Cette publication entend interroger les nouvelles stratégies curatoriales relatives aux œuvres d’art numérique. Ces stratégies concernent aussi bien l’espace physique de l’institution muséale que les plateformes d’exposition en ligne, au sein même des écrans. Ce numéro thématique s’intéresse donc à la fois aux espaces numériques – online – et physiques – offline – ainsi qu’à la porosité qui existe entre les deux. Par art numérique, nous entendons les projets artistiques qui font usage de manière créative et critique de technologies telles que la programmation algorithmique, la réalité virtuelle ou augmentée, la robotique, l’utilisation des datas et les nouvelles formes d’apparition de l’image.
Dans un monde où les outils numériques sont une condition structurante de la vie en société et de toute production culturelle1, l’art numérique est un moyen puissant pour comprendre notre temps présent et pour envisager notre avenir2. Il peut offrir des approches et des récits alternatifs aux utilisations dominantes de la technologie, hautement influencées par le capitalisme mondialisé. L’institution artistique peut être ainsi considérée comme un lieu spécifique critique permettant de réfléchir à l’influence prédominante des dispositifs technologiques sur nos vies et nos processus de pensée. De nouvelles modalités de mise en exposition ont été expérimentées pour ces œuvres d’art aussi bien en ligne que dans les espaces physiques d’exposition. Malgré le fait que ces œuvres occupent maintenant une place importante dans le monde de l’art contemporain et peuvent se prévaloir d’une certaine historicité3, rares sont les travaux de recherche portant sur la façon dont l’art numérique nous incite à re-penser l’exposition et en particulier sur la manière dont ces œuvres et pratiques peuvent ouvrir des possibilités inédites pour l’art contemporain et ses institutions muséales4.
Les bouleversements opérés par le numérique transforment les modalités de production et d’exposition des œuvres. Plutôt que présenter l’aboutissement d’un processus créatif, l’exposition montre un prototype, une version temporaire d’une œuvre qui reste modifiable. La matérialité souvent instable de l’œuvre provoque des évolutions qui vont parfois au-delà de ce qui était imaginé par l’artiste, créant en cela de nouvelles relations avec le temps et l’espace de l’exposition. La présentation d’œuvres d’art numérique suscite également de nouvelles pratiques de collaboration avec des scientifiques, programmeurs, artistes, institutions et spectateurs, parfois avec des robots ou des intelligences artificielles, et cela non seulement durant la phase de production, mais également tout au long de la vie des œuvres. Ces collaborations rendent flottantes et perméables les définitions et les rôles de l’artiste et de l’œuvre, les rôles du commissaire d’exposition, de l’institution artistique et ceux du spectateur.
Quant aux réseaux sociaux, ils offrent à chacun la possibilité de s’exposer et d’exposer son travail. Ces nouvelles plateformes de visibilité, utilisées tant par les artistes que par l’institution muséale, se développent en empruntant une terminologie emprunté au monde physique ou issue de la scène culturelle : exposition en ligne, espace, curateur de contenus, objets numériques, galerie sur Instagram, etc. Parallèlement, les processus, les images et les objets qui relèvent du numérique investissent l’espace physique de l’exposition non seulement par les écrans, les installations interactives, les projections, les objets robotisés et les nouveaux environnements virtuels ou augmentés, mais aussi par la mutation d’images et processus numériques en objets physiques5. Numérique et physique deviennent donc perméables, aussi bien au niveau de la matérialité des œuvres qu’au niveau de la spatialité des expositions.
L’objectif de cette publication collective est d’examiner comment les œuvres d’art utilisant les technologies numériques ont transformé notre façon de penser et de réaliser des expositions, tant sur le plan pratique que théorique. Quelles sont les nouvelles stratégies curatoriales qui ont émergé, celles qui mobilisent l’interactivité, la variabilité et la matérialité technique des œuvres ? Quelles sont les nouvelles formes d’exposition des œuvres d’art en ligne et quelles sont leurs répercussions sur l’espace physique et sur ses processus ? Enfin, comment les usages du numérique, de ses algorithmes, de ses programmations, de ses assemblages complexes de composants, comme dans le cas de formes robotisées interactives, obligent-ils l’artiste à multiplier les collaborations, dans un processus qui demande aux théoriciens de repenser les rôles qui président à l’émergence d’une œuvre ?
Les questions soulevées par numéro émergent directement de la journée d’étude « De l’espace numérique à l’espace de la galerie : Stratégies curatoriales pour l’art numérique et post-digital » qui a eu lieu le 18 novembre 2021 à la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société de Lille et dont des captations vidéos sont disponibles en ligne6. Dans un souci de lier théorie et pratique, cette journée a donné l’occasion de discuter de la manière dont des œuvres numériques ont impacté la mise en exposition de l’art. Quelles sont, au-delà des difficultés qui sont parfois mentionnées dans la littérature, les nouvelles possibilités qui découlent de ces pratiques qui font une utilisation critique des outils numériques ?
Trois axes thématiques abordés lors de cette journée d’étude ont été retenus pour ce numéro. Largement repris par les auteurs de ce numéro, les deux premiers axes concernent les liens entre physique et numérique, entre matériel et immatériel, à la fois au niveau de la matérialité des objets exposés et de la spatialité de l’exposition. Le premier axe s’intéresse, dans une prolongation de la réflexion de Christiane Paul, à la matérialité des objets numériques. En 2015 Christiane Paul propose le terme néo-matérialité (Neomateriality) pour parler d’objets profondément imprégnés par des codes numériques, qui intègrent du code numérique dans l’objet physique et reflètent la manière dont des machines numériques perçoivent et interprètent le monde et la place des humains dans celui-ci. Au-delà de cela, de nombreux objets ne sont aujourd’hui ni entièrement physiques, ni entièrement virtuels. Il existe en effet une multitude de degrés d’hybridation entre matériel et immatériel. Les textes de ce numéro montrent comment des artistes traitent cette nouvelle matérialité et créent de nombreuses passerelles entre physique et numérique.
En lien avec ces réflexions autour des limites entre le monde physique et numérique, le deuxième axe, quant à lui, traite de l’espace d’exposition. Plus qu’augmentés, espace physique et espace numérique sont aujourd’hui fortement imbriqués et se prolongent mutuellement. Lívia Nolasco-Rózsás a récemment décrit ce nouveau type d’espace comme un « système étendu, mais aussi poreux de dimensions multiples7 ». Des activités dans l’espace numérique ont souvent un impact réel, tangible sur l’espace physique. Images et autres contenus artistiques circulent avec facilité au-delà des frontières de ces espaces. Expositions muséales et programmes curatoriaux trouvent leurs prolongations sur des sites web, réseaux sociaux et d’autres plateformes numériques au même titre que l’expérience fréquente de ces espaces numériques transforme l’expérience de l’espace physique. Des dispositifs technologiques de réalité augmentée ou de réalité virtuelle, tout comme la multiplication d’écrans et d’autres dispositifs immersifs, créent des passerelles entre physique et virtuel, ce qui demande à des artistes et commissaires d’exposition d’imaginer de nouveaux liens entre ces espaces. Cela demande donc de repenser la spatialité de l’exposition, c’est-à-dire de réfléchir à nouveaux frais à ses concepts et à ses pratiques scénographiques.
Le dernier axe concerne de nouvelles formes de collaboration liées à la curation d’objets numériques. Ces pratiques demandent des compétences variées lors de leur production, leur distribution et leur conservation, ce qui incite à la collaboration au-delà les frontières disciplinaires. Le caractère performatif de certaines de ces œuvres permet de réfléchir à de nouvelles formes de participation et de co-création. La multiplication des plateformes et des lieux d’exposition en ligne, en dehors des institutions établies, aplatit les hiérarchies et permet des gestes curatoriaux moins autoritaires8. Des nouvelles formes de collaboration sont ainsi rendues possibles par un appareil technomédiatique mais une approche post-humaniste permet d’envisager la capacité d’agir et de réagir des entités non humaines. Ces manières de travailler ensemble ne concernent pas seulement des humains, et les multiples relations interprofessionnelles ; elles concernent aussi les relations entre humains et machines qui peuvent communiquer et réagir les uns sur les autres, parfois de manière imprévisible.
Le premier texte de ce numéro « History of the Future : Perspectives of Space, Materiality and Visualization » écrit par Janet Fong, chercheuse et commissaire d’exposition basée à Hong Kong, explore les notions de spatialité virtuelle et physique en relation avec les pratiques artistiques numériques contemporaines. Son questionnement ici est double : comment notre compréhension de la matérialité physique est-elle modifiée par des technologies numériques ? Comment expliquer les installations et les sculptures dans un espace physique d’exposition où se juxtapose la réalité virtuelle ? En prenant appui sur des pratiques artistiques montrées lors de l’exposition « F.N.S.X @ History of the Future » (Shenzhen, 26 Juin – 24 Septembre 2023) et sur des concepts théoriques comme métaverse, dématérialisation, rematérialisation et hypermatérialité, Janet Fong cherche à savoir comment un environnement virtuel peut être considéré comme une extension de la réalité ou comme la coexistence d’environnements physiques et virtuels. L’examen des œuvres des quatre artistes Fei Jun, Peter Nelson, Daniel Shanken et Xu Yibo montre qu’elles brisent la dichotomie entre espace physique avec des objets physiques et espace virtuel avec des objets virtuels par l’emploi de diverses technologies de la réalité mixte. Ces pratiques font non seulement s’effondrer les limites entre physique et virtuel, mais, tel est l’argument de l’auteure, questionnent également la perception de l’espace et du temps ainsi que la compréhension de la réalité.
Les notions de physicalité et virtualité sont également questionnées par l’étude que consacre Nathalie Stefanov à l’œuvre World Brain de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon dans l’article « World Brain : du réseau à la terre ». Ce projet prend de multiples formes telles que le film, le webdocumentaire, l’installation ou bien encore la projection accompagnée ou non de conférences. Par le réemploi d’images et de flux vidéos, ce travail questionne le mythe de l’immatériel et du virtuel, en montrant les infrastructures physiques énergivores et dévastatrices nécessaires au fonctionnement du numérique. Il s’agit d’une critique de l’essor des technologies du numérique, des machines automatiques et du flux incessant des marchandises qui réduisent l’humain à un simple rouage dans un vaste système connecté. Nathalie Stefanov se saisit du questionnement sur Internet soulevé par le film – ici conçu comme cerveau global –, pour proposer d’autres approches, en s’appuyant notamment sur les travaux de Bruno Latour qui suggèrent de penser le monde à partir de l’hétérogénéité des modes d’existence qui peuplent la terre. Le texte permet donc de réfléchir en profondeur à l’imaginaire du numérique, souvent présenté comme immatériel, sans réelle connexion avec la terre, un imaginaire qui fait oublier les sols, rend invisible l’extraction des métaux, l’enfouissement de kilomètres de câbles où le refroidissement d’hectares de datas centers.
Les deux articles qui suivent – « De l’espace numérique à l’espace physique et retour : modalités de création et d’exposition dans le travail de Jon Rafman » d’Adrian Fix et « La porosité de l’online et de l’offline dans les pratiques artistiques et dispositifs curatoriaux post-cyberféministes » d’Amélie François – sont consacrés à des pratiques très contemporaines d’artistes qui font circuler des images avec beaucoup de fluidité entre espace numérique et espace physique de la galerie. En analysant les expositions de l’artiste canadien Jon Rafman « Ɛցɾҽցօɾҽʂ and Grimoires » et « Counterfeit Poast » qui ont eu lieu simultanément à l’automne 2022 à la Galerie Prüth et au Schinkel Pavillion, Adrian Fix met en parallèle des modes d’apparition d’images sur Internet et dans l’espace de la galerie. Rafman utilise des images et récits trouvés dans les coins les plus cachés d’Internet, tels les forums de subculture et ceux de la droite radicale américaine, qu’il utilise comme matériaux pour une production de nouvelles fictions qui mélangent images fixes et images vidéos, images trouvées et images générées par des GAN (generative adversarial networks), tout en mobilisant, comme le démontre Fix, des références multiples à l’histoire de l’art et à l’histoire du cinéma. De provenance numérique, exposé dans une galerie, puis remis à disposition librement sur Internet, le travail de Rafman migre à travers ces différents espaces. Fix analyse finement comment cette fluctuation impose un changement de matérialité de l’image, interroge le statut de l’œuvre, son accessibilité et son échelle, tout en impactant aussi profondément l’expérience sensible de celui qui regarde, spectateur ou internaute.
Amélie François propose un large panorama de pratiques, dites post-cyberféministes et « natives numériques » encore peu connues en France. Des artistes, comme Arvida Byström, Nicole Ruggiero, Tabita Rezaire, Alicia Mersy ou encore Signe Pierce, prolongent certaines préoccupations des cyberféministes des années 1990 en inscrivant leurs pratiques plastiques dans une lutte contre des inégalités liées au numérique. Avec la bulle d’Internet, éclatent également les utopies des années 1990 d’un Internet conçu comme un nouvel espace d’échanges libres et non hiérarchisés. En réalité, les inégalités et oppressions systémiques de l’espace physique sont prolongées, voire accrues dans l’espace numérique. Ces artistes interrogent ces formes d’inégalité ainsi que des codes de représentation propres à l’environnement numérique. Ils abordent une vaste palette de sujets liés à la matérialité du numérique et de ses dispositifs, à l’impact sur l’écologie ou sur la santé, à la gestion de données sur Internet ou encore la modification de relations amicales ou amoureuses engendrée par des réseaux sociaux. Les formes plastiques que ces artistes proposent sont toutes aussi hétéroclites que le sont les sujets traités. Ces œuvres peuvent se présenter comme des images photographiques qui circulent sur les réseaux sociaux, des vidéos, des films documentaires, des performances numériques dans une galerie, des workshops ou des cours sur Internet. Cela démontre une grande liberté quant au choix du support numérique ou matériel et une réappropriation d’interfaces et outils numériques par le biais du détournement ou d’utilisations critiques.
En interrogeant un aspect spécifique de la scénographie d’exposition, des conventions et normes d’éclairage, l’article « From the White Cube to the Black Box and Back : Lighting Design for New Media Art Exhibitions » de Carlijn Juste questionne les concepts et la topographie des espaces utilisés pour l’exposition d’œuvres d’art numérique. Une nouvelle forme d’espace, le Dark Space, à la fois sombre et ouverte se trouve en rupture avec l’archétype de l’espace d’exposition moderne, à savoir le White Cube, mais aussi avec la boîte noire, la Black Box, qui est souvent utilisée pour exposer films et vidéos dans un espace muséal. Au-delà d’une contrainte technique, la qualité des images des vidéoprojecteurs souvent utilisés par ces artistes peut être sensible à la luminosité ambiante, l’obscurité permet de créer des ambiances et effets visuels qui se rapprochent d’une dramaturgie de théâtre inédite dans un contexte d’exposition. Ces effets visuels se répercutent sur la perception des œuvres d’art exposées et déterminent quel type d’œuvre peut être montré et produit pour ces espaces. Finalement, l’article montre aussi comment l’obscurité, qui s’établit alors comme nouvelle norme, est mise en cause par des commissaires d’exposition et artistes cherchant, par des moyens variés, à réintroduire de la lumière dans des expositions d’œuvres d’art numérique.
Les deux artistes et chercheurs, Olivain Porry et Victor Vaysse, tous les deux diplômés du Fresnoy – Studio national des arts contemporains, interrogent dans leur article « L’exposition comme collectif. Distributivité et interopérabilité dans “Vrais totems, faux mysticismes” » sous quelles conditions des œuvres d’art peuvent engager du collectif. Pour éclaircir cette interrogation, les deux artistes-chercheurs proposent une lecture analytique de leur exposition collective « Vrais totems, faux mysticismes » (Dijon 2020) et discutent un nouveau concept théorique, celui qu’ils intitulent les « collectifs d’objets à comportements colocalisés et communicants » (COCO²). Le temps d’une exposition, deux installations interactives, Fans (gisants) d’Olivain Porry et Statues-Camions de Victor Vaysse, font collectif dans un sens opérationnel et sémantique. Ils adoptent un comportement coordonné les uns par rapport aux autres, mais également en fonction de la présence du spectateur. Cela est rendu possible par l’utilisation d’une technologie commune, mais aussi par un travail de recomposition réalisé par les deux artistes en amont. Les notions de collectif se déploient donc à des échelles multiples, entre les artistes, entre les objets et avec les spectateurs. L’article interroge la possibilité pour des objets d’avoir des comportements et de faire collectif.
À travers cette sélection d’articles apparaît un spectre de questionnements liés à la matérialité hybride des œuvres d’art numérique, à leur spatialité, aux nouvelles possibilités et pratiques collaboratives, mais aussi aux limites de la notion même d’immatérialité numérique face aux enjeux climatiques, questionnements qui nous semblent essentiels pour la compréhension de l’époque dans laquelle nous vivons. Nos plus grands remerciements vont aux auteurs, pour leurs contributions riches et variées, aux experts pour leurs lectures critiques et constructives, à Véronique Goudinoux qui a enrichi cette édition par ses conseils, aux membres du comité d’édition et à l’équipe de Déméter qui ont rendu ce numéro possible.