, mettent en lumière ces détails « obtus », ces éléments supposés insignifiants qui échappent à nos habitudes rétiniennes. Là où une attraction du regard s’opère sans qu’on puisse nécessairement l’anticiper23. Bien sûr, il serait aisé de prétexter que le troisième sens renvoie à une pure subjectivité qui l’éprouve, et d’abord à celle de Roland Barthes. Nous ne croyons cependant pas que l’argumentation barthésienne bascule dans un impressionnisme sans consistance objective, puisque c’est toute velléité à atteindre une objectivité définitive de notre regard sur les images qu’elle permet en retour d’interroger. Et ce sont autant de questions adressées à l’oculométrie comme science de notre système visuel qui surgissent alors.
Barthes, d’ailleurs, n’était guère allergique aux tentatives scientifiques d’explication de ce système. Dans un texte moins célèbre que d’autres, paru sept ans après l’étude sur Eisenstein et intitulé « Droit dans les yeux », Barthes fait une référence directe à la « neuro-psychologie », laquelle « a bien établi comment naît le regard » :
Dans les premiers jours de la vie, [écrit Barthes,] il y a une réaction oculaire vers la lumière douce ; au bout d’une semaine, le bébé essaye de voir, il oriente ses yeux, mais d’une façon encore vague, hésitante ; deux semaines plus tard, il peut fixer un objet proche ; à six semaines, la vision est ferme et sélective24.
Et de se demander ensuite, dans un parallèle saisissant entre ce que l’on voit à l’extérieur et le rythme de notre développement intérieur : « ne peut-on pas dire que ces six semaines-là, ce sont celles où naît l’“âme” humaine ?25 ». Barthes n’invoque pas l’analyse objective d’un examen génétique des mouvements de l’œil. Mais il est clair que s’il avait disposé d’un oculomètre, il l’aurait utilisé pour tester au moins deux des trois fonctions que la science assigne selon lui au regard : une fonction « optique » qui se déploie « en termes d’information ([ce que] le regard renseigne) », et une fonction « haptique » qui, elle, se développe « en terme de possession ». Comme l’avance encore Barthes sur ce point : « par le regard, je touche, j’atteins, je saisis, je suis saisi ». Dans tous les cas, il est possible de dire que « toujours le regard cherche : quelque chose, quelqu’un. C’est un signe inquiet : singulière dynamique pour un signe : sa force le déborde ». Encore une fois, est-ce cette force que les outils de l’eye-tracking permettent, ou même entendent mesurer ?
Figure 5 à 8
« Photogrammes » d’Ivan le Terrible d'Eisenstein analysés par Barthes dans son texte « Le troisième sens », avec des mesures oculométriques réalisées en 2014 avec l'aide de Laurent Sparrow (SCALab, Université de Lille).
© Droits réservés
Conclusion
Le problème s’intensifie alors : que se passe-t-il devant une image quand un détail qui en émane reste pour le spectateur littéralement « indescriptible », pour reprendre un autre adjectif utilisé ici. Il semblerait au contraire que l’oculométrie, dans ses usages actuels, évidemment dans le champ du neuromarketing, vise au contraire à atténuer coûte que coûte tout débordement, à empêcher toute « duplicité » du regard devant un spot publicitaire ou dans les allées d’un hyper-marché : là où la plus grande efficacité du regard est recherchée, là où ses trajets sont destinés à se focaliser sur l’acte d’achat. Si l’on considère cette pensée de l’excès ou du débordement du regard, voire de « l’erratique » ou du « trivial », et si l’on reprend certains termes par lesquels le sens obtus est décrit, il apparaît que le nom de Barthes peut servir de vecteur pour appréhender deux conceptions antagonistes de l’image efficace ou obvie, deux âges de l’image fondamentalement distincts, mais qui possèdent ce désir commun de capter le regard humain, de « modeler le spectateur » (ou le consommateur). D’une part, donc, la grande conception de l’image-choc chez Eisenstein, animée par l’espoir que le cinéma comme nouvel art allait entraîner l’élaboration d’une humanité nouvelle26 ; de l’autre, la capture des regards en vue d’un accroissement de la croissance et de la consommation (c’est bien là l’un des objectifs du neuro-marketing qui analysent nos mouvements oculaires). Le nom de Barthes permet d’une certaine façon de tracer cette ligne brisée entre deux âges de l’image qui relient un passé lointain à notre présent le plus immédiat : celui, filmique et révolutionnaire, d’Eisenstein, et celui des nouvelles stratégies marketing, dont fait partie un certain usage de l’eye-tracking, et dont nous sommes les contemporains.
Il faut y insister : tout ce que dit Barthes sur le sens obtus, ou plus tard sur le punctum, est aux antipodes des usages marketing de l’eye-tracking. Là où ceux-ci cherchent à canaliser les regards dans l’optique d’une normativité économique, Barthes aime à l’inverse que son regard soit transi par un élément « fuyant » dans l’image, un détail « futile » dans un photogramme et qui pourtant le touche, ou le « point » (du verbe poindre) comme il l’écrit dans La Chambre claire. Il faut parvenir à ce nœud intense où le point mouvant de fixation de notre œil se confonde avec le poindre qui nous déplace du côté d’une émotion toujours singulière.