Introduction
Dans le champ de l’histoire de l’art, la peinture a déjà fait l’objet de nombreuses analyses oculométriques visant à éclairer et nourrir une certaine histoire de la perception des œuvres1 ; il n’en est pas de même pour la photographie, dont les observations par eye‑tracking relèvent le plus souvent d’études marketing ou de recherches en sciences cognitives, et portent assez majoritairement sur des images publicitaires ou de communication. Penser la photographie à partir du regard porté sur elle n’est pourtant pas étranger aux théories de l’image et de l’art : c’est même le principe essentiel de La Chambre claire de Roland Barthes, dont on connaît la fortune critique, et en particulier celle de ses deux concepts majeurs que sont le punctum et le ça a été. Il est frappant de constater combien les mots de Barthes résonnent avec quelques-uns des principes sur lesquels se fondent les techniques oculométriques, à commencer par la méthode adoptée par l’auteur, consistant, dans une perspective phénoménologique, à se laisser guider par le « sujet regardant » et par ce que son corps (pour ne pas dire son œil) « sait de la photographie »2 ; de même, la notion de « punctum » fait écho à sa manière au « point de fixation »3 de notre système oculaire, notamment dans ce temps spécifique de « pré-attention »4 qui n’est pas non plus sans évoquer la quête barthienne d’un regard « sauvage5 ». Faut-il pour autant en déduire qu’il s’agit là des mêmes processus à l’œuvre ?6
Punctum et point de fixation
Il est tentant, face à une telle apparente proximité de La Chambre claire avec certaines théories de la vision, de vérifier par l’expérimentation oculométrique la pertinence des hypothèses formulées, comme Raphaël Rosenberg a pu le faire par exemple pour la « ligne de liaison » décrite par Diderot à propos d’un tableau de Vien7. Parmi les premiers essais de notre programme de recherche figurent ainsi les enregistrements du regard devant quelques-unes des photographies choisies par Barthes, à propos desquelles il désigne très précisément de possibles « punctums ». Mais les relevés effectués ne coïncident que peu avec les éléments pointés ; ainsi, « les bras croisés du mousse » chez Nadar ou « les mauvaises dents du petit garçon » chez Klein (Fig. 1 ci-dessous et Fig. 2. William Klein (1928-), Gun II, Quartier italien, New York, vers 1954-55.
Epreuve gélatino-argentique (tirage de 1986), 30,6 x 43,3 cm (hors marge). Centre Pompidou) peuvent constituer un point d’attention chez les sujets testés, mais parmi d’autres zones de l’image, et sans qu’aucune qualité particulière, aucune insistance du regard ne semblent se distinguer (Planches 1 et 2).
Figure 1
Nadar (atelier de), Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905), officier de marine et explorateur français, 1882. Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine.
Planche 1
Nadar (atelier de), Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905), officier de marine et explorateur français, 1882. Relevés oculométriques effectués sur trois sujets, de 0 à 5 secondes et de 5 à 15 secondes.
Planche 2
William Klein (1928-), Gun II, Quartier italien, New York, vers 1954-55.
Relevés oculométriques effectués sur trois sujets, de 0 à 5 secondes et de 5 à 15 secondes.
L’oculométrie confirme ici le caractère arbitraire de ces « points sensibles » de l’image, suivant une « répartition déconcertante », pour reprendre les mots de Rancière, du « studium et du punctum8 ». Cela tient sans doute aussi au paradoxe qui consiste à nommer ce qui pourtant ne peut l’être9, autrement dit à « finalement laisser tomber cette spécificité »10 de la photographie que constitue le « punctum », qui par définition échappe à la conscience du spectateur. S’il est pourtant une chose notable que tend à montrer l’oculométrie, c’est bien l’écart entre ce que le sujet croit regarder, et ce sur quoi ses yeux se posent en réalité.
On pourrait aussi ajouter que ce qui pousse Barthes à désigner tel ou tel « punctum », ne relève pas tant d’un œil « sauvage » que d’une part de culture qui ne se dit pas explicitement : chez Nadar, par exemple, les « bras croisés du mousse » n’attirent-ils pas précisément parce qu’ils peuvent être perçus comme le signe corporel d’un refus d’autorité à l’égard de son supérieur – à savoir Savorgnan de Brazza, grande figure de l’expansion colonialiste – tandis qu’à l’inverse, la main de l’autre mousse posée sur la cuisse de l’officier témoignerait de sa supposée soumission11 ?
Figure 3
Nadar (atelier de), Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905), officier de marine et explorateur français, 1882. Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine
Si l’oculométrie semble démontrer le caractère aléatoire des zones de pré-attention de l’image, l’analyse de l’image établit quant à elle la difficulté à se départir, comme l’appelait Barthes de ses vœux, de tout savoir construit.
Pour autant, il ne s’agit pas d’invalider les hypothèses barthiennes dans leur ensemble ; car si la désignation très précise à laquelle se livre l’auteur se révèle peu convaincante du point de vue des tests oculométriques, l’intuition première consistant à envisager deux régimes distincts de perception paraît en revanche pertinente. Peu importe donc l’exactitude de l’emplacement supposé du « punctum » : ce sont les modalités de l’attention que tente de définir Barthes à propos de la photographie qu’il convient d’examiner. Ainsi le « studium », cette « sorte d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière 12 » que tout oppose à la fulgurance et l’intensité du « punctum », rappelle ce mode « exploratoire » que décrivent les spécialistes de la vision lorsqu’il s’agit d’une découverte globale de l’image et non d’une « exploitation » ciblée, cette dernière renvoyant d’ailleurs davantage à ce détail placé intentionnellement par l’Operator, qui selon Barthes produit un « choc »13. Dans ce cas précis, l’oculométrie peut apporter des informations précieuses, confirmant ou infirmant l’analyse plastique, jusqu’à parfois mettre au jour des zones de focalisation inattendues. Ainsi, là où l’auteur de La Chambre claire tente de décrypter son propre attrait pour l’image, les sciences de la vision peuvent venir appuyer une méthode qui, partant des effets, vise à étudier les opérations de production de la photographie. La question dès lors consiste à se demander s’il existe un regard propre à la photographie – c’est-à-dire un regard que seule la photographie peut induire – et si l’analyse oculométrique est en mesure de nous aider à mieux le définir.
Un regard « feu-follet »
Pour ce faire, il s’agit d’observer ce qu’en font les artistes. Partant de l’idée que ceux-ci disposent d’une connaissance intuitive (si ce n’est construite) des propriétés de la vision, certaines œuvres ont été soumises au dispositif de l’eye-tracking, afin d’examiner comment le processus d’élaboration des images peut affecter le regard porté sur elles.
Selon Jeff Wall, l’œil est un « organe cherchant »14, ce qui suppose qu’il soit vif, en mouvement, mais surtout à la recherche de quelque chose – pour l’artiste, ce serait de « savoir la vérité sur la société »15. À cet égard, c’est toute la démarche de Wall qui peut être envisagée comme une tentative de maintien du regard dans un état de quête permanent. En témoigne l’une de ces œuvres relativement récentes (Fig. 4. Jeff Wall, Search of premises (perquisition), 2008. Photographie couleur, caisson lumineux, 200,3 x 271,1 x 5,1 cm), Search of Premises (2009), qui met précisément en scène une situation d’exploration visuelle. Suivant un format proche du réel, l’artiste présente l’intérieur d’une maison faisant l’objet d’une perquisition. La scène est intrigante, les policiers à la recherche d’indices semblant manifestement captivés par l’enquête, sans que le spectateur n’en sache davantage. Indéniablement, les conditions sont réunies pour susciter la curiosité, d’autant que l’artiste, comme à son habitude, a disposé objets et corps dans l’espace avec un soin extrême. Dans ces circonstances, il est tentant de mobiliser l’oculométrie, ne serait-ce que pour examiner dans le détail la manière dont s’exerce le regard face à l’image. Wall parvient-il à stimuler ce qu’il nomme « organe cherchant », et si oui, par quels processus ?
Avant même d’engager un protocole d’enregistrement par eye-tracking, il est d’usage dans le champ des sciences cognitives d’avoir recours à la carte de saillance, qui constitue un modèle prédictif basé sur des contrastes de forme, de couleur et d’intensité lumineuse (l’œil est censé se poser là où les contrastes sont les plus élevés). Du point de vue de l’histoire de l’art, un tel modèle paraît plus que suspect : comment en effet considérer l’attrait d’une image à travers ces seules données plastiques, sans tenir compte par exemple de l’importance des visages, des expressions, ou encore de la nature et du contexte de ce qui est présenté ? Dans les faits, le caractère arbitraire des critères de la carte de saillance s’est vu confirmé à plusieurs reprises, m’incitant généralement à l’exclure de l’analyse. Dans le cas de Search of Premises cependant, celle-ci mérite attention, pour peu que l’on considère les éléments fournis en dehors de toute perspective prédictive. La carte de saillance (Fig. 5) indique en effet trois zones d’attention, qui correspondent aux trois individus présents dans la scène.
Figure 5
Carte de saillance (Jeff Wall, Search of premises, 2008).
Si un tel résultat paraît logique, il l’est moins d’un point de vue strictement technique : la carte de saillance n’étant fondée sur aucun critère morphologique, cela signifie que les contrastes de forme, de couleur et de lumière correspondent aux figures humaines. Autrement dit, que cela soit intentionnel ou non (cela pourrait l’être, connaissant la méticulosité de Wall), les contrastes visuels les plus forts conduisent aux personnages et, plus précisément, à leurs mains en action. Loin d’être anecdotique, le résultat de la carte de saillance souligne ici la fonction dévolue aux mains gantées de noir qui se posent sur les documents ou se détachent de l’espace blanc de la maison, consistant à observer de près et à manipuler sans laisser de trace. Ce qui signifie aussi, non plus pour le personnage, mais pour le spectateur face à l’image : attirer le regard par effet de contraste, et surtout transmettre à distance le rapport haptique qu’entretient l’enquêteur avec son objet.
Sans surprise, les mesures réalisées par la suite ont confirmé l’importance des trois personnages et de leurs gestes. Mais ce que relèvent également les données, c’est la diversité des parcours du regard selon les sujets. Dès les premières secondes, les saccades traduisent des formes très singulières d’exploration de l’image, sans qu’aucun chemin ne prédomine (planche 3).
Planche 3
Jeff Wall, Search of premises, 2008. Relevés oculométriques effectués sur huit sujets, de 0 à 5 secondes et de 5 à 15 secondes (extraits).
Manifestement, la composition de la scène dans son ensemble conduit à une circulation aléatoire du regard. Un tel phénomène est sans doute perceptible à l’œil nu, mais l’enregistrement oculométrique le corrobore de façon étonnamment explicite. Les relevés dessinent ainsi des lignes de saccade extrêmement variées, amples ou resserrées, suivant différents mouvements dans l’image, mais qui passent toutes par les mêmes points de fixation correspondant aux « indices » semés par l’artiste. Les données oculométriques confirment de ce point de vue l’importance accordée aux objets – tels les baskets au premier plan ou le dessin accroché au mur, parmi quelques autres – et à l’agencement spatial, en particulier à toutes les formes d’ouverture ou de connexion à d’autres pièces (portes, fenêtres, escalier…). Wall compare d’ailleurs l’intérieur de Search of Premises, dont il « aime les couleurs blanche et beige, la découpe des murs, l’emboîtement des formes », à « une toile de Mondrian », permettant de « se concentrer sur la composition »16. Manifestement, « l’artiste accorde autant d’importance au décor, qu’il considère comme “un acteur”, qu’aux personnages »17, ce que matérialisent sans équivoque les mesures oculométriques, passant indifféremment des corps au décor et inversement. Ce qui frappe alors est l’absence de hiérarchie entre les éléments qui composent la scène. À l’image de la porte du fond, dont la vue frontale accentue finalement l’effet de planéité, les différents plans semblent perdre en profondeur, et les objets se répartir à la surface, ici et là, de façon équivalente. Un tel agencement, qui exclut toute idée de « détail », selon l’artiste, contribue à rendre « la perception très vivante », suivant un « regard dynamique »18 qui se déplace à l’intérieur de la photographie. Les relevés oculométriques sont à ce titre sans équivoque, décrivant une sorte de mouvement aléatoire perpétuel, sans qu’aucun point de fixation ne se distingue définitivement des autres. Wall lui-même a qualifié un tel regard : suivant « l’idée qu’il y a quelque chose dans chaque image, aussi bien structurée soit-elle, qui échappe à la représentation », l’artiste décrit sa fascination pour « une sorte de feu-follet, quelque chose que l’on ne peut pas situer dans le tableau, alors que c’est son sujet, ce qu’il montre d’une certaine manière »19. On ne saurait mieux décrire l’activité du regard devant Search of Premises. Impossible de trouver un quelconque point nodal, l’œil est toujours renvoyé ailleurs, comme l’illustre autrement cette longue vue glissée dans la scène dont nous ne savons ce qu’elle permet de voir. Indéniablement, Wall est passé maître dans l’art du « feu‑follet », lui qui s’efforce « d’utiliser les qualités statiques de l’image pour se concentrer sur quelque chose de fugitif et d’intangible »20. Dans le cas présent, on l’aura compris, l’oculométrie ne fournit pas de résultats absolument inattendus, mais explicite remarquablement le phénomène perceptif visé par Wall, qui consiste à captiver indéfiniment le regard. Sachant que l’artiste a véritablement joué au chat et à la souris en maintenant ses acteurs dans un état de quête irrésolue21, Search of Premises apparaît finalement comme une sorte de mise en abîme chez Wall du regard du spectateur, qui devient celui de l’enquêteur.
Temporalité de l’attention
À sa manière, l’œuvre Rear, 304 E 25th Ave., May 20, 1997, 1.14 & 1. 17 pm (Fig. 6. Jeff Wall, Rear, 304 E 25th Ave., May 20, 1997, 1.14 & 1. 17 pm, 1997.
Montage de deux épreuves à la gélatine d’argent, 229 x 349,5 cm. MACBA, Barcelone), fonctionne déjà sur ce modèle, mais suivant un dispositif qui tente de déployer « l’enquête », non pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Les mesures oculométriques là encore permettent de mieux percevoir la manière dont l’artiste joue de l’un et de l’autre. S’agissant d’agencement spatial, tout d’abord, ce qui frappe à travers l’analyse des données (y compris dans un temps aussi court que 15 secondes) réside dans la circulation entre le centre et la périphérie de l’image élaborée par Wall. Celui-ci place en effet le personnage à la fois au centre et dans la pénombre, ce qui conduit le regard à se poser d’abord sur lui (notre vision a toujours tendance à se recentrer) pour rapidement chercher aux alentours, là où la lumière est plus vive, mais aussi là où des échappées semblent possibles. L’une des surprises des premières mesures effectuées a ainsi été de constater l’attrait des spectateurs pour la zone haute de l’image, correspondant au balcon, et à l’étage supérieur de la maison, peut-être davantage habités qu’au niveau inférieur, où l’individu ne trouve que porte close. Pour autant, si cette partie du lieu attire le regard, elle ne peut le satisfaire : barré par les stores aux trois-quarts baissés, les chaises disposées ici et là, et surtout les éléments de la rambarde, celui-ci se trouve à son tour mis en déroute. N’oublions pas que Wall nous présente l’arrière d’une habitation (« rear »), autrement dit un espace en principe moins exposé au regard du passant. Inversant la logique, qui consiste à mettre en lumière ce qui est central, l’artiste construit un rapport contradictoire entre la scène principale et sa périphérie (et ses arrières), conduisant à prêter attention à ce qui situe en bordure de l’image – suivant un mode de vision qui s’appuie davantage sur notre vision parafovéale22. Le caractère furtif de la situation – la femme parfaitement immobile cherche manifestement à se faire discrète – se trouve ainsi redoublé par une sorte de diversion du regard organisée dans l’image par l’agencement de l’espace représenté, et par la répartition paradoxale de l’ombre et de la lumière23.
Ce n’est cependant pas le seul ressort sur lequel s’appuie Wall pour contrarier notre tendance à la centralité. Poursuivant son travail dans les zones marginales de l’image, l’artiste a placé sur la droite un élément tout à fait étonnant : une autre photographie de petit format qui vient s’intégrer dans la scène. La présence de cette image « secondaire », unique dans l’œuvre de Wall, donne alors tout sens au titre complet de Rear, qui, tout en indiquant date et lieu, fournit deux horaires distincts (1.14 & 1. 17 pm). Il y a donc un temps, de quelques minutes, qui sépare les deux clichés. Sur le plan strictement interprétatif, « l’insert » rend la situation explicite : « on peut deviner qu’il s’agit d’un trafic de drogue et que la jeune femme figée derrière la porte attend qu’on lui délivre la marchandise »24, le tirage supplémentaire montrant la transaction se faire. Sur le plan perceptif, le procédé souligne l’importance accordée à la durée, Wall glissant un élément elliptique à l’intérieur de la composition. Si l’artiste a déjà expérimenté l’instauration d’un écart temporel de ce type, notamment dans A ventriloquist at a birthday party in October 1947 (où, comme l’a pointé à juste titre Jean-Pierre Criqui25, les deux horloges présentes dans l’image n’indiquent pas la même heure), dans le cas présent, il adopte un dispositif proche de ce que Victor Stoichita a désigné, à propos de ce que l’on appelle nature morte inversée, une « image dédoublée » 26. Celle-ci suppose a priori une attention clivée, dans la mesure où la coexistence de deux scènes invite le spectateur à passer de l’une à l’autre. Mais aussi, dans le cas de Wall, il s’agit de mesurer à quel moment l’insert est perçu, entraînant une réévaluation sensible de la scène principale. Sur ce point, les relevés oculométriques indiquent un temps relativement long – à l’échelle de nos déplacements oculaires – avant que l’œil ne découvre l’image ajoutée (planche 4).
Planche 4
Jeff Wall, Rear, 304 E 25th Ave., May 20, 1997, 1.14 &1. 17 pm, 1997. Relevés oculométriques effectués sur trois sujets, de 0 à 5 secondes, de 5 à 15 secondes et de 15 à 30 secondes.
Ceci confirme la capacité de l’artiste à temporaliser notre regard, qui doit s’acclimater à la pénombre et aux contrastes de lumière avant de percevoir les éléments secondaires. L’attente, qui est mise en scène à travers le personnage, implique une durée qui est aussi celle de notre propre parcours dans l’image. Wall parvient à rassembler les conditions pour qu’advienne cet « œil surpris », dont parle Stoichita, qui crée « l’unité temporelle entre action principale et action secondaire »27, malgré leur écart. Un tel phénomène, que l’oculométrie permet de restituer dans sa durée, n’est pas sans évoquer cette « signification réciproque » 28que décrit Vilém Flusser à propos de la photographie, qui s’établit à travers « l’errance » du regard à la surface de l’image, mais aussi par les liens tissés entre les éléments éparses lors du « scanning ». Les photographies de Wall sont à ce titre exemplaires, qui n’ont de cesse d’orienter et de désorienter le spectateur, de le conduire d’un endroit à un autre sans finalité apparente, tout en favorisant les associations visuelles.
Se jouer des réflexes visuels
L’étude oculométrique des œuvres de Wall montre ainsi la capacité des artistes à jouer des propriétés de la vision par le biais de la photographie. Certaines séries de John Hilliard, à cet égard, l’exposent de façon plus évidente encore, en particulier lorsqu’il travaille avec la périphérie ou la netteté de l’image. Par exemple, dans l’œuvre Off screen (Fig. 7. John Hilliard (1945-), Off screen, 1999. Photographie, 78 x 93 cm), l’artiste cherche à « vider » l’image de son centre en photographiant un écran de projection qui dissimule l’essentiel de la scène. Le spectateur, confronté à un grand rectangle blanc qui occupe la majeure partie de l’image, se voit contraint de tourner son regard vers les marges, suivant un mouvement contraire à la centralisation naturelle de la vision humaine. Les relevés oculométriques illustrent bien le phénomène (planche 5), confirmant la capacité d’Hilliard à forcer notre attention en contrariant nos réactions spontanées – ce que l’artiste appelle « dépositionnement »29.
Planche 5
John Hilliard (1945-), Off screen, 1999. Photographie, 78 x 93 cm.
Relevés oculométriques effectués sur seize sujets, de 0 à 5 secondes et de 5 à 15 secondes (extraits).
De même, les différents triptyques dans lesquels l’artiste modifie la mise au point de telle sorte que la netteté passe de l’avant-plan, au plan moyen, jusqu’à l’arrière-plan (Fig. 8. John Hilliard (1945-), She observed her reflection in the glass, 1976.
Photographies couleur (39,8 x 59,5 cm chacune) et texte et Fig. 9. John Hilliard, He Sat Gazing at The Mirror, 1976. 3 x 80 x 60 cm. Photographies couleur et texte), attestent de cette volonté d’Hilliard de jouer des propriétés communes à l’œil et à l’appareil (accommodation pour l’un et profondeur de champ pour l’autre30). Là où la netteté opère, le regard se pose en priorité, l’artiste soumettant le spectateur à une forme narrative dont il ne dévoile les éléments qu’au coup par coup, à travers à la fois les effets visuels et la légende31. Dans le cas de l’œuvre He sat gazing at the mirror par exemple, l’intrigue se construit par la découverte progressive d’indices, dépendant de la seule volonté d’Hilliard. Les mesures oculométriques (planche 6) montrent ainsi comment la première photographie vient placer le spectateur en position d’observateur, l’amenant à anticiper la scène à la droite du personnage ; vient ensuite le dévoilement d’un texte qui capte toute l’attention du spectateur et, enfin, le dénouement du drame à travers la matérialisation de l’arrière-plan, sur lequel là encore se focalise le regard. Hilliard fait ici la démonstration de la soumission du regard à l’image, par le biais d’opérations photographiques parfaitement maîtrisées qui se jouent de nos réflexes visuels.
Planche 6
John Hilliard, He Sat Gazing at The Mirror, 1976. 3 x 80 x 60 cm. Relevés oculométriques effectués sur seize sujets (extraits : 1 sujet de 0 à 5 secondes et 1 sujet de 5 à 15 secondes).
Conclusion
À travers ces quelques exemples, l’oculométrie confirme finalement la connaissance subtile des mécanismes du système visuel dont disposent les artistes, et leur capacité à entrer dans un rapport dynamique avec celui-ci. Il s’agit, pour reprendre les mots d’Hilliard, de « contester au cœur même de la photographie les normes des modes d’enregistrement et de transmission des informations32 ». Indéniablement, la photographie telle qu’elle est produite par certains artistes, est en mesure de modifier ou contredire nos habitudes perceptives et, plus largement, de déjouer les présupposés de toute sorte, tels que les prédictions des cartes de saillance par exemple. Si l’outil oculométrique permet de mieux saisir les processus par lesquels l’œil du spectateur opère face à l’image photographique, la photographie, en retour, sait ainsi tenir à distance les dispositifs de modélisation ou de mises aux normes de la vision humaine auxquels un certain emploi de l’oculométrie est susceptible de conduire.