La nouvelle méthode graphique

  • The New Graphic Method

DOI : 10.54563/demeter.1775

Abstracts

Cet article propose une réflexion sur l’évolution des méthodes d’enregistrement et de visualisation des mouvements, de la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey au xixe siècle jusqu’aux outils numériques contemporains. Julien Prévieux examine des pratiques artistiques, scientifiques et économiques pour dévoiler les implications politiques et culturelles des techniques d’enregistrement et de modélisation des mouvements. L’auteur met en lumière une approche performative de ces outils, à travers des expériences collaboratives avec divers participant·es, danseurs ou policiers. En réactivant ces outils et pratiques dans des cadres artistiques participatifs, il ouvre la voie à une « méthode graphique étendue » où l’utilisation de ces technologies se transforme en acte de réflexion et d’émancipation critique.

This article offers a reflection on the evolution of motion recording and visualization methods, from Étienne-Jules Marey’s chronophotography in the 19th century to contemporary digital tools. Julien Prévieux examines artistic, scientific, and economic practices to reveal the political and cultural implications of motion recording and modeling techniques. The author highlights a performative approach to these tools through collaborative experiments with diverse participants, such as dancers and police officers. By reactivating these tools and practices within participatory artistic frameworks, he paves the way for an “extended graphic method,” where the use of these technologies becomes an act of reflection and critical emancipation.

Outline

Text

Introduction

L’expansion des réseaux, le déploiement à grande échelle de capteurs en tout genre (dix milliards de micro-capteurs apparus sur terre dans les dix dernières années) et l’explosion des capacités de calculs et de stockage d’informations sous-tendent la mise en données du monde. Ce phénomène global se développe en concomitance avec le déploiement de technologies de savoir et de pouvoir fondées sur la capture et l’analyse des mouvements. Tous les types de mouvements et toutes les échelles sont concernés : déplacements de personnes, migrations d’animaux, flux financiers, démarches individuelles, mouvements de la main ou encore trajectoires de pupilles sont passés au crible. Ces pratiques puisent leur origine dans une histoire qui débute à la fin du xixe siècle et dont nous donnerons les étapes clés pour mieux mettre en lumière leurs conséquences politiques, sociales, économiques, militaires ou artistiques. Nous verrons que cette histoire bifurque, se répète, se transforme et que ces mesures donnent lieu à l’élaboration de cadres d’analyse très différents. Je reviendrai ensuite sur un certain nombre d’expériences artistiques menées récemment et pour lesquelles l’oculométrie et la mesure des mouvements constituent la matière principale. Ce retour d’expérience sera l’occasion de poser les bases d’une nouvelle méthode graphique ou d’une méthode graphique « étendue » pour reprendre et mettre à jour le titre du livre du physiologiste Étienne-Jules Marey paru en 1885. Pour Marey :

Tout ce que l’esprit peut concevoir et mesurer avec exactitude s’exprime d’une manière claire et précise : des nombres, des longueurs, des durées, des forces, trouvent dans l’emploi des figures graphiques leur expression la plus concise et la plus saisissante1.

Cette méthode graphique est un mode d’expression permettant d’embrasser en un coup d’œil une quantité astronomique d’informations. C’est aussi un moyen de recherche efficace car l’inscription graphique des phénomènes les plus variés simplifie l’expérimentation. On pourrait y ajouter les potentialités critiques, ludiques et esthétiques propres à la visualisation des déplacements. Cette « nouvelle méthode graphique » qualifierait des expériences visant à se réapproprier les qualités graphiques et le pouvoir émancipateur de ces techniques à l’heure de la mise en données et en diagrammes de nos vies.

Origines, développements et transformations de l'étude des mouvements

On pourrait faire débuter la chronologie de l’étude des mouvements en 1863, avec les premières inventions de Marey (Fig. 1). Il améliore cette année-là un instrument permettant de mesurer le pouls, le sphygmographe. En amplifiant les micromouvements de l’artère il obtient une ligne sinusoïdale et rend visible l’invisible. Marey n’aura de cesse d’améliorer la physiologie avec des outils de plus en plus précis et il concentrera progressivement ses recherches sur le mouvement des corps, ce qu’il nommait le « langage de la vie ».

Figure 1

Figure 1

Étienne-Jules Marey, Le sphygmographe, 1863.

1878. Eadweard Muybridge, photographe anglais émigré aux États-Unis, étudie pour le gouverneur de Californie le mouvement du cheval au galop. L’histoire est connue : l’allure du cheval est décomposée en une série d’images fixes et les résultats des prises de vue mettent un terme aux débats de l’époque. Le cheval a bien ses quatre sabots en l’air lorsqu’il est en phase de projection. Pour le prouver, Muybridge a aligné le long d’une piste une série de chambres photographiques munies de câbles de déclenchement que le cheval actionnera lui-même pendant sa course. C’est la naissance d’une technique de décomposition du mouvement que Marey nommera chronophotographie et qu’il perfectionnera.

L’essentiel du vocabulaire visuel et les stratégies d’enregistrement des mouvements est en place dès cette époque. Les lignes tracées révèlent des trajectoires de points discrets que l’on veut suivre et mettre en évidence. Les corps sont envisagés comme une somme d’éléments isolés dans l’espace dont on peut tracer les déplacements.
Quant à la décomposition du mouvement, elle donne à voir les liens entre les membres et les étapes intermédiaires. Les corps sont composés de rouages dont on tente de saisir les relations. Ces deux manières de décortiquer la « machine animale » vont être déclinées, combinées et améliorées au fur et à mesure des innovations techniques et de l’amélioration des protocoles d’observation.

1885. Étienne-Jules Marey publie La méthode graphique. Il y présente dans un supplément les applications possibles de la photographie à l’étude du mouvement. Son fameux fusil photographique prend douze images à la seconde pour mieux figer les mouettes en plein vol. Il décrit également le fonctionnement de sa technique d’exposition multiple qui lui permet de conserver sur une même image toutes les postures d’un coureur.

À la même époque, Georges Demenÿ, assistant de Marey, inventeur et promoteur de l’éducation physique, enregistre boiteries et claudications et esquisse une physiologie pathologique de la marche. Il décrit son dispositif :

Nous avons eu recours aux photographies partielles et employé comme points lumineux des lampes électriques à incandescence, dont le pouvoir photogénique avait déjà été utilisé par M. Soret, de Genève. Nous avons attaché ces lampes aux points du malade dont il importe d’avoir la trajectoire, tels que le sommet de la tête, l’épaule, la hanche, le genou et la cheville […] On opère dans la lumière rouge afin que la plaque photographique ne soit impressionnée que par les points très brillants formés par les lampes et l’on a ainsi une épreuve très nette des trajectoires2.

L’obturateur reste ouvert pour convertir les sources lumineuses en « encre spatio‑temporelle » révélant le déplacement.

À la même période Jacques-Louis Soret publie Des conditions physiques de la perception du beau. Soret cherche à constater expérimentalement l’origine de la grâce en mesurant précisément la continuité, la symétrie et la périodicité des déplacements des corps. Les pas de Zéphyr, de Polka sautée ou de valse sont « chronophotographiés » pour devenir, sur le papier photosensible, de belles courbes sinusoïdales, autant de preuves « indiscutables » de la beauté du geste (Fig. 2.).

Figure 2

Figure 2

Jacques-Louis Soret, Valse vue d’en haut, 1886.

Simultanément, ces techniques deviennent des sources d’inspiration importantes pour des artistes comme Seurat et Degas. Degas s’en sert comme point de départ dans ses études de ballets et réalise, en 1881, une sculpture intitulée Cheval trottant, les sabots ne touchant pas le sol.

En cette fin du xixe siècle, la « science du moteur humain » entame un second chapitre avec l’optimisation des mouvements. L’armée va s’intéresser aux résultats de Marey qui vantera les mérites de la marche en flexion pour augmenter la rapidité des soldats. Une fois le mouvement modélisé, on peut le corriger en vue de l’améliorer. Et dans les années 1910, Lilian et Frank B. Gilbreth, promoteurs du taylorisme et concurrents de Taylor, appliquent ces techniques d’enregistrement aux mouvements des travailleurs. Les diagrammes obtenus avec le « chronocyclographe » donnent à voir les mouvements pour une tâche spécifique : si la ligne est longue et enroulée, le mouvement manque d’efficacité. Les outils du travailleur et sa gestuelle peuvent être optimisés pour obtenir un meilleur rendement. Grégoire Chamayou remarque : « ce procédé de visualisation recouvre une opération concomitante d’effacement. Sur le cliché des Gilbreth, le corps du travailleur se floute en un halo indistinct à l’arrière-plan. Le corps disparaît littéralement derrière les lignes de son geste3. » Gilbreth vendra ses services à différentes entreprises et ses études provoqueront des levés de bouclier de la part des syndicats. Comment ne pas voir dans ces recherches une manière camouflée d’augmenter la quantité de travail à salaire égal ? Les syndicats trouveront une parade, le fameux « Go canny! » des dockers anglais qui consiste tout simplement à ralentir la cadence de production en signe de protestation.

1908. Edmund Burke Huey publie The Psychology and pedagogy of Reading. Il y décrit son invention destinée à étudier les mouvements de l’œil pendant la lecture (Fig. 3.). Le premier oculomètre est difficile à utiliser et très invasif, il se porte directement sur l’œil comme une lentille de contact et dispose d’une petite ouverture en son centre pour la pupille. Le système est attaché à un stylet qui trace les mouvements de l’œil sur un papier. Huey confirme les observations que Louis Émile Javal avait faites à l’œil nu : on ne lit pas de manière fluide et continue, l’œil se déplace par saccades et se fixent seulement sur certains points de la page, les points de fixation.

Figure 3

Figure 3

Edmund Burke Huey, Schéma du premier oculomètre, Psychology and Pedagogy of Reading, 1908.

1912. Marcel Duchamp peint Un nu descendant un escalier n°2. La géométrisation des formes et la gamme des couleurs sont cubistes, mais Duchamp introduit la décomposition du mouvement inspiré par la chronophotographie. Le tableau est présenté à l’Armory Show en 1913 et y fait scandale. Le corps est mécanique et à peine reconnaissable. C’est une atteinte à la beauté humaine ! Des visiteurs menacent de le détruire. Selon Marta Braun4, l’impact de Marey sur les arts visuels a été plus important que la découverte de la perspective à la Renaissance. L’hypothèse semble excessive, mais il est certain que les futuristes ont été largement influencés par ses découvertes. Et dans les années 1930, c’est László Moholy-Nagy qui, dans la droite ligne de ses photogrammes et de son Modulateur espace-lumière, entame une production de photographies figeant des mécanismes lumineux en mouvement. Sa photographie intitulée Light Painting on Hinged Celluloid est réalisée en 1936. Il utilise à cette période un stylo lumineux pour réaliser des dessins abstraits avec de la lumière. Ces images évoquent certains essais de Marey, qui avait tracé sa signature sur une plaque photographique à l’aide d’un bâton noir terminé d’une boule blanche5. Man Ray réalise son autoportrait Space Writing (self portait) en 1935. Chez lui, l’écriture lumineuse enchevêtrée semble illisible et évoque l’écriture automatique des surréalistes. Au centre de l’image, on peut distinguer la signature du photographe mêlée au reste du motif brillant. Elle est presqu’indéchiffrable parce qu’inversée horizontalement et bouillonne au sein des circonvolutions chaotiques du dessin. Dans les années 1930 et 1940, Gjon Mili, ingénieur et photographe, utilise le stroboscope et les poses longues pour Life magazine. Il capture les mouvements de Martha Graham et d’autres danseurs, de jongleurs, patineurs ou musiciens. À la fin des années 1940, Picasso réalise ses fameux « light drawings ». C’est Gjon Mili qui est derrière la caméra. Picasso ne lui aurait donné que 15 minutes pour le convaincre avant de devenir totalement fasciné par le résultat. La deuxième partie du xxe siècle sera riche d’expérimentations de ce type et la photographie numérique démocratisera ce procédé. Les sites de partage d’images et l’existence d’une improbable Light Painting World Alliance témoignent de ce nouvel engouement.

Si les enregistrements du mouvement peuvent être considérés pour les formes qu’ils produisent, ils peuvent aussi intéresser la critique sociale. En 1952, Paul-Henry Chombart de Lauwe, sociologue de la ville, commente une carte intitulée Trajets pendant un an d’une jeune fille du xvie arrondissement (Fig. 4.) : « L’ensemble de ces trajets nous montre de façon remarquable l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu ; les relations, les amitiés, le travail forment géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit6. » Et Guy Debord s’intéressera à ce diagramme comme un contre‑exemple pour sa Théorie de la dérive, dérive situationniste qui consiste pour une ou plusieurs personnes à renoncer : « aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent7. »
Ici la mise en schéma du déplacement sert la critique radicale d’un mode de vie bourgeois qu’il importe de transformer.

Figure 4

Figure 4

Paul-Henry Chombart de Lauwe, Trajets pendant un an d’une jeune fille du xvie arrondissement, 1952.

À la fin des années 1950 des chercheurs ont commencé à utiliser des techniques de radiotracking pour suivre les mouvements des animaux sauvages. Au même moment, les frères Schwitzgebel inventent un système permettant de détecter les déplacements d’un individu en prison ou en liberté conditionnelle et de transmettre des informations sur ses activités. Le signal est récupéré par un système de guidage de missiles modifié pour l’occasion permettant d’afficher les déplacements de l’individu équipé sur un écran. Si la disparition du corps de l’ouvrier dans les images de Gilbreth était déjà tout un symbole, que penser du condamné devenu « missile » à téléguider ? Mais c’est en 1979 que le bracelet électronique est officialisé par le juge Jack Love. L’idée lui serait venu à l’esprit en lisant une bande dessinée de Spiderman, dans laquelle le méchant fixe un bracelet au bras du super-héros pour le suivre à la trace. Aujourd’hui, 250 000 bracelets sont utilisés en permanence aux États-Unis.

1965. Alfred Yarbus publie Eye Movements and Vision qui a eu une influence profonde sur les études des mouvements de l’œil (Fig. 5). Dans ses expériences, Yarbus enregistre la vision des regardeurs sur des images en leur donnant des instructions : faire des hypothèses sur l’activité des personnages, évaluer leur âge, mémoriser les vêtements portés… Autant d’indications qui orientent le regard des sujets.

Figure 5

Figure 5

Alfred L. Yarbus, Eye Movements and Vision, 1967.

Et si la pensée d’un individu peut orienter le mouvement des yeux, pourrait-on reconstituer la pensée d’un individu à partir de son regard ? C’est un pas que franchira le marketing au milieu des années 1980 en utilisant l’eye-tracking pour mesurer l’efficacité des emballages et publicités dans les magazines. On étudiera plus tard le regard des individus sur des pages web et maintenant sur des smartphones.

1968. L’instituteur et éducateur français Fernand Deligny fonde un réseau d’accueil d’enfants autistes dans les Cévennes. Il met en place un environnement dans lequel les enfants vivent auprès d’adultes non diplômés (ouvriers, paysans, étudiants). Il demande à ces éducateurs, qui n’en sont pas, de transcrire les déplacements et les gestes des enfants, ce qu’il nomme les « lignes d’erre ». Durant dix ans, les adultes tracent des cartes sur lesquelles ils reportent leurs propres trajets, puis ceux des enfants. Ces cartes ne servent pas à comprendre ou à interpréter les comportements des enfants, mais à voir ce qu’on ne voit pas à l’œil nu : un repère ou du commun à la croisée des lignes, des améliorations à apporter au milieu de vie ou encore l’effet des gestes des adultes sur les enfants. Bertrand Ogilvie aborde la dimension politique de ces cartes en ces termes :

Elles sont les cartes d’un pays où se cherche et se trame un monde commun capable d’inclure ou d’inscrire son propre bord, le cerne de ses exclusions, et où cohabitent les hommes définis (« l’animal politique disposant du langage ») et les hommes indéfinis. L’autisme, comme bord extrême du politique, introduit à sa suite dans ce commun les différentes figures de « l’homme sans » : le sans langage, sans comportement adapté, « l’homme sans qualité », sans propre et sans propriété8.

Mais pour Deligny, ce passage, ce « sans propre » est en même temps une autre sorte de « nature » : « une manière d’être dans la nature qui privilégie le “dans”, le site, le lieu, le repérer9. »

1990. Total Recall est le premier long métrage à utiliser la capture de mouvement en production. Enfin presque. Les données enregistrées pendant la séance de motion capture n’ont finalement pas pu être utilisées. Cet échec n’empêchera pas le film de gagner un Oscar pour ses effets spéciaux et la technique de connaître par la suite un succès considérable.

2008. Dans Deep Play, le cinéaste allemand Harun Farocki dissèque la finale de la coupe du monde de football 2006. Douze écrans donnent à voir des images officielles du match, des diagrammes des déplacements des joueurs en temps réel ou encore la reconstruction en 3D de phases décisives du jeu. L’évaluation du jeu en temps réel fait écran à ce qu’on peut percevoir et emmagasiné : le spectateur est le témoin d’une avalanche de donnée. Et sondé de la sorte, le jeu est susceptible de changer en retour. On ne joue évidemment plus de la même manière quand on doit répondre non seulement du score de l’équipe, mais aussi de ses propres performances statistiques et de ses trajectoires décortiquées. Farocki commente : « Tant d’intelligence humaine pointée sur une surface de quelques centaines de mètres de gazon ! […] Ils font finalement avec le football ce qu’ils ont fait pour les usines, les champs de batailles. »

Figure 6

Figure 6

Harun Farocki, Deep Play, 2008.

Dans Auge/Maschine (Œil/Machine) réalisé en 2001, Farocki, analyse et met en perspective ce qu’il nomme les images opératoires. Ces images filmées, notamment par des caméras fixées sur les armes elles-mêmes, n’ont pas pour but de représenter le monde, mais de faire partie d’une opération, de guerre en l’occurrence. Accompagnées des systèmes de pattern recognition et d’object tracking, elles permettent de marquer et de suivre des cibles. La détection et l’analyse des mouvements servent ici des opérations de ciblage.

2010. Le renseignement américain développe une surveillance fondée sur l’activité consistant à suivre plusieurs individus à travers différents types de réseaux pour définir des « schémas de vie » et de nouvelles cibles à neutraliser. Letitia Long, directrice de la National Geospatial-Intelligence Agency écrit : « aujourd’hui le renseignement consiste à chercher dans un océan un objet qui peut être, ou non, un poisson. Ça peut être n’importe quoi, et ça peut être important, mais au départ, on n’est même pas sûr que ça existe10. » Ces inconnus pourront être découverts grâce au traitement des données appliqué à des trajectoires de mouvements. Et Chamayou de noter :

La définition du « normal » dont ces systèmes disposent est purement empirique : elle est apprise par la machine sur la base de relevés de fréquences et de répétitions. Et c’est un écart avec de tels schémas de régularité – une anomalie plutôt qu’une anormalité – qui déclenchera des « alertes de comportement anormal » […] alors qu’un écart singulier peut être interprété de diverses manières, par exemple « comme un échec ou comme un essai, comme une faute ou comme une aventure », ce genre de dispositif paranoïaque va se mettre à le signaler comme une menace potentielle11.

Réactivations artistiques : vers une nouvelle méthode graphique

La méthode graphique de Marey a évolué en un peu plus d’un siècle et les procédés mis en œuvre pour enregistrer les mouvements et les visualiser se sont largement transformés. Des similitudes formelles persistent, mais les usages et les objectifs visés par ces techniques peuvent être totalement opposés. Je vais maintenant m’attacher à décrire un certain nombre d’expériences artistiques au cours desquelles j’ai retravaillé cette matière singulière.

En premier lieu, cette histoire, nous pouvons la retraverser pour la donner à voir à nouveau. Dans un film co-écrit avec Grégoire Chamayou et réalisé avec des danseurs de l’Opéra de Paris12 (Fig. 7), nous nous sommes servis des dates clés de cette chronologie pour réaliser un film qu’on pourrait qualifier « d’essai documentaire chorégraphié ». L’écriture de cette chorégraphie, créée pour la caméra, s’est faite avec 5 danseurs de l’opéra de Paris en utilisant les descriptions et résultats scientifiques comme autant de notations chorégraphiques ou de partitions. Ce « stage de danse » particulier consistait à partager cette histoire et à constituer un vocabulaire gestuel commun à partir de questions du type : comment l’homme boite-t-il ? Qu’est-ce qu’un comportement anormal ? Les protocoles de Soret, Marey ou Demenÿ sont convertis en une série de « tâches » dans le sens qu’ont pu lui donner Anna Halprin ou Yvonne Rainer. Il en sera de même pour les expériences de mesure du regard d’Alfred Yarbus qui trouvent leur activation sous la forme d’un « solo » d’une danseuse manipulant littéralement le regard de ses mains ou encore les théories fumeuses du renseignement américain rejouées dans une transe absurde et cathartique. Le travail avec les danseurs sous la forme d’ateliers permet de redistribuer ces connaissances pour mieux les interroger et les comprendre. L’œuvre est à double-fond, elle se donne à voir comme film, mais donne aussi lieu à des activations diverses (ateliers, stages ou situation). La mesure des déplacements est l’occasion de définir un cadre de travail et de réflexion avec un groupe de personnes directement concernées par l’objet de la mesure.

Figure 7

Figure 7

Julien Prévieux, Patterns of Life. Vidéo HD, sonore, 15’30”, 2015.
Photographie de plateau © Julien Prévieux

Un autre exemple d’expérience de ce type est celle que j’ai pu mener avec les policiers de la brigade anti-criminalité. En 2011, puis en 2015, après de nombreuses discussions menées avec Isabelle Bruno et Emanuel Didier, deux sociologues étudiant les processus d’évaluation quantitative des services publics, j’ai mis en place des ateliers de dessin avec des policiers à Paris, dans un premier temps, puis à Houston. L’objectif de cette expérience était d’apprendre à dessiner, manuellement, ce qu’on nomme des « diagrammes de Voronoï », des cartes de crime recensant des délits récents. Ces diagrammes permettent de référencer spatialement le nombre de délits comptabilisés ; ils rendent visible la quantification de la délinquance et font partie des multiples outils de cartographie de la criminalité (crime mapping) intégrés aux systèmes de type CompStat13. Destinées à visualiser les délits en temps réel, d’une manière toujours plus efficace, ces cartes sont censées optimiser le travail de la police. Habituellement, ces schémas sont tracés par des ordinateurs : les agents sur le terrain font remonter l’information au serveur et un programme renvoie automatiquement le graphique mis à jour que les policiers peuvent alors consulter. J’ai proposé à des policiers de dessiner ces diagrammes à la main, en prenant le temps d’exécuter, une par une, les différentes étapes de l’algorithme. L’exercice est lent et laborieux, et nécessite une grande rigueur. L’atelier se déroulait sur le temps libre des policiers, on se retrouvait chez eux ou à mon atelier pour ces cours de dessin « particuliers ».

Figure 8

Figure 8

Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du xive arrondissement de Paris, 2011-2015. Dessins réalisés par les policiers Stéphane Dupont, Benjamin Ferran, Gérald Fidalgo, Mickaël Malvaud et Blaise Thomas.
Courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris.

Avec cette technique de dessin traditionnel, la visualisation en temps réel est évidemment mise à mal : les schémas sont terminés beaucoup trop tard, l’outil perd sa fonction d’optimisation. Mais ce qu’on perd en efficacité, on le gagne sur d’autres plans. Premièrement, les policiers vont pratiquer le dessin de manière régulière et intensive pendant plusieurs semaines. Et en cas de vente des œuvres, les bénéfices sont répartis à part égale entre l’artiste et les participants de l’atelier. Le policier devient donc, pour un temps, un artiste professionnel. Deuxièmement, l’exploration approfondie de l’algorithme à l’origine des diagrammes permet de reprendre la main sur une technologie qui en occulte les différentes étapes. Le processus de construction géométrique, rendu opaque par la vitesse de calcul et de tracé des ordinateurs, est révélé par le dessin manuel. La dimension « artisanale » favorise la réappropriation d’un certain savoir-faire là où l’informatique déconnecte totalement l’outil de l’expérience commune. Enfin, la construction d’une telle situation favorise les discussions entre les participants sur les transformations récentes de la police et l’implantation des nouvelles méthodes de travail. Ces nouvelles approches managériales étant également accompagnées d’un ensemble de discours sur la « prise d’initiative » et « l’inventivité » des agents, il s’agissait de prendre à la lettre ces injonctions pour mieux se réapproprier ces techniques d’optimisation du travail policier et les faire dériver vers le point ultime où elles allaient pouvoir devenir un loisir du dimanche, un équivalent contemporain, dystopique et poétique, des maquettes en allumettes ou du tricot14.

Figure 9

Figure 9

Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du xive arrondissement de Paris, 2011-2015. Dessins réalisés par les policiers Stéphane Dupont, Benjamin Ferran, Gérald Fidalgo, Mickaël Malvaud et Blaise Thomas.
Courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris.

Suite à cette expérience, j’ai monté en mai 2013 à l’invitation du Frac Île‑de‑France/Le Plateau un atelier similaire à certains égards. Je proposai aux participants de discuter les effets des approches quantitatives sur les institutions culturelles. Nous avons parlé financement, base de données, chiffres de fréquentations, influence des évaluations quantitatives sur les politiques culturelles… Au fil des discussions nous avons évoqué les effets pervers de la quantification à tout prix et poussé sa logique dans ses retranchements. Peut-on repérer les zones les moins vues des œuvres ? Faut-il modifier une œuvre en fonction des regards portés sur elle ? Comment améliorer le regard d’un visiteur sur une photographie, un film ou un tableau ? Autant de démonstrations par l’absurde des limites de l’optimisation forcée. Nous avons alors mené une expérience de mesure oculométrique sur site. Il s’agissait d’étudier les regards des participants sur les œuvres d’art montrées dans l’exposition en cours. Nous avons enregistré les mouvements des pupilles, grâce à un système bricolé, mais analogue aux expériences habituelles : une caméra infra-rouge capturait les regards, tandis qu’un logiciel de tracking vidéo permettait de tracer les mouvements de pupilles. Nous avons décidé de considérer les productions géométriques fabriquées par ces enregistrements pour elles-mêmes. La visualisation des différents mouvements oculaires a produit autant de diagrammes aux qualités visuelles intéressantes. Nous avons profité du temps intermédiaire entre deux expositions pour reporter ces tracés au mur : après avoir décroché les œuvres et s’être munis de bobines de laine et de colle à chaud, nous avons dupliqué sur les cimaises, en lieu et place des productions artistiques, les différents mouvements des yeux. Dès lors, l’exposition initiale n’était plus visible que sous la forme de traces, de regards-fantômes, dont le résultat final a pu être visité par les regardeurs eux-mêmes regardant leurs propres regards.

Figure 10

Figure 10

Julien Prévieux, Projet Datumo ! au Frac Ile-de-France, 2013.
© Martin Argyroglo.

J’ai poursuivi cette pratique de l’oculométrie de deux manières. Sur la Piazza du Centre Pompidou, tout d’abord, j’ai monté un petit laboratoire sauvage proposant aux touristes d’enregistrer leurs regards sur les reproductions en cartes postales des œuvres d’art de la collection du musée national d’art moderne. La visualisation des différents mouvements oculaires a produit un ensemble de diagrammes montrés ensuite dans une installation présentée au Centre Pompidou et voisine des œuvres ayant servie aux enregistrements.

Figure 11

Figure 11

Julien Prévieux, Atelier d’oculométrie sauvage, piazza du Centre Pompidou, 2015.

Ces mouvements visualisés sur des écrans de sérigraphie semi‑transparents et enchâssés dans une structure rappelant la fenêtre d’Alberti favorisaient les imbrications des regards façon matriochkas : un regardeur pouvait regarder le regard d’un autre regardeur au travers d’un autre regard, tout en croisant le regard d’un autre regardeur. À l’université de Lille ensuite, j’ai dirigé un atelier avec des étudiants du Master Arts plastiques et de l’école d’art. Ce workshop a conduit à la réalisation, en collaboration avec Nathalie Delbard et Nathalie Stefanov, de l’exposition Fixations, saccades et autres trajectoires désordonnées qui est documentée dans cet opus. Nous avons considéré l’oculométrie comme sujet d’étude et terrain de jeu artistique : les étudiants l’ont mise en écho avec d’autres recherches sur le mouvement. Ils ont détourné ses méthodes pour mieux se réapproprier ses résultats.

Conclusion : réinventer les usages des technologies de visualisation

La dimension artistique des approches quantitatives n’est finalement jamais mieux perceptible que lorsqu’on les considère comme autant d’outils destinés à la fabrication de formes et de situations. En se concentrant sur leurs qualités visuelles singulières et en rediscutant les réalités qu’elles construisent, on en modifie l’objet en profondeur : l’évaluation et l’optimisation cèdent la place à la constitution de communautés temporaires utilisant ces outils pour mieux concevoir des expériences esthétiques.
Cette nouvelle méthode graphique consiste donc à proposer d’autres usages de ces technologies de mesure et de capture pour activer leurs capacités critiques et libérer leurs potentialités ludiques et graphiques.

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Marey Étienne-Jules, La méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine, Paris, Éditions G. Masson, 1885.

Notes

1 Étienne-Jules Marey, La méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine, Paris, Éditions G. Masson, 1885, p. 1. Return to text

2 Édouard Quénu et Georges Demenÿ, « Étude de la locomotion humaine dans les cas pathologiques », Académie des Sciences, Comptes rendus du 28 mai 1888, p. 2-3. URL: https://salamandre.college-de-france.fr/pleade/functions/ead/detached//13Fi/13Fi4/13Fi4-etude-locomotion-humain.pdf [consulté le 13 décembre 2024]. Return to text

3 Grégoire Chamayou, « Avant-propos sur les sociétés de ciblage. Une brève histoire des corps schématiques », Jef Klak, 2 (septembre 2015). URL: https://www.jefklak.org/avant-propos-sur-les-societes-de-ciblage/ [consulté le 13 décembre 2024]. Return to text

4 Marta Braun, Picturing Time: The Work of Étienne-Jules Marey (1830‑1904), Chicago, University of Chicago Press, 1995. Return to text

5 Étienne-Jules Marey, « séance du 25 juin 1883 », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, t. xcvi, p. 1813-1881. URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3052k/f1812.item [consulté le 13 décembre 2024]. Return to text

6 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l’agglomération parisienne. Tome premier. L’espace social dans une grande cité, Paris, Presses universitaires de France, 1952, p. 106. Return to text

7 Guy Debord, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, 9 (décembre 1956). URL: http://debordiana.chez.com/francais/levres9.htm [consulté le 13 décembre 2024]. Return to text

8 Bertrand Ogilvie, Cartes et lignes d’erre : traces du réseau de Fernand Deligny 1969-1979, Paris, Éditions L’Arachnéen, 2013, p. 405. Return to text

9 Ibid., p. 405. Return to text

10 Letitia Long, “Activity Based Intelligence Understanding the Unknown”, The Intelligencer: Journal of U.S. Intelligence, 20 (2), Fall/Winter 2013, p. 7. Return to text

11 Grégoire Chamayou, op. cit. Return to text

12 Le film peut être consulté en ligne à l'adresse suivante : https://previeux.net/fr/videos_Patterns.html [consulté le 9 janvier 2025]. Return to text

13 Compstat est un cadre de management de la performance utilisé récemment par certaines polices européennes et américaines. Compstat fournit notamment aux forces de police de nouveaux outils statistiques et de nouveaux outils de visualisation, ainsi qu’un cadre d’évaluation du travail basé sur la comparaison permanente entre les agents, les districts ou les périodes. Return to text

14 Le projet en question est décrit en détail dans : Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux, Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Paris, Éditions La Découverte, 2014. URL : https://www.editions-zones.fr/lyber?statactivisme [consulté le 8 janvier 2025]. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Julien PRÉVIEUX, « La nouvelle méthode graphique », Déméter [Online], Hors-série | 2024, Online since 29 janvier 2025, connection on 06 février 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1775

Author

Julien PRÉVIEUX

Julien Prévieux est un artiste pluridisciplinaire qui explore les relations entre les technologies contemporaines, les dynamiques sociales et les systèmes économiques. À travers des œuvres mêlant vidéos, installations, performances et dessins, il développe une pratique critique et performative, souvent empreinte d’humour, qui vise à révéler les mécanismes implicites et les dérives des structures dans lesquelles il s’immerge. Lauréat du Prix Marcel-Duchamp en 2014, il a exposé dans de nombreux musées et centres d’art en France et à l’international, ainsi que dans plusieurs biennales majeures. Il enseigne aux Beaux-Arts de Paris depuis 2019.

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