Introduction
Dork Zabunyan, que je remercie pour son invitation, m’a fait l’amitié de m’associer à cette publication sur l’oculométrie. Et, surtout, il a pris la peine de faire réaliser une mesure oculométrique de trois regards à l’œuvre, si j’ose le formuler ainsi, de trois regards au travail devant une courte séquence d’un film d’Harun Farocki, Die Schöpfer der Einkaufswelten (Les Créateurs des mondes de consommation, 2001). Un film dans lequel le réalisateur (disparu en juillet 2014) a interrogé des ingénieurs, des architectes ou des spécialistes du marketing travaillant à la planification de l’espace d’un centre commercial.
Dans la séquence que j’ai choisie, on observe le calibrage de l’œil d’un client potentiel, afin de pouvoir calculer ensuite ses points d’impact oculaire au sein de la pléthore d’enseignes, d’affiches et de stimulations marchandes en tout genre qui tapissent les murs des galeries dans cet antre consumériste. Si bien que le tracé oculométrique de cette séquence elle-même oculométrique nous présentera une sorte de palimpseste des regards, une stratification qui me conduira à proposer quelques réflexions sur la mesure – ou l’absence abyssale de mesure – des regards mesurés. Il s’agira donc de dégager les enjeux d’une oculométrie en abîme, pour ainsi dire, d’une oculométrie de l’oculométrie.
Avant d’y venir, je voudrais toutefois situer brièvement le développement inouï des techniques oculométriques auquel on assiste aujourd’hui dans l’histoire à la fois longue et courte de ce que j’appellerai des dispositifs vidéo-ascensoriels. Je ne pourrai qu’esquisser à peine ici, la passionnante généalogie qui conduit des « chaises volantes » du xviie siècle – comme celle qui fut réalisée en 1743 à Versailles, avec des poulies, des cordes et des contrepoids, par Blaise-Henri Arnoult, par ailleurs concepteur de la machinerie scénique de l’Opéra royal du Château (l’appareil élévateur était destiné à Madame de Châteauroux, l’une des favorites du roi, qui pouvait ainsi rejoindre ses appartements au troisième étage) – jusqu’aux escaliers et trottoirs mécaniques qui quadrillent, qui cartographient désormais partout nos déplacements de flâneurs consommateurs.
Il faudrait s’attarder longuement à analyser les documents historiques – brevets ou récits en tout genre – qui ont accompagné l’escalatorisation du monde, dont on peut mesurer la portée en rappelant cette statistique que j’emprunte à Rem Koolhaas : « il y […] a trois cents mille [escalators] dans le monde et leur nombre double tous les dix ans1 », déclarait-il dans un entretien paru en 2001 ; ou encore cette autre donnée chiffrée, peut-être plus impressionnante encore : c’est ensemble que les ascenseurs, escalators et autres trottoirs roulants du monde déplaceraient tous les trois jours l’équivalent de la population de la Terre2.
Je rappellerai rapidement quelques jalons importants dans cette histoire de la mobilisation mécanisée du regard. En 1859, Nathan Ames dépose le brevet de ses revolving stairs, des escaliers mécaniques dotés d’un mouvement de révolution permanente3. Cette première invention n’a toutefois donné lieu à aucun modèle connu. Il faut en effet attendre le brevet déposé à son tour par Jesse W. Reno, en 1892, pour que l’escalator, tel que nous le connaissons, commence à faire son apparition dans le paysage urbain4. Reno insistait sur le fait que son : « convoyeur infini ou ascenseur » (endless conveyor or elevator), capable de transporter « six mille passagers par heure », peut être installé en série et de façon à assurer un flot continu :
Un convoyeur ou un ensemble de convoyeurs [...] peut être utilisé pour monter d’un étage à un autre, et un élévateur ou un ensemble d’élévateurs [...] peut être utilisé pour descendre et convoyer des passagers d’un étage vers un étage inférieur, de manière à ce qu’il n’y ait pas d’arrêt des convoyeurs ni de changement de direction dans leurs mouvements, pour permettre à des foules ou courants de personnes de passer les unes à côté des autres dans des directions opposées, sans confusion ni rétention5.
Ce qui compte, l’apport principal de l’appareil, c’est donc la continuité ininterrompue du flux, chez Ames de même que chez Reno. Comme le dira plus tard un employé du grand magasin Marshall Field’s à Chicago, « les escalators apportent de la circulation dans les étages supérieurs, à l’instar du sang dans les veines6 ».
Mon hypothèse – elle restera schématique et je ne pourrai qu’en ébaucher la démonstration –, c’est que ces mobilisations du regard passent dans le monde du cinéma, dans ce que j’appelle avec Jean-Luc Nancy le cinémonde, non seulement en y étant mises en scène et racontées, mais aussi en y étant intégrées dans les parcours mêmes de la caméra, en s’y confondant littéralement avec les saccades du ciné-œil7. L’ascensorialité, l’escalatorialité, si j’ose dire, oscillent ainsi sans cesse entre l’espace diégétique de la narration filmique qui les donne à voir et le plan métadiégétique de la rhétorique des mouvements d’appareil qui permettent de les représenter.
Au sein de cette vaste archéologie d’une cinémobilité oculaire en chantier, je ne prélèverai que quelques moments, quelques scènes remarquables. Ils seraient à réinscrire au sein d’un récit qui nous ferait voyager, par exemple, depuis l’une des premières apparitions à l’écran d’un escalator dans The Floorwalker de Chaplin (1916) (Figure 1) jusqu’au mémorable travelling en tapis roulant au début de Jackie Brown de Tarantino (1997), en passant par les escaliers mécaniques charriant les zombies dans le centre commercial de Dawn of the Dead de Romero (1978).
Figure 1
Charlie Chaplin, The Floorwalker, 1916.
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Première scène
Pendant le générique des Marx au grand magasin (The Big Store, 1941) (Figure 2), le défilement vertical des images – à savoir le mouvement même de la projection cinématographique, qui fait se succéder les photogrammes sur la pellicule en train de se débobiner – se superpose et se confond très exactement avec la trajectoire de l’ascenseur : lorsque le point de vue du spectateur de ce générique monte d’image en image, comme s’il se hissait d’étage en étage dans le stock des marchandises exposées à la vente, la cinématographie du regard épouse la mécanique ascensionnelle qui est celle de l’acheteur gravissant les degrés du sanctuaire de la consommation.
Figure 2
Marx Brothers, Les Marx au grand magasin, 1941.
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Deuxième scène
C’est Brian De Palma qui a orchestré cette remarquable polyphonie escalatoriale dans Body Double (1984) (Figure 3-5), où l’on voit des ascenseurs dits panoramiques – c’est-à-dire extérieurs et vitrés8 – ainsi que des enfilades d’escalators qui embrayent ou engrènent (à la manière d’un engrenage) les regards qu’ils transportent dans des glissières qui seraient des équivalents, pour la perception dite naturelle, des grues et autres chariots (dolly) sur lesquels s’agence le cinéregard. En haut, en bas, en diagonale : la mécanisation des déplacements selon des rails striant l’espace dans toutes les directions va de pair avec autant d’aiguillages de la vision, que le réalisateur agence avec soin.
Qu’observe-t-on, en effet, dans ce centre commercial de Los Angeles où Jake Scully (Craig Wasson) suit la mystérieuse Gloria Revelle (Deborah Shelton), cette femme qu’il observait la veille, avec une longue-vue, depuis l’appartement qu’il occupe ?
Jake emboîte le pas à Gloria et monte derrière elle sur un escalator. La caméra les suit, en se synchronisant donc elle aussi avec le mouvement de l’escalier mécanique. Arrivés à l’étage, Gloria et Jake se dirigent vers un second escalator. Mais cette fois, la caméra les filme d’en haut, toujours plus haut, en se livrant à un long zoom arrière qui la fait passer d’un plan moyen à un plan général : on aperçoit peu à peu l’ensemble du mall, où l’on voit également un ascenseur panoramique qui monte. Or, ce mouvement optique de recul et d’élévation de la caméra s’effectue selon un axe remarquable : notre regard semble d’une part porté par des glissières verticales, comme s’il était embarqué dans un ascenseur qui serait le double de celui qu’on vient de voir filer vers le haut ; et, d’autre part, il rétrograde tout en restant dirigé vers Jake et Gloria en contrebas, si bien que le dézoomage trace une ligne oblique, une diagonale qui apparaît comme symétrique de celle de l’escalator que nous observons.
Figures 3 à 5
Brian de Palma, Body Double, 1984.
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Pourquoi insister, comme je le fais ici, sur ces détails, sur ce jeu virtuose des mouvements d’appareil imaginés par De Palma ? C’est que la caméra du réalisateur devient elle-même une sorte de body double, une doublure et de l’ascenseur, et de l’escalator. Une doublure indécidable, donc, doublant l’un ou l’autre mais aussi l’un comme l’autre, sans nous offrir aucun point de vue extérieur qui nous permettrait d’envisager du dehors le système des transports du regard. Nous les voyons, ces déplacements et ces échanges optiques, en étant nous-mêmes pris dedans, nous observons l’escalator ou l’ascenseur depuis un ascenseur ou un escalator, voire depuis un élévateur général qui tient à la fois de l’un et de l’autre sans les dépasser, sans les relever dans un troisième terme surplombant.
Bref, il n’y a sans doute pas de dialectique au sens courant dans cette économie des regards dont le mall filmé par De Palma devient le théâtre. Il y a des yeux qui glissent sur des glissières, qui semblent s’éloigner, s’écarter les uns des autres pour mieux se doubler et se redoubler, pour s’échanger au sein d’une révolution générale et permanente des points de vue dont aucun d’eux ne sort.
Ce qui veut dire aussi qu’on ne saurait simplement sortir du cinéma ou du shopping mall en leur opposant un regard non appareillé ou des espaces vierges, soustraits à ce que Rem Koolhaas appelle le junkspace9. Et si une telle vue hors circulation est inatteignable, c’est parce que le maillage marchand de la vision se poursuit plus que jamais aujourd’hui hors-film et hors-mall.
Bien au-delà du cinéma et des centres commerciaux, il y a en effet des « ascenseurs » partout, notamment sur les écrans qui nous accompagnent dans chacun de nos gestes quotidiens. Et les applications commerciales de l’eye tracking – une expression abyssale, si l’on y prête l’oreille, puisqu’on peut y entendre à la fois l’œil que l’on traque ou suit à la trace et l’œil que l’on équipe de rails ou de glissières (tracks) –, ces applications prolifèrent, sur Internet ou ailleurs10.
Troisième scène
Le 27 mai 2013, un article promotionnel dans l’édition suisse du quotidien gratuit 20 minutes (20min.ch) se faisait l’écho de l’événement publicitaire suivant :
Le jeudi 16 mai 2013, à la gare principale de Zurich, les passants avaient la possibilité de gagner un Samsung Galaxy S4 en utilisant simplement leurs yeux. Celui ou celle qui ne quittait pas des yeux le nouveau smartphone pendant une heure repartait avec ! Mais l’exercice n’était pas si facile que cela : un seul clin d’œil de côté, même furtif, et c’était perdu !11
Le smartphone en question détecte en effet les mouvements oculaires de l’utilisateur, en lui permettant notamment de contrôler avec ses seuls yeux la fonction ascensorielle baptisée smart scroll (pour faire défiler un texte à l’écran, par exemple). Autrement dit : le regard lui-même devient ici, immédiatement, un ascenseur ou élévateur (voire – pourquoi pas ? – un escalator).
Cette campagne de promotion est un signe ou un symptôme du stade avancé, du degré de développement auquel est parvenue aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler la voirie du regard. C’est également ce que donne à penser le remarquable film de Farocki, Die Schöpfer der Einkaufswelten.
Quatrième scène
Un œil à l’écran, le même qu’au tout début du film, avec une sorte de cible ou de mire se reflète au centre de l’iris, occupe très exactement l’espace du cercle noir de la pupille. La voix off s’adresse au sujet porteur de cet œil, au sujet de l’expérience, celui dont le regard doit être mesuré. Elle dit : « ok, regarde le point central ; le point en haut à gauche ; le point en haut à droite ; le point en bas à gauche ; le point en bas à droite » (ok, look at the center dot ; the upper left dot ; the upper right dot ; lower left dot ; lower right dot). L’œil cligne, la paupière se ferme et se rouvre (Figure 6‑8).
Figures 6 à 8
Harun Farocki, Les Créateurs de mondes de consommation, 2001.
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Le champ visuel est ainsi défini dans ses limites extrêmes et le dispositif de mesure du regard – l’appareil oculométrique effectuant le suivi des mouvements de l’œil – est paramétré, comme on dit, il est prêt à suivre tous les déplacements de la vision. Plan suivant : pendant que l’on voit trois écrans (à droite : le shopping mall ; en haut à gauche : l’œil qui regarde ; en bas à gauche : la mire qui, sur l’image du mall, indique où tombe le regard), la voix explique : « Ce qui se passe, c’est que, quand quelqu’un entre, il voit une série de scènes, qui dans ce cas représentent différentes scènes dans un centre commercial » (what happens is, when someone comes in, they see a series of scenes, in this case indicating different scenes of a mall). La scène commerciale et la scène filmique partagent le même lexique, l’une se dit dans les termes de l’autre. Gros plan sur le sujet regardant, dont les yeux se déplacent par saccades. La voix poursuit : « Ils marchent d’une scène à la suivante, chacun à son rythme, chacun restant aussi longtemps ou aussi peu qu’il le souhaite auprès de chaque scène, la regardant comme il veut » (They walk themselves from one scene to the next at their own pace, spending as much or as little time with each scene and looking at it as they choose). Contrechamp sur l’écran montrant l’image du mall tel qu’il est vu, avec la mire qui cherche, qui semble tâtonner à travers ladite « scène ».
Avec toutes ces « scènes » qui prolifèrent partout, on peut dire, je crois, que le cinéma, après avoir joué un rôle crucial dans la mécanisation du regard et dans la voirie oculaire de l’escalatorialité, le cinéma semble être définitivement sorti de lui-même. Il est, littéralement, hors de lui.
Je reviens un instant à la campagne promotionnelle pour le smartphone réagissant à la moindre de nos œillades. Car ce qu’elle disait aussi à sa manière, dans le défi qu’elle lançait sous la forme d’un jeu-concours apparemment innocent, ce n’était pas seulement que l’espace au sein duquel notre regard se déplace est balisé, cartographié dans toutes ses trajectoires. Elle énonçait également que ce regard est producteur de valeur parce qu’il travaille, parce qu’il est du temps de travail – c’est-à-dire une heure d’attention captive12.
Autrement dit : l’enjeu marchand des supports d’image d’aujourd’hui, dont ledit téléphone intelligent, n’est qu’un exemplaire parmi d’autres, ce n’est pas seulement que le regard devienne l’« équivalent général du mouvement », comme disait Deleuze en parlant de la caméra, de l’appareil cinématographique que nos yeux auront fini par incorporer ; c’est aussi et surtout ce qu’il décrivait comme : « l’échange dissymétrique, inégal et sans équivalent », à savoir « donner de l’image contre de l’argent », certes, mais encore et par-dessus le marché « donner du temps contre des images13 ».
La cinévoirie générale de l’ascensorialité, cette greffe oculaire qui finit par former la texture même d’un regard mis sur les rails de l’échangisme au sein du supermarché esthétique, c’est donc l’appareillage qui rend possible la valorisation du capital que j’appellerai iconomique : le regard à l’œuvre crée de la plus-value d’image – de la plus-vue, pourrait-on dire – dans l’exacte mesure où il constitue du travail supplémentaire, sans échange ni équivalent.
Regardons enfin, pour finir, l’expérience que Dork Zabunyan a généreusement fait réaliser pour nous, à savoir la mesure oculométrique de la mesure oculométrique mise en scène par Farocki (Figure 9-11).
Figures 9 à 11
Harun Farocki, Les Créateurs de mondes de consommation, 2001, (les points colorés sont les traces oculométriques de trois regards).
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Cinquième scène
J’écrivais, à propos de la séquence de Body Double, que la caméra de De Palma devient elle‑même une sorte de body double, une doublure et de l’ascenseur, et de l’escalator. Une doublure indécidable doublant l’un et l’autre, sans nous offrir aucun point de vue extérieur qui nous permettrait d’envisager du dehors le système des transports du regard. Nous les voyons, ces déplacements et ces échanges optiques, en étant nous-mêmes pris dedans, nous observons l’escalator ou l’ascenseur depuis un ascenseur ou un escalator, voire depuis un élévateur général qui tient à la fois de l’un et de l’autre, sans les relever dans un troisième terme surplombant.
Il me semble que telle est aussi la question que nous pose l’oculométrie de la séquence oculométrique de Farocki : il y a des yeux qui glissent sur des glissières, pour s’échanger au sein d’une révolution générale et permanente dont aucun d’eux ne sort.