Mobiliser les techniques de l’oculométrie pour étudier les images, comme nous l’avons fait dans le cadre du programme « Oculométrie et perception des images : nouveaux enjeux esthétiques »1, ne va pas de soi. Cela suppose de s’expliquer sur les intentions et les méthodes, et les possibles limites d’une telle entreprise. Cela demande encore de reconsidérer histoire et théorie de l’art à l’aune des sciences cognitives, sans tomber dans les travers d’une instrumentalisation des unes par les autres, et réciproquement. Pour ce faire, il faut sans doute commencer par énoncer ce qui a motivé notre projet à ses débuts, à savoir une véritable curiosité pour ce que l’enregistrement des déplacements oculaires pourrait nous apprendre, qui ne serait pas déjà inscrit dans nos savoirs d’analystes des images. C’est cette même curiosité que nous trouvons par exemple chez Abbas Kiarostami lorsqu’il filme les spectatrices d’une salle de cinéma, sans supposer par avance les effets qu’aura sur elles le film qu’elles sont en train de regarder. Car si : « le dramaturge ou le metteur en scène voudrait que les spectateurs voient ceci et qu’ils ressentent cela, qu’ils comprennent telle chose et qu’ils en tirent telle conséquence », il importe au contraire comme l’écrit Rancière, de dissocier une telle « identité de la cause et de l’effet »2. Le film évoqué ici (Shirin3) incarne justement une telle dissociation : face aux portraits de ces femmes, nous sommes saisis par la variabilité et la diversité des expressions des visages et des mouvements des yeux.
Ce point nous a d’ailleurs conduit à défendre une « égalité des sensibilités », sans chercher à catégoriser les comportements des spectateurs et spectatrices devant tel film ou telle photographie4. Nous n’empruntons pas, autrement dit, les chemins rectilignes d’une sociologie des regards, aussi importante soit-elle. S’il existe une détermination sociale dans la relation culturelle que nous entretenons avec les images – et l’eye-tracking en rend potentiellement compte, à partir de ses données quantitatives –, nous privilégions davantage ici une expérience qualitative du regard, qu’une mesure oculométrique potentiellement incarne, quelle que soit l’origine sociale du sujet. Cette mesure peut alors se lire comme la transcription d’une émotion devant l’écran, qui nous redonne quelque chose d’un détail dans l’image, d’un aspect de sa texture, d’un fragment de sa composition. Pour le dire autrement, nous prenons acte de l’imprévisibilité des regards, et de leur caractère essentiellement mouvementé.
Fort d’un tel constat, notre projet de recherche a cependant cherché à évaluer aussi bien les écarts que les convergences entre ce que nous supposons des effets de l’image et ce que l’eye-tracking peut nous en révéler. Partant de l’hypothèse paradoxale qui consiste à considérer l’artiste comme disposant d’une connaissance intuitive des mécanismes de la vision – quand bien même il ne parviendrait pas, pour reprendre l’hypothèse de Rancière, à lier les causes aux effets –, nous avons souhaité étudier librement les rapports entre les gestes artistiques et leurs effets perçus à travers les enregistrements oculométriques5. Ceux-ci constituent pour nous un laboratoire d’étude de la mobilité de notre vision lorsqu’elle est confrontée à des images parfois fixes, parfois elles-mêmes en mouvement. Si Hitchcock affirmait qu’il ne faisait pas seulement de la direction d’acteurs, mais aussi de la « direction de spectateurs »6, laissant supposer que les opérations cinématographiques dictent nos manières de voir, l’un de nos objectifs a été précisément de mettre à l’épreuve une telle relation entre le film et son public.
Il ne s’est pas agi pour autant d’adopter une posture de hauteur qui consisterait à vérifier, grâce à l’eye-tracking, si les cinéastes ont échoué ou pas dans l’affect qu’il voulait produire ou la pensée qu’il souhaitait engendrer, même si – et plusieurs articles de ce numéro hors-série y reviennent – la mesure d’une saccade ou une fixation de l’œil n’implique pas nécessairement la naissance d’une émotion ou la genèse d’une idée. L’oculométrie est davantage envisagée dans ces pages, on l’aura compris, comme une ouverture heuristique de nos outils d’analyse, mais aussi comme une voie de traverse pour parcourir autrement les textes décisifs qui ont fait l’histoire des champs disciplinaires de l’image.
C’est précisément ce qui nous a conduits, dans le cadre de séminaires menés avec les étudiants en arts plastiques et en études cinématographiques de l’Université de Lille, à confronter certaines théories de la perception, comme les concepts de punctum barthien ou de choc chez Eisenstein, aux données oculométriques correspondantes. Il s’agissait alors de tester l’oculométrie en tant qu’outil complémentaire dans le cadre d’une formation en arts et, plus largement, de renouveler les méthodes mêmes de l’analyse d’image. À ce titre, l’oculométrie pourrait rejoindre ces appuis techniques qui jalonnent l’histoire de l’art – au même titre par exemple que la radiographie ou même l’identification du point de fuite7 – qui ont pu contribuer à nourrir, voire à modifier de façon notable les commentaires dont les œuvres d’art font l’objet8.
Cette volonté d’examiner à nouveau frais nombre de productions visuelles – en particulier photographiques et cinématographiques, aussi parce qu’elles l’ont moins été que les œuvres picturales – a également mené à l’organisation de plusieurs journées-ateliers9 réunissant différents acteurs et chercheurs en cinéma, arts plastiques, philosophie ou encore psychologie, dont le présent numéro de Déméter se fait l’écho direct. Nous remercions à cet égard chaleureusement les différents auteurs et autrices pour leurs contributions précieuses, fondées sur une façon à la fois précise et inventive de se saisir des relevés oculométriques. Chacun des textes réunis dans ce hors-série soulève des problèmes qui permettent effectivement de remonter à l’acte de création dans le domaine de l’image fixe ou animée : problèmes de l’entrelacement entre la continuité narrative et la discontinuité du montage au cinéma, du passage d’un cadre pictural à un champ filmique, de l’appréhension doublement sensible et conceptuelle d’une image presque abstraite, du traitement de la couleur dans l’économie générale d’un plan, etc.
Il nous faut aussi mentionner la dimension pratique et prospective de ce projet, déployée à travers plusieurs expérimentations muséales, visant à questionner l’incidence des différents supports et formats, et plus largement de l’ensemble du contexte de présentation des images, sur notre perception visuelle. Nous avons ainsi tenté de mesurer l’écart entre le visionnage d’une image fixe devant écran, et sa mise en espace en situation d’exposition. Ces premiers essais, au Centre Régional de la Photographie des Hauts de France, ou encore au Louvre-Lens lors de l’exposition des frères Le Nain10, ont montré combien les conditions d’exposition et la matérialité des images affectaient l’œil du spectateur – une évidence qui n’en est pourtant pas une pour certains chercheurs en sciences cognitives11. D’une autre manière enfin, cette part expérimentale a trouvé son accomplissement au sein de l’exposition Fixations, saccades et autres trajectoires désordonnées12 à la Galerie Commune de Tourcoing, proposant aux étudiantes et étudiants, par une sorte d’inversion du processus de recherche, de faire œuvre à partir de l’oculométrie.
Rétrospectivement, la variété et la richesse des textes rassemblés dans ce numéro Hors‑série de Déméter montrent combien l’oculométrie peut être un outil stimulant, voire inspirant pour l’analyse, et conduire à tout un ensemble d’observations et de questions inattendues et fécondes. Ce sont celles-ci qui importent, plus que les résultats oculométriques eux-mêmes, car elles permettent de détacher les mesures effectuées des logiques et des usages auxquels elles sont majoritairement soumises. Dans cette perspective, il nous a par exemple semblé essentiel de prêter attention non pas seulement aux points de fixation ou aux déplacements oculaires, mais aussi aux endroits vierges de toute mesure, pour tenter de penser ces éléments « non-vus », qui constituent en réalité une part inextricable de la construction des images, comme des éléments non-négligeables, voire profondément signifiants13.
Enfin, dans un monde où nos mouvements oculaires deviennent de précieuses data pour le neuromarketing ou encore des données biométriques destinées au contrôle des individus, il nous a paru décisif d’emprunter une perspective d’étude qui échappe à toute espèce d’approches normatives, y compris à l’intérieur des disciplines artistiques où l’eye-tracking est parfois mobilisé14. Là où l’on traque le regard, les images de l’art déplacent notre système visuel là où nous ne soupçonnions pas qu’il pouvait aller. L’oculométrie garde la trace en continuelle variation de ses mutations au contact de la peinture, de la photographie ou du cinéma.