« Un trouble de la propriété »
À l’échelle des images diffusées aujourd’hui qui appellent à une réflexion éthique relative à la dignité des personnes, les premiers cas juridiques de l’histoire de la photographie restent relativement confidentiels. C’est avec eux pourtant que se sont constitués les fondements du droit à l’image tel qu’il s’exerce actuellement ; ils sont ainsi une source précieuse pour tenter d’expliquer les logiques contradictoires qui continuent de nourrir la jurisprudence, en particulier lorsqu’il s’agit d’établir un droit à l’image pour les victimes. Plus largement, il importe de comprendre combien l’invention même de la photographie est à l’origine d’un changement de paradigme quant à notre rapport à l’image de soi et de l’autre, dont les conséquences éthiques n’ont pas fini de se faire sentir. Roland Barthes, dans un passage de La chambre claire rarement relevé, désigne très précisément un tel bouleversement ; « il est curieux », dit-il, « qu’on n’ait pas pensé au trouble (de civilisation) que cet acte nouveau [se voir soi-même (autrement que dans un miroir)] apporte ». Et d’ajouter : « ce trouble est au fond un trouble de la propriété » attesté par « d’innombrables procès », qui « ont exprimé cette incertitude d’une société pour qui l’être était fondé en avoir2 ». Barthes met alors au jour le lien constitutif qui unit dès l’origine photographie et propriété, et cette indécision fondamentale relative à l’appartenance de l’image. Quelques années auparavant, du côté du droit, les mêmes effets de la photographie sur la relation que nous entretenons aux images sont déjà constatés : dans son ouvrage au titre évocateur – Le droit saisi par la photographie (et non l’inverse) – Bernard Edelman avance notamment le concept de « sur-appropriation du réel », qui « désigne le contenu contradictoire de la propriété littéraire et artistique qui présente ce caractère étrange, unique, original, d'être une propriété acquise par superposition sur une propriété déjà établie », où « le sujet fait “sien” un réel qui est aussi à l’“autre”3 ». Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien la question de la propriété qui est pointée, et les problèmes que pose l’opération photographique dans la mesure où, pour reprendre Barthes, elle transforme le sujet en objet4 (« objet de musée » dit-il même). S’agissant de photographies de personnes décédées, on comprend dès lors combien une telle réification est problématique. Peut-on en effet considérer les images dites post-mortem comme des « objets » d’information dont disposent ceux qui en sont « propriétaires » ? C’est à cette délicate question que la loi a dû répondre dès les premiers temps de la photographie, et c’est pourquoi l’examen des premiers procès autour du droit à l’image s’avère aussi instructif.
Naissance d’un droit à l’image post-mortem
Le premier cas avéré sur le plan juridique, qui témoigne d’une prise de conscience précoce des enjeux entraînés par la diffusion de l’image d’une personne après sa mort, date des années 1850. Il concerne l’actrice française Élisa Félix, dite « Rachel », qui bénéficie au xixe siècle d’une remarquable notoriété, et dont le décès en 1858 va être largement relayé par la presse. Le problème survient lorsque le journal L’illustration publie un dessin posthume de Rachel présentant celle-ci sur son lit de mort5. La famille de la comédienne comprend alors que Frédérique O’Connell n’a pu exécuter ce portrait sans la photographie qui lui a servi de modèle, et qui n’a pourtant été réalisée par Louis Crette qu’à des fins privées, à la demande de la famille, conformément à un usage social déjà répandu de la photographie6. Sans entrer dans les détails du procès intenté à la portraitiste – qui amènera le juge à ordonner la saisie et destruction du dessin et de ses reproductions – il convient de retenir les arguments en faveur de la famille prononcés par le magistrat lors du réquisitoire du ministère public, insistant d’une part sur « le droit à mourir caché » quelle que soit la part « publique » de la personne, et d’autre part sur le droit de la famille à disposer de l’image du défunt « pour elle seule7 ». Ces mots, qui amenèrent le juge à considérer « que nul ne peut, sans le consentement formel de la famille, reproduire et livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort8 », marqueront durablement la jurisprudence. Nous pouvons en trouver les échos directs quelques décennies plus tard, en 1898, lors de la confiscation par le juge d’une image de Bismarck sur son lit de mort prise par deux photographes entrés par effraction dans la maison du chancelier allemand. Si déjà dans le cas de Rachel une certaine économie médiatique était en jeu, la logique du scoop s’affirme plus fortement ici, la prise photographique étant dès le départ déterminée par le profit financier9. Une telle motivation se perçoit d’ailleurs à l’image (la frontalité du point de vue diffère de l’approche délicate avec laquelle L. Crette a saisi Rachel) et n’est pas sans effet sur les conditions de prise de vue : on sait notamment que Wilcke et Priester ont modifié la posture de Bismarck, sans doute pour « mieux voir » le corps10. Un tel « arrangement » est significatif ; il confirme l’intuition de Barthes quant au « devenir objet » du sujet photographié (ainsi les coussins placés sous la tête de Bismarck évoquent-ils cet « appui-tête » des premiers portraits11). Pour autant, la décision de justice est sans appel, et confirme la possibilité « d’une protection juridique de l’image après la mort12 ». D’autres exemples bien connus des juristes jalonnent ainsi l’histoire des médias français ; dans le cas des photographies posthumes de Jean Gabin en 1977 ou de François Mitterrand en 1996, toutes deux diffusées par Paris-Match sans autorisation, la loi donne raison à la famille et condamne l’hebdomadaire, considérant notamment que « publier la photographie de la dépouille mortelle d’une personne implique nécessairement la conscience de porter atteinte à l’intimité de la vie privée de celle-ci13 ». Comme dans le cas historique de Rachel, la décision de justice s’appuie en réalité sur un double argument, qui d’un côté privilégie les ayants-droits, et de l’autre la personne photographiée elle-même. Ce dernier point est sans conteste le plus crucial et le plus débattu – il pose la question du droit à l’image post-mortem en soi, en tant que principe universel, sans qu’un tiers ne soit pris en compte – rendant la jurisprudence instable ; de fait, si le droit au respect de la vie privée posthume a pu être considéré pendant un temps comme un droit « absolu », d’autres le décrivent comme un « mythe », la « vie privée cessant avec la vie elle-même14 ». Mais alors, quid du respect des morts ? Lors de la publication de l’image du préfet Érignac assassiné dans une rue d’Ajaccio en 1998, le juge, à nouveau, invoque l’atteinte « aux sentiments d’affliction » des proches de la victime, qui justifie de limiter la liberté d’information. Mais plus important, il va également s’appuyer sur le principe de dignité humaine, marquant selon Jean-Pierre Gridel « un renouveau de l’attention juridique portée à la dignité des morts15 ». Et si quelques années plus tard, la 1re Chambre Civile donne raison à la liberté d’expression et « aux nécessités de l’information » face à la plainte d’une victime des attentats du rer B16, c’est au regard du respect de la dignité de la personne représentée que la décision de justice est prise17, suivant un principe de droit devenu désormais quasi-incontournable.
Complexité juridique de la notion de dignité
Ces éléments amènent à plusieurs remarques. Ils montrent tout d’abord que le conflit entre droit à l’image et liberté d’information est quasi-constitutif de la photographie elle-même : le cas de Rachel témoigne en effet du problème qui s’est très vite posé s’agissant de la diffusion et de la commercialisation de l’image d’une personne décédée – problème d’autant plus vif que si les droits attachés à la personne sont en principe « hors du commerce18 », cette « extracommercialité » se voit ici dégradée (dans le cas de F. Mitterrand par exemple, la famille n’est pas choquée par l’image qu’elle considère très belle, mais par l’économie dans laquelle elle s’inscrit).
Ils soulignent aussi la difficulté du juge à devoir décider de la protection de l’image d’une personne qui n’est plus en mesure de s’exprimer : à moins de ne considérer que la douleur des proches, il lui faut déterminer s’il y a ou non atteinte à la dignité de la personne en se fondant sur la nature même de la photographie. Ainsi Gridel tente-t-il de définir juridiquement ce que serait visuellement « une situation particulièrement humiliante ou dégradante19 » pour la personne représentée. Il me semble que si une telle tentative a le mérite de prêter attention aux modalités de production de la photographie et à ses qualités propres – alors que « comme souvent dans les décisions judiciaires », rappelle l’avocate Agnès Tricoire, « il n’y a pas la moindre analyse de la forme des photographies, forme d’où découlent pourtant la décence ou l’indécence20 » – elle élude en revanche les conditions de diffusion de l’image, au risque de constituer une typologie réductrice, et d’ouvrir la porte aux écueils de la censure. Pour sortir de l’impasse mettant dos à dos droit à l’image et droit d’auteur, une analyse systémique doit être menée, qui saisit l’économie générale dans laquelle l’image circule, et le dispositif qui conduit à la rendre publique. On retiendra à cet égard l’intéressant verdict répondant à la plainte de jeunes femmes photographiées en train de prier à l’occasion des jmj21 en 1997 à Paris, heurtées par la publication de leur image publiée trois ans plus tard dans le magazine L’Express sous le titre « Dieu est-il misogyne ? » : le tribunal ne condamnera pas le photographe Abbas, mais uniquement le journal, du fait du préjudice causée par la juxtaposition de l’image et du texte (et l’on sait combien ce dernier peut modifier notre perception et agir sur l’interprétation22). Autrement dit, le juge a pris soin d’étudier le contexte dans lequel est parue l’image, déplaçant la question de l’auteur à celle des usages médiatiques. Il s’agit au fond d’adresser trois questions à la presse : « Quelle image ? Pourquoi la montrer ? Comment la montrer ?23 » en examinant quelle économie ce « pourquoi » et ce « comment » supposent.
Une protection inégalitaire
Là encore, le détour par l’histoire des premiers temps photographiques est éclairant. Car si en 1839 le procédé mis au point par Daguerre – aux dépends d’ailleurs de bien d’autres inventeurs24 – se voit « offert par l’État français à l’humanité », cette liberté de droit qui permet de « s’implanter sans restriction en France et à l’étranger25 » va rapidement générer des problèmes directement imputables à l’économie qui se développe à travers les ateliers photographiques. Sans reprendre toutes les étapes du procès pour contrefaçon qu’attentèrent en 1862 Ernest Mayer et Louis Pierson à l’encontre d’un atelier concurrent commercialisant un portrait réalisé par leur soin quelques années auparavant26, notons que ce sont bien les enjeux économiques qui ont contribué, quasi simultanément à la constitution du droit à l’image, à une reconnaissance juridique pour la photographie et son auteur. Il est également utile, à ce titre, d’analyser les arguments qui amenèrent à reconnaître le statut d’œuvre d’art à l’image en question ; insistant sur le « choix du point de vue », « la combinaison des effets de lumière et d’ombre », « la pose du sujet » ou encore « l’agencement des costumes et des accessoires » (des critères encore très prégnants aujourd’hui27), ils entérinent une conception de la pratique photographique qui fait de l’auteur le maître d’œuvre de la disposition des objets et des corps à l’image.
Une telle pratique de la mise en scène au sein des ateliers commerciaux, notamment de ceux spécialisés dans les galeries de célébrités (on pense aux cartes de visite de Disdéri par exemple) n’est pas problématique du point de vue du modèle, dans la mesure où celui-ci accepte volontiers de participer à cet engouement du public pour sa propre image. Il en est autrement, en revanche, d’un type de production commerciale tout aussi florissante en cette seconde moitié du xixe siècle, à savoir celle des photographies orientalistes qui trouveront leur point d’orgue au tournant du xxe siècle à travers le marché de la carte postale. Si l’on ne peut que se réjouir de la constitution d’une protection du droit d’auteur à l’occasion des premiers procès entre ateliers commerciaux en France ou aux États-Unis28, il faut par contraste souligner l’absence totale de droit pour les personnes photographiées dans le cadre de ces studios implantés en Orient. Le constat est sans appel : si pendant les premières décennies de la photographie une protection de l’image de la personne est envisageable, en particulier de celle qui garantit le respect de la dignité humaine, elle ne s’applique qu’aux célébrités européennes ou américaines. Il suffit de penser, parmi bien des exemples, à ces images de la guerre de Sécession exposant les cadavres des victimes des champs de bataille, ou encore à ces milliers de clichés réalisés dans le cadre d’expéditions ethnographiques ou d’études dites scientifiques, pour prendre la mesure de l’écart de traitement entre anonymes et personnalités publiques, et tout particulièrement à travers la partition entre l’Occident conquérant et le reste du monde. L’invention de la photographie, dans son processus de démocratisation même, s’établit en réalité à travers un système profondément inégalitaire qui détermine la nature du droit à l’image, dans un contexte où s’exerce dès la fin du xixe siècle cette « monstruosité juridique29 » qu’est le régime de l’indigénat, qui instaure, ni plus ni moins, la privation d’une part de l’humanité des droits dont dispose l’autre part30.
Reconduction du modèle orientaliste - le cas des images de la Syrie
Il s’agit là de la même « tradition raciste qui, à partir du xixe siècle », pour reprendre les mots du collectif de cinéastes syriens Abounaddara, « a représenté le Syrien sous les traits d’un corps abject et/ou fascinant », et « c’est la prégnance de cette tradition qui autorise les médias du monde à bafouer la dignité des victimes syriennes alors qu’ils respectent celle des victimes des attentats terroristes à New York ou Paris31 ». Et de même que le cinéma des premiers temps, comme le relève Abounaddara, a inscrit cette inégalité au cœur de son histoire avec l’Assassinat de Kléber en 189732, de même les photographies orientalistes de la Syrie et de ses habitants sont-elles révélatrices d’une forme spécifique de représentation encore souvent à l’œuvre dans le champ médiatique contemporain.
En observant certains clichés de Félix Bonfils réalisés à la fin du xixe siècle, montrant tour à tour des groupes de Bédouines Syriennes – certaines « en voyage » alors qu’elles se tiennent immobiles devant un décor de carton‑pâte, des Joueurs de violon simulant à contrecœur une geste musical, ou encore des scènes dites de « Divertissement » où chacun (comme cette femme au sein dévoilé, une enfant dans les bras) est contraint d’incarner tel ou tel archétype, l’on perçoit toute la violence d’un geste qui consiste à disposer les corps comme les éléments d’un tableau répondant au désir d’exotisme des armchair tourists. Si l’approche commerciale n’est pas la seule à l’époque qui conduit à produire des images de la Syrie – l’on trouve par exemple les photographies de Charles Lallemand visant à catégoriser les individus (le « marchand », le « paysan »…) dans des représentations aux postures artificielles, dans les deux cas néanmoins, « l’autre (…) est toujours perçu comme quelqu’un à voir, et non comme quelqu’un qui (….) voit aussi33 ». Il est frappant de noter, en outre, qu’à quelques exceptions près, les individus sont toujours photographiés en studio devant des fonds peints ; s’ils se trouvent en extérieur, ils servent le plus souvent à donner l’échelle d’une vue architecturale, comme sur les sites archéologiques très prisés de Palmyre ou de Baalbek. Le titre de l’une des images de Bonfils, Palmyre. Sculptures d’un chapiteau, est en cela révélatrice : le jeune garçon qui fait semblant de dormir sur ce fragment de colonne n’est même pas mentionné dans la légende originelle. Seules comptent les dimensions et qualités ornementales de l’élément d’architecture, quitte à ce que l’enfant vienne s’y confondre. De telles procédures d’éviction ou de transformation de la personne en un élément de composition, sont clairement identifiables au sein de la photographie orientaliste.
Corps et espace dissociés
En regardant attentivement le corpus d’images présentant la Syrie dans la seconde moitié du xixe siècle, une ligne de fracture se dessine, qui me paraît persister aujourd’hui dans sa manière de « partager le sensible » : si d’un côté les personnes sont réduites à des objets d’étude ou de fantasme, sans jamais être saisies et montrées dans leurs lieux de vie, et que de l’autre s’élabore une esthétique des ruines à travers nombre de paysages sans présence humaine, il semble en effet que jamais corps et espace ne soient articulés l’un à l’autre. Dans le contexte de la production photographique orientaliste, individus et territoires se sont vus définitivement dissociés, éludant ce qui fait le quotidien et l’expérience de chacun. Héritières d’une telle division, bien des images actuelles de la Syrie – même si leur processus de production, leur contexte et leur destination diffèrent – maintiennent les corps à distance des espaces vécus, réduisant les lieux à des scènes et ceux qui y sont présentés à des motifs, tandis que le droit à l’image et à la dignité humaine s’éclipse comme il l’a fait, dès l’invention de la photographie, pour les anonymes et les « indigènes ». Face à une telle coupure historique, les pratiques de l’image doivent pouvoir s’engager dans une autre voie, qui ré-articule les espaces et les corps de telle sorte que les modèles implicites mais encore actifs de l’imagerie orientaliste s’y dissolvent enfin.