Des Témoins oculistes à l’oculométrie

  • From Ocular Witnesses to Eye Tracking

DOI : 10.54563/demeter.1706

Abstracts

Cet article explore les interactions entre les Arts et les Sciences à travers le prisme de l’étude des mouvements oculaires et des technologies telles que l’eye-tracking. À partir de l’analyse du Petit verre de Marcel Duchamp, l’article montre comment les outils scientifiques liés à la mesure des facultés de l’œil nourrissent la réflexion artistique en questionnant les processus de perception visuelle. Ce cadre ouvre la voie à une exploration d’œuvres contemporaines de Julien Prévieux et de Fanny Pentel, dont les travaux interrogent la traçabilité de nos activités connectées et les trajectoires du regard en fonction des émotions et des états de concentration, dévoilant ainsi les liens entre perception visuelle et états mentaux. Ce texte propose une réflexion sur la manière dont les pratiques artistiques, enrichies par les technologies de traçabilité du regard, renouvellent notre compréhension de l’expérience visuelle et esthétique.

This article explores the interactions between Arts and Sciences through the lens of eye movement studies and technologies such as eye-tracking. Based on an analysis of Marcel Duchamp’s Small Glass, the article demonstrates how scientific tools related to measuring the capacities of the eye enrich artistic reflection by questioning the processes of visual perception. This framework paves the way for an exploration of contemporary works by Julien Prévieux and Fanny Pentel, whose works examine the traceability of our connected activities and gaze trajectories according to emotions and levels of concentration, thus revealing the links between visual perception and mental states. This text offers a reflection on how artistic practices, enhanced by gaze-tracking technologies, renew our understanding of the visual and aesthetic experience.

Outline

Text

Introduction

En juin 2015, suite à la journée d’étude « Mouvement des images, mouvements du regard : cinéma et oculométrie » organisée à Tourcoing1, Dork Zabunyan et Raymond Bellour, chercheurs en cinéma, furent invités sous l’égide de Laurent Sparrow2 à effectuer au sein du laboratoire « Sciences Cognitives et Sciences Affectives » un test oculométrique à partir de quelques extraits de films. Une première conclusion s’imposa rapidement : un « expert » n’oriente ni ne fixe son regard comme le ferait un non‑spécialiste, confirmant ce que Daniel Dubuisson rappelle par ailleurs : « Nos yeux, qui appartiennent autant à la nature qu’à la culture – perçoivent et reconnaissent d’abord et avant tout les objets culturels issus de leurs propres univers visuels3. »

En observant les trajets de leurs regards, une œuvre me revint en mémoire : le Petit verre de Marcel Duchamp (1918) (fig.1, voir la fiche de l’œuvre sur le site du MoMA), qui présente plusieurs éléments propres au domaine de l’optique et qui permet, c’est l’un des enjeux de ce texte, d’interroger les relations entre attention visuelle et perception, ainsi que les conditions de possibilité de la vision.

Nous nous proposons d’étudier ici les mécanismes visuels complexes que le Petit verre met en œuvre et d’analyser deux pratiques contemporaines, celles de Julien Prévieux et de Fanny Pentel, qui font usage de l’oculomètre dans la production de leurs œuvres et détournent des méthodes scientifiques liées à l’étude de l’œil pour élaborer de nouvelles formes plastiques.

Argentine, 1918-1919

En 1915, Marcel Duchamp réside à New York, hébergé dans l’appartement de Louise et Walter Arensberg, où il débute l’élaboration du Grand Verre (1915-1923). Il y rencontre Man Ray et approfondit sa réflexion sur le fonctionnement et les modalités de la technique photographique tout en poursuivant ses recherches sur la chronophotographie et sur l’introduction du mouvement dans le champ des arts plastiques. En 1918, il entreprend un voyage qui le conduit à Buenos Aires en Argentine, ville qui possède, aux yeux de son amie et mécène Katherine Dreier, qui l’accompagne dans ce projet, l’image d’un territoire vierge de toute entreprise artistique contemporaine, où les possibles sont encore à imaginer. C’est d’ailleurs avec cette dernière et Man Ray qu’il fondera en 1920 la Société Anonyme, premier musée d’art moderne qui préfigure l’institution du MoMA. Ce nouveau départ répond à l’envie de conquérir des terres encore inexplorées par le monde de l’art ; il atteste d’une conception progressiste de l’art, au fondement de l’avant-garde artistique du xxe siècle, comme le confirme l’introduction dans le domaine de l’art par Duchamp de nouvelles techniques propres au cinéma et à la photographie.

Logé au premier étage d’un appartement disposant d’un balcon, détail qui nous le verrons aura son importance, Duchamp, loin des nombreuses sollicitations new-yorkaises, semble avoir pu réunir à Buenos Aires les conditions nécessaires à sa concentration et, dirons‑nous, à la focalisation de son regard, conditions favorisant l’émergence d’idées nouvelles. Intéressé par des ouvrages de géométrie euclidienne, ainsi que par le roman de science-fiction Voyage au pays de la quatrième dimension (1911) de Gaston de Pawlowski, il élabore le Petit verre, qui est l’esquisse des Témoins oculistes situés sur la partie inférieure droite du Grand Verre, et qui, selon Thierry de Duve : « représente[nt] la figure exemplaire, paradigmatique, des regardeurs », dont l’objet est de « focaliser le regard4 ». Actuellement conservée au MoMA, l’œuvre mobilise le terme oculiste, qui désigne alors le médecin ophtalmologiste. Ce terme dérive, comme celui d’oculométrie, du latin oculus (œil), l’oculométrie étant la mesure des mouvements de l’œil permettant d’informer où se pose le regard d’un individu quand il est face à un objet en trois dimensions ou à une image en deux dimensions (que cette dernière soit fixe ou dynamique). Le Petit verre et Les Témoins oculistes s’inscrivent dans l’intérêt que porte Duchamp à l’appareil optique dans son ensemble. Il nous faut donc aller y voir de plus près.

Considérons une pyramide

Une pyramide à base rectangulaire occupe la partie supérieure du Petit verre. Chacune de ses faces est formée d’un alignement parallèle de demi-droites horizontales, rouge (base), jaune et vert (côtés). Les lignes, qui se superposent les unes aux autres, empêchent de dénombrer avec certitude les points de vue utilisés pour la mise en perspective du solide. Ou bien, à la manière du cubisme d’alors, Duchamp aurait-il choisi de multiplier les points de vue d’une même forme ? Mais quelles peuvent être les sources de cette intrigante pyramide ? Ici aussi, il fallait mener l’enquête.

Notre hypothèse est que l’usage des lignes de couleur s’inspire de la technique de l’anaglyphe géométrique, inventée par Henry Vuibert en 19125 (fig.2), qui précise ainsi comment former la figure. Il s'agit de tracer, sur une surface plane, deux pyramides, l’une rouge et l’autre verte, qui soient strictement la projection l’une de l’autre, faites respectivement à partir de l’œil gauche et de l’œil droit d’un même observateur. Ensuite, il faut doter un observateur d’un « lorgnon bicolore » : il se produit alors une impression complète de relief6.

Figure 2

Figure 2

Couverture (avec lorgnon) du livre de Henry Vuibert, Les anaglyphes géométriques, Librairie Vuibert, Paris, 1912.

Cet emprunt aux théories géométriques et optiques contemporaines montre l’intérêt de Duchamp pour les mécanismes oculaires et leurs incidences sur la perception visuelle. Il est à cet égard intéressant de remarquer que les lectures scientifiques de l’artiste donnent naissance à des formes plastiques à même d’interroger les processus physiologiques mobilisés tant par le concepteur de l’œuvre que par son récepteur ; ce sont également ces lectures scientifiques, étrangères au monde de l’art, que nous retrouvons dans les démarches de Julien Prévieux et de Fanny Pentel.

Imaginons à présent un individu, doté d’un oculomètre, observant la pyramide du Petit verre. Quelle sera la réaction de son œil ? Quels ajustements (trajectoires, saccades ou fixations) l’appareil optique effectuera-t-il pour que l’illusion du relief ait lieu ? Laissons aux spécialistes de l’oculométrie le soin de répondre. En forme de parenthèses, on suggérera que la technique de l’anaglyphe, ayant contribué à l’invention de ce qu’on nomme communément aujourd’hui la 3D, pourrait sans doute intéresser les recherches contemporaines sur la perception.

The Eye-mind hypothesis

En 1980, deux professeurs en psychologie de l’Université Carnegie-Mellon, Marcel Adam Just et Patricia A. Carpenter, publient un article qui marque un tournant important dans le domaine de l’oculométrie, et dans lequel est posée l’hypothèse suivante : il n’y a pas de différence significative entre ce que l’on regarde et ce que l’on traite comme information. C’est à partir de ce que l’on nomme « eye-mind hypothesis » que vont se développer les technologies de l’oculométrie fondées sur les mouvements de l’œil comme indicateurs de la conscience7.

Cependant, aujourd’hui, les théoriciens et expérimentateurs des domaines de l’œil et de l’esprit ne s’accordent pas tous sur cette hypothèse et d’aucuns rejoignent les hypothèses formulées par Merleau-Ponty.

Dans L’Œil et l’esprit, publié en 1964, soit plusieurs décennies avant l’émergence des sciences cognitives, Merleau-Ponty écrivait que : « l’œil produit les phénomènes, plutôt qu’il ne les enregistre ou ne les capte8 ». L’œil ne se contente pas de recevoir et de traiter les informations, il les « fabrique ». Par ailleurs, en termes d’anatomie physiologique, l’œil est un organe composé d’un capteur périphérique dont les mouvements peuvent être enregistrés par l’oculomètre. Mais s’y s’ajoutent les zones cérébrales invisibles auxquelles appartient la rétine où se forme (en partie) l’image. La vision est, comme précise Philippe Meyer dans L’Œil et le cerveau, un : « instrument de haute précision9 ». Les développements récents de la physiologie de la perception attestent que ce sont les zones cérébrales qui élaborent la perception et non les mouvements musculaires de l’œil, ce qui suscite une autre question : si je pose mon regard sur une scène visuelle, se peut-il que certains objets n’arrivent pas jusqu’à ma conscience ? Pour le savoir, il convient d’associer à l’oculométrie l’imagerie cérébrale qui conduit, comme l’énonce Stanislas Dehaene10, à identifier des signatures cérébrales de la conscience, c’est-à-dire des événements cérébraux spécifiquement présents lorsqu’une information sensorielle ou une opération mentale accèdent à la conscience11.

De la lentille Kodak à l’œil de l’historien

Si une « science de la vie mentale12 » se développe de nos jours à grand pas et démontre que fixer un objet ne signifie pas en prendre conscience, force est de constater que certains types d’objets captent plus que d’autres l’attention visuelle. Une lentille optique par exemple focalise le regard et conduit « naturellement » le regardeur à s’en approcher. C’est ce « naturellement » qu’il est intéressant d’interroger par le biais de la lentille Kodak incrustée dans le Petit verre, œuvre que Thierry de Duve analyse ainsi :

Son titre est en même temps son mode d’emploi : À Regarder (l’autre côté du verre) d’un œil de près pendant presque une heure. Je l’ai fait (pas une heure, la patience a ses limites), et l’expérience est très instructive. L’œil rivé à la loupe, je vois – ou plutôt ne vois pas – l’œuvre s’évanouir de mon champ visuel pour faire apparaître une image inversée et réduite de la salle du MoMA où se trouve exposé l’objet. Commence une attente plutôt inconfortable et ennuyeuse. La révélation se fait lorsque passe par hasard un autre visiteur qui m’apparaît comme un homoncule la tête en bas et à ma place, puisque j’étais d’abord de ce côté du verre où était à lire le titre-mode d’emploi13.

À la lecture de cet extrait, on remarque que l’œil de l’historien s’approche de la loupe et non de la pyramide ou de la mire (dont nous parlerons plus loin). Or rien n’est indiqué dans ce sens par Duchamp qui ne précise pas quel est l’objet à regarder d’un œil de près pendant presque une heure. Serait-ce l’analogie implicite que l’historien a effectuée entre cet objet grossissant et le cristallin qui l’a conduit à s’approcher de la loupe ?

Pour répondre à cette question, un détour par l’histoire des sciences s’impose. C’est l’astronome Johannes Kepler qui, héritant pour quelques semaines de la lunette de Galilée, démontra vers 1610 l’analogie entre le fonctionnement de l’œil et l’instrument d’observation qu’est la lunette, composée, on le sait, d’une lentille. Depuis Aristote, on savait qu’une source lumineuse qui traverse une petite ouverture percée dans un espace clos et sombre produit sur le mur opposé une image inversée (l’homoncule tête en bas perçu par de Duve). Ce dispositif, la camera obscura, est aux fondements de la photographie. Alors insatisfait par les mesures des mouvements des astres, Kepler se met à l’étude de l’optique. En disséquant un œil de bœuf, il en extrait le cristallin, le place devant une petite ouverture et démontre, en lui présentant la flamme d’une bougie, comment l’image de cette flamme apparaît, inversée. Plus tard, il élabore la théorie de l’image rétinienne et baptise du nom de « foyers » les points fondamentaux de l’optique et du mouvement des planètes14. Sans doute, en effet, l’acte d’approcher l’œil de la loupe est-il commandé par sa ressemblance naturelle avec notre anatomie, de même qu’il est guidé par l’analogie de la loupe avec les instruments d’observation construits par l’homme, qui caractérisent notre culture scientifique. En ce sens, une histoire des sciences à partir de ses instruments d’observation pourrait ainsi s’écrire, de la lunette de Galilée aux technologies récentes de l’observation auxquelles appartient désormais l’oculomètre, montrant comment ces technologies font émerger de nouveaux objets, comme en témoignent la découverte des fonctions du cerveau ou bien encore celle du Boson de Higgs15.

De la distorsion d’une mire optique à la 4e dimension

Duchamp joue avec l’analogie entre lentille et œil. Mais ce n’est pas le seul jeu auquel il se livre, comme l’indique dans la partie inférieure du Petit verre, on ne l’a pas encore assez observé, la présence de la mire optique servant en ophtalmologie à diagnostiquer l’astigmatisme, à savoir la déformation de la cornée et/ou du cristallin. Le 7 janvier 1919, Duchamp écrit de Buenos Aires à Walter Arensberg qu’il lui a trouvé un « tableau d’oculiste » (eye chart) « utilisé pour le test des yeux16 » et ajoute qu’il en a lui aussi fait usage. L’eye chart est une échelle optométrique présentant des séries d’optotypes servant à mesurer l’acuité visuelle. La plus connue d’entre elles est celle de Snellen inventée au milieu du xixe siècle, au bas de laquelle se trouve une mire, identique à celle du Petit verre.

On remarquera que comme la lentille Kodak renvoie au cristallin, la mire en forme de soleil du Petit verre renvoie à l’iris, composée comme elle est de rayons concentriques dont la taille, comme le diaphragme d’un appareil photo, varie suivant l’éclairage. Notons aussi que la mire est distordue (de même que la pyramide), ce qui lui confère une forme ellipsoïdale, propre aux mouvements des planètes justement découverts par Kepler, propre aussi à la forme de la cornée d’un sujet astigmate pour lequel la mire a été conçue. Le Petit verre est bien un jeu virtuose à plusieurs degrés sur des données qui chacune concerne d’une manière qui leur est propre le registre de la vision.

Un Petit verre sur le balcon

Une photographie datée de 1918 montre le Petit verre suspendu par deux fils, exposé sur le balcon de l’appartement de Buenos Aires. Le verre est placé de manière à ce que la face à regarder (celle à l’opposé de l’inscription) soit orientée vers l’intérieur de l’appartement. Supposons que le soleil vienne à frapper le verre et que l’ombre des différents éléments se projette sur les parois de l’appartement. Imaginons Duchamp, assis dans l’appartement, observant le déplacement des ombres qui ondulent sur les murs, au rythme lent de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil. Le soleil deviendrait ce puissant projecteur capable de redresser au fil de sa progression la pyramide et les ellipses distordues. Par conséquent, demander au regardeur de rester une heure devant l’œuvre prendrait un sens nouveau. Notre hypothèse est que le Petit verre ne serait pas tant à regarder en lui-même que pour les effets que ses formes engendrent sur les parois à proximité desquelles il est placé. Encore faut-il, comme l’indique Duchamp, fixer son attention pendant une heure pour se rendre compte des effets cinétiques de la lumière à travers les éléments du verre.

La description des éléments majeurs du Petit verre – la pyramide anaglyphique (dont le relief se produit dans le cerveau), la lentille Kodak (le cristallin) et la mire optique (l’iris) forment toutes trois les conditions (nécessaires mais non suffisantes) de possibilité de la vision, et c’est en cela que cette œuvre nous intéresse. Elle nous engage en effet à nous demander non pas le regard se pose mais quelles sont les conditions nécessaires à l’émergence de la perception. Elle révèle aussi que si l’acte de percevoir un objet varie d’un individu à l’autre, en fonction de sa culture, il varie aussi en fonction du contexte environnemental dans lequel l’objet apparaît au sujet (dans un musée ou sur un balcon par exemple), contexte à même de changer le sens de lecture de l’œuvre.

Des Témoins oculistes aux Patterns de Prévieux

Si les échelles d’acuité visuelle servent, comme l’oculomètre, à étudier la vision, elles s’en distinguent en ceci que le sujet qui les regarde n’y laisse pas d’information, n’y abandonne aucune donnée personnelle. Ce sont des objets autonomes, non connectés, indépendants d’un système d’enregistrement. L’oculomètre, interface informatique, est quant à lui relié à des ordinateurs, lesquels à leur tour partagent leurs données avec une infinité d’ordinateurs. Au cœur de ces données, dont résulte ce qu’on appelle le Big Data – données stockées, vendues peut-être –, se trouvent la mathématique, la statistique et l’économétrie qui construisent des modèles et des « patterns » prédictifs.

Le film Patterns of live de Julien Prévieux, réalisé en 2015 à l’Opéra National de Paris, nous confronte à la traçabilité de nos mouvements (fig.3).

Figure 3

Figure 3

Julien Prévieux, Patterns of life, Vidéo HD, 15’30’’, 2015. Production : galerie Jousse Entreprise

On y observe des danseurs évoluant à partir d’objets qui renvoient aux instruments et aux techniques inventés depuis le xixe siècle pour tracer, enregistrer et surveiller les mouvements du corps. Récolter les données que nos corps et nos actions laissent derrière nous pour élaborer des modèles susceptibles de prédire, donc d’orienter les comportements humains, voici ce sur quoi ce film repose, construit comme il l’est sur une suite de récits, fruits des recherches de l’artiste, qui apportent une lumière singulière sur l’histoire de la surveillance. Citons pour exemple celui relaté à la huitième minute :

En 1979, plusieurs événements sans rapport frappèrent le juge Jack Love avant qu’il n’imagine le bracelet de surveillance électronique. Les bibliothèques utilisaient un système empêchant de sortir des livres sans les démagnétiser et des systèmes venaient d’être inventés pour localiser les animaux à l’aide de colliers électroniques. Mais l’idée déterminante, selon le juge Love, lui vint à l’esprit par hasard. En lisant une bande dessinée de Spider-Man. Dans cette bande dessinée, le méchant fixait un bracelet au bras d’un super-héros pour le suivre à la trace. Aujourd’hui 250000 bracelets sont utilisés en permanence aux États‑Unis. Et ils proviennent tous de cet épisode de Spider-Man.

Sous la légèreté du récit pointe la densité des faits. Un des intérêts du film réside dans le lien qu’il établit entre les technologies informatiques et les dangers liés aux nouvelles formes de contrôle exercées sur nos vies. En effet, les modèles prédictifs sont ensuite présentés de manière critique par l’artiste, comme en témoigne ce passage qui clôt le film :

Le 6 septembre 2009, George Joachim disparut dans le champ de glace Columbia. […] C’est un miracle qu’il ait survécu. Au moment où il sortait de la zone des crevasses, la violence de la tempête redoubla, interdisant toute visibilité. Joachim pensa que ça se calmerait mais ça dura 3 jours. Entre-temps, au quartier général des secours en montagne, Blake utilisa un modèle informatique pour organiser les recherches. La taille et la location de la zone de recherche venaient d’un modèle statistique créé à partir de disparitions récentes. Le parcours de George Joachim prit Blake en défaut. Quand il aurait dû se déplacer, il restait immobile. Quand il aurait dû patienter à l’abri, il marchait dans la tempête. Ça ne correspondait pas aux paramètres d’un comportement habituel dans ce type de situation. En arrivant sur le parking, il constata que sa voiture avait été enlevée. Où est ma voiture ? fut la première question il posa à l’équipe de secours.

Curieuse question, n’est-ce pas, qui déjoue les prédictions de nos comportements issues des données que nous laissons derrière nous et semble indiquer que les modèles statistiques se révèlent parfois insatisfaisants pour rendre compte de certaines variables dans les constantes. Ni l’homme ni son cerveau ne peuvent encore se confondre avec un programme, le film rappelant la complexité de la « machine humaine », dont les actions ne peuvent se réduire à la reproduction d’un algorithme prédictif17. Ainsi, dans Patterns of live, et d’une manière paradoxale, ce sont des protocoles et des résultats scientifiques qui engendrent des formes plastiques qui, par leurs qualités esthétiques, interrogent les enjeux des technologies de l’information et les comportements conformistes qu’elles construisent.

Des constantes, aux variables

La pièce Registre de mémoires sensorielles, de Fanny Pentel, rejoint quant à elle, par certains aspects, les questions liées aux conditions de visibilité révélées par l’étude du Petit verre. Mais cette fois, il ne s’agit plus de se demander si le lieu interfère dans la signification de l’œuvre, mais plutôt d’interroger l’impact des émotions sur la perception. La pièce se compose d’une série de dessins à l’oculomètre réalisée par Fanny Pentel à l’occasion de l’exposition Fixations, saccades et autres trajectoires désordonnées18 (fig.4).

Figure 4

Figure 4

Fanny Pentel, Registre des mémoires sensorielles, mesures oculométriques, Impression sur papier, 80 x 120 cm, 2016.

Équipée d’un oculomètre, l’artiste a tout d’abord observé une photographie de Yves Guillot, La Logeuse du moulin19, à différents moments de la journée : « dans des états allant de la concentration la plus fine à des états de fatigue avancée20 ». Puis elle a relevé les différentes trajectoires de son regard et les a introduites à proximité de mots tels que : « après médiation », « céphalée », « sans envie », « fatigue », « tensions », etc. Ces dessins résolument « mécaniques » font alors face aux états subjectifs de leur auteure. Cette apparente contradiction pose à la science la question des moments du regard. Notre regard reflète-t-il les états psychologiques que nous traversons au cours d’une même journée ? Comment prendre la mesure de l’ennui, de la joie, de la tristesse, de l’euphorie d’un sujet qui regarde ? Ces émotions, dans la variabilité de leur intensité, modifient-elles à leur tour les conditions objectives de la perception et la signification que nous donnons à l’œuvre ? En d’autres termes, peuvent-elles modifier la fiabilité des résultats d’un travail scientifique sur le regard ?

L’oculométrie comme source de création

Vues par le filtre de l’oculométrie, les pièces de Marcel Duchamp, Julien Prévieux et Fanny Pentel amènent le chercheur à s’interroger sur la perception des individus face aux œuvres, selon de nouvelles perspectives, par exemple selon la lumière émise par le soleil, dont les rayons viennent modifier les apparences, selon l’état émotionnel du regardeur ou les caractéristiques physiologiques de son appareil oculaire. Si l’on considère l’oculométrie comme une théorie visant à maîtriser scientifiquement la perception dans l’objectif, un jour peut-être, de la modéliser, alors l’art, lieu de l’expérience visuelle par essence, devrait contribuer à enrichir ces théories, à les complexifier peut-être, à les critiquer sûrement. Réciproquement, les sources scientifiques, telles l’oculométrie, nourrissent le champ de l’art, renouvellent ses formes plastiques et ouvrent à des questionnements à même d’interroger les « nouveaux paradigmes visuels21 ». Car au fond, l’important n’est-il pas de relever là où les artistes et les scientifiques s’accordent dans les interrogations qu’ils partagent ? Celles-ci par exemple : ce que nous voyons est-il le reflet de ce que perçoit l’œil ? Quel rôle le cerveau joue-t-il dans ce processus ? Quelles sont les causes qui permettent à un individu le traitement des informations visuelles ? Et que deviendront demain ces questions si complexes aujourd’hui, à l’heure où s’écrivent de puissants algorithmes issus des recherches sur l’Intelligence Artificielle, où s’inventent de nouveaux instruments analysant notre cerveau et où les recherches en sciences cognitives ne cessent de se développer ?

Bibliography

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Prévieux Julien, Patterns of live, France, 2015, 15 min.

Notes

1 Journée atelier CEAC / SCV, dans le cadre du programme : « Oculométrie et perception des images : nouveaux enjeux esthétiques ». Coordination Nathalie Delbard & Dork Zabunyan. iCAVS, SCV, site de l'Imaginarium, Tourcoing, 19 juin 2015. Return to text

2  Maître de conférences en Psychologie, Université de Lille. Return to text

3 Daniel Dubuisson, « Contribution à une anthropologie des cultures visuelles », dans À perte de vue. Les nouveaux paradigmes du visuel, Daniel Dubuisson et Sophie Raux (éds), Dijon, Les Presses du réel, 2015, p. 29. Return to text

4 Thierry de Duve, Résonances du readymade, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1989, p. 33. Return to text

5 Par ailleurs, Marcel Duchamp fit plus tard usage de l'ouvrage de Vuibert pour réaliser Étant Donnés. Voir Marcel Duchamp, Preliminary Studies and Tools for « Cheminée Anaglyphe », Jerusalem, The Israel Museum, Jerusalem, 1968. Return to text

6 R. Garnier, « Compte-rendu : VUIBERT (H.) – Les Anaglyphes géométriques », t. 37 (1913), p. 52-53. Return to text

7 Marcel Adam Just and Patricia A. Carpenter, « A Theory of Reading: From Eye Fixations to Comprehension », Psychological Review, 87 (4), juillet 1980, p. 329-354. Leur théorie y est ainsi formulée : « The eye‑mind assumption posits that there is no appreciable lag between what is being fixated and what is being processed », p. 331. Return to text

8 Maurice Merleau-Ponty, L'Œil et l'esprit, Paris, Gallimard, (1964) 1985, p. 10. Return to text

9 Philippe Meyer, L'Œil et le cerveau, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997, p. 45. Return to text

10 Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de « Psychologie Cognitive Expérimentale ». Return to text

11 Voir les travaux de Stanislas Dehaene, en particulier Le Code de la conscience, Paris, Éditions Odile Jacob, 2014. Return to text

12 Nous reprenons cette expression à l'intitulé de la leçon inaugurale de Stanislas Dehaene au Collège de France. Stanislas Dehaene, « Vers une science de la vie mentale », leçon inaugurale au Collège de France le 27 avril 2006. URL : https://youtu.be/tcr-jE6pKxQ [consulté le 2 décembre 2024]. Return to text

13 Thierry de Duve, op. cit., p. 35. Return to text

14 Voir à ce propos Anna Maria Lombardi, « Kepler réinvente l'optique », Pour la Science, n° 8, 2001, p. 15. Return to text

15 Pour approfondir, on peut se reporter au texte de Peter Dear, « Cultures expérimentales », dans Histoire des sciences et des savoirs, Dominique Pestre et Stéphane Van Domme (dir.), t. 1, Paris, Le Seuil, p. 67-83, trad. par Agnès Muller. Return to text

16 Jennifer Gough-Cooper and Jacques Caumont, Ephemerides on and about Marcel Duchamp and Rrose Sélavy, 1887-1968, London, Thames and Hudson, 1993. Se reporter à la notice du 7/01/1919. Return to text

17 Comme l'énonce Jean-Pierre Changeux, le déterminisme génétique ne peut rendre compte intégralement de la complexité d'assemblage de l'encéphale humain. À cela, il ajoute cependant : « le mot complexité ne doit pas faire illusion / il exprime surtout le fait qu'on ne comprend pas [encore] un système. Il est révélateur d'un ordre dont on ne connaît pas le code. Devant une réalité si difficile d'accès, la seule manière saine de réagir est de laisser notre cerveau de scientifiques construire des représentations, d'imaginer ce qu'est cette complexité et comment elle se développe. Évidemment, on restera sur ses gardes, sachant qu'il ne s'agit là que d'images-modèles dont la confrontation avec le réel décidera de l'éventuelle validité », Jean‑Pierre Changeux, L'Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 253-254. Return to text

18 Fixations, saccades et autres trajectoires désordonnées, (Tourcoing, Galerie Commune, Pôle Arts Plastiques, 22 avril-4 mai 2016). Return to text

19 Yves Guillot, La Logeuse du moulin, Douchy-les-Mines, Artothèque du CRP, Centre Régional de la Photographie, 1996. Return to text

20 Entretien de l’autrice avec l'artiste, août 2016. Return to text

21 Nous reprenons cette expression au sous-titre de l'ouvrage À perte de vue, op. cit. Return to text

Illustrations

  • Figure 2

    Figure 2

    Couverture (avec lorgnon) du livre de Henry Vuibert, Les anaglyphes géométriques, Librairie Vuibert, Paris, 1912.

  • Figure 3

    Figure 3

    Julien Prévieux, Patterns of life, Vidéo HD, 15’30’’, 2015. Production : galerie Jousse Entreprise

  • Figure 4

    Figure 4

    Fanny Pentel, Registre des mémoires sensorielles, mesures oculométriques, Impression sur papier, 80 x 120 cm, 2016.

References

Electronic reference

Nathalie STEFANOV, « Des Témoins oculistes à l’oculométrie », Déméter [Online], Hors-série | 2024, Online since 29 janvier 2025, connection on 06 février 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1706

Author

Nathalie STEFANOV

Titulaire d’un doctorat portant sur l’essor des pratiques artistiques contemporaines au sein des laboratoires scientifiques (Université de Lille, sous la direction de Nathalie Delbard et de Corentin Spriet), Nathalie Stefanov est professeure d’enseignement artistique à l’École supérieure d’art | Dunkerque-Tourcoing. Elle est chercheuse associée au Centre d’Étude des Arts Contemporains (CEAC) et membre de l’AICA (Association Internationale des Critiques d’Art). Depuis septembre 2015, elle développe le programme de recherche PRIST, qui met en œuvre des plateformes de rencontres et de co-création entre artistes et scientifiques, par le biais de conférences, d’activités en laboratoire, d’expositions et de publications. Dans ce cadre, elle collabore avec des chercheurs du CNRS et de l’Université de Lille. Ses activités s’inscrivent dans une étude plus large sur les ancrages institutionnels spécifiques permettant l’émergence de pratiques à l’interface des arts, des sciences et des préoccupations environnementales.

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