Un discours qui nous parlerait plus qu’on ne le comprendrait : n’est-ce pas ce que vise cette forme, relativement présente dans l’art contemporain, qu’est la conférence-performance ? Cette manière d’articuler le savoir et le performatif, de mettre au jour la corporéité d’un énoncé théorique et de mettre en scène l’Inconscient du langage, mène à questionner de nombreuses oppositions comme celle, tenace, entre corps et esprit. La transmission du savoir, loin de la transparence, y apparaît dans toute sa matérialité, liée au corps et à un dispositif d’énonciation. À travers cette forme critique de performance langagière, c’est la ritualisation de la parole « savante » qui se trouve mise en jeu. Ne pourrait-on voir, dans cette incorporation et cette altération du « pur esprit », une résurgence de la figure de l’oracle, ce corps vecteur, traversé par de l’indicible et censé « délivrer » un « savoir » ? Qu’en est-il de la place et du statut du corps, en particulier féminin, dans l’acte de langage et vis-à-vis du savoir ? On suivra, pour nous éclairer, une « visite guidée » de Louise Hervé et Chloé Maillet1.
L’art de la logorrhée ou le savoir hystérique
C’est habillées d’un tailleur jupe noir, en escarpins bas et les cheveux tirés en chignon que Louise Hervé et Chloé Maillet accueillent le public, au Palais des Beaux-arts de Paris, pour une présentation intitulée « Agamemnon, le peintre, était fort laborieux »2. Telles des guides-conférencières un peu strictes, elles attendent que tout le monde soit là pour commencer la visite, avec l’amabilité et la modestie attendues des hôtesses. Parfaitement féminines, parce que sans excès, elles sont sérieuses et souriantes à la fois, semblant particulièrement investies dans leur rôle de « médiatrices du savoir » dans ce haut lieu de l’art3.
Entamant un récit voulu vivant sur l’art et les artistes liés à ce Palais des Beaux-arts, elles alternent les temps de parole, se prenant à partie ou s’appropriant l’une l’autre les silences laissés à la réflexion. Leur discours savant, très documenté, est cependant ponctué d’anecdotes. La gestuelle est un rien trop présente : les mains s’agitent, les corps ne tiennent pas en place. Elles paraissent passionnées voire complètement absorbées par leur sujet, faisant tout à coup des liens vertigineux ; elles semblent alors en oublier de garder leur place et envahissent l’espace et le présent des spectateurs de leurs récits exaltés. Ce flot de paroles tend à devenir engloutissant.
Cette logorrhée animant leur corps serait-elle le symptôme d’une sorte d’hystérie théorique ? Cet apparent verbiage alimente tout au moins les préjugés courants sur la féminité (les femmes étant réputées bavarder et s’agiter pour ne rien dire d’important) comme la doxa psychanalytique (« elles ne savent pas ce qu’elles disent4 »). Et ce n’est pas sans ironie que Louise Hervé et Chloé Maillet exercent sous l’acronyme iiii, International Institute for Important Items (hi hi hi hi ou aïe aïe aïe aïe ?). S’arrêtant sur des détails a priori « insignifiants », usant d’anachronismes et d’éléments de la culture populaire pour rendre « accessible » le récit historique, Louise Hervé et Chloé Maillet semblent simplifier à outrance les choses tout en les complexifiant en fait, spécialistes qu’elles sont du déplacement des valeurs.
Utilisant la petite histoire pour dire la grande, elles brouillent la frontière entre faits et suppositions, entre parole d’autorité et avis subjectif et mènent par là à réévaluer l’opposition entre récit et fiction, réel et mythe5. Le savoir, loin d’en sortir simplement bafoué, se voit également interrogé dans sa capacité à dire vrai, à dire juste, à s’adresser à tout un chacun, à exister en dehors de sa mise en scène et en dehors des corps qui le portent : il apparaît comme inévitablement « situé »6.
Interprètes d’un savoir dont on ne peut vérifier le caractère véridique, d’une histoire qui pourrait bien être celle des oublis, elles donnent à repenser la temporalité et les modalités d’inscription de l’Histoire, activant une mémoire inconsciente à travers les images qu’elles déploient. C’est ainsi de façon subversive qu’elles s’intéressent à l’archive et qu’elles brandissent des « preuves » douteuses, des pièces à conviction démesurément grandes. La reconstitution devient burlesque et souligne très sérieusement la dimension nécessairement interprétative de l’histoire-même, ainsi que le devoir critique d’interprétation face à l’histoire7. Les « techniques » du savoir sont utilisées pour mieux asseoir une subjectivité ; le protocole du discours donne du crédit à une parole déstabilisante qui met en doute l’autorité (de l’histoire, du savoir, du langage).
Il y a, dans ces « performances didactiques » (ainsi qu’elles les nomment), une déconstruction du savoir, du discours sur l’histoire et, par là même, des mythes relatifs à la création, du mythe du génie créateur hors des contingences matérielles. Cette dimension apparaît particulièrement ici du fait de l’inscription de cette performance dans le Palais des Beaux-arts, écrin de cette institution de l’art que fût l’académie des Beaux-arts. Louise Hervé et Chloé Maillet relèvent par exemple avec malice les échecs successifs de Jacques-Louis David (1748-1825) au Prix de Rome8, manière de dire que les grands noms de l’Histoire de l’art sont également des individus inscrits dans une carrière (motivée par le désir de réussite et régie par des institutions).
L’amphithéâtre de la performance artistique
Prenant, à la fin de leur parcours, la parole dans l’hémicycle des Beaux-arts, elles donnent à voir ce qui se joue d’une forme de performance dans la construction du statut d’artiste, soulignant les accessoires et attributs désignant ces grandes figures de l’art ici représentées. Dans La Renommée distribuant des couronnes couvrant les murs de cet amphithéâtre, Paul Delaroche (1797-1856), connu comme peintre d’histoire, déploie la grande Histoire occidentale de l’art (son histoire de l’art voulue universelle), mettant en scène, à travers ses « héros », l’art de tous les temps (son art voulu de tout temps), rassemblant en un lieu et un moment fictif ces artistes d’exception (Phidias, Apelle, Giotto, Raphaël, Dürer, Poussin…).
Évidemment, dans ce panthéon académique de l’art, nulle artiste femme. Les figures féminines sont des incarnations de l’art ou des allégories, comme cette figure centrale de la « Renommée », bizarrement dénudée (si l’on se réfère à l’iconographie habituelle), distribuant des couronnes. Et ce n’est pas sans intention subversive que Louise Hervé et Chloé Maillet se trouvent en position d’être couronnées et nous engagent à démocratiser ce couronnement, en en montrant la vacuité. La Renommée, cette messagère des dieux, y apparaît comme l’instrument d’un pouvoir (la réification du corps féminin étant l’indice assez classique de ce pouvoir), l’accessoire essentiel de ce rituel d’intronisation.
Commentant avec délectation le réalisme de cette peinture, le souci documentaire visible dans certains détails des costumes, Louise Hervé et Chloé Maillet suggèrent ce faisant combien l’anecdote historique peut faire l’histoire et combien la reconstitution participe de l’instauration. C’est ainsi, comme à leur habitude, à une vaste mise en abîme qu’elles procèdent, leur performance en train de se dérouler faisant écho à cette peinture, cette dernière pouvant être vue comme une représentation assez grotesque de la « performance » artistique, une illustration « scientifiquement » appuyée du mythe du génie créateur.
C’est tournant le dos à la scène de cet amphithéâtre, lieu de consécration des lauréats, que les spectateurs de la performance de Louise Hervé et Chloé Maillet donnent corps et vie à cette assemblée, à cette histoire sublimée et désincarnée de l’art, devenant acteurs d’un moment artistique qui est un moment de rencontre et de vie loin de la simple admiration9. Où l’on saisit, dans cet acte de reconstitution subjective, ce que la performance réclame de participation et, plus largement, ce que tout art suppose d’adhésion. L’art apparaît ainsi dans son lien au discours et au pouvoir, comme véhicule privilégié d’une idéologie (de l’art).
Les figures institutionnelles que Louise Hervé et Chloé Maillet incarnent ne servent qu’à mieux mettre en critique l’instauration tant du savoir que de l’art. Dans leurs performances, leurs corps deviennent vecteurs d’histoires, vecteurs de l’Histoire : le discours et le savoir s’incorporent. L’Histoire se rejoue au présent ; elle s’incarne. La reconstitution se fait performance, le savoir-même est performé. Prêtant leur corps aux conventions, aux assignations, ces prétendues passeuses infiltrent en fait le discours, interprètes du refoulé de l’art, figures d’une altérité du discours sur l’art, d’une altérité du langage. Performant l’histoire du lieu, performant l’histoire de l’art, elles révèlent le lien entre performance et affirmation de subjectivité, et donnent à voir la performance comme résistance possible à l’académisme, comme résistance aux catégorisations enfermantes.
En s’appropriant le discours sur l’art, Louise Hervé et Chloé Maillet débusquent les enjeux de pouvoir derrière la liberté affichée de l’art et l’universalité voulue de ses critères d’appréciation. Mettant en lumière les idéologies de l’art et bouleversant par leur performance langagière les règles du jeu de l’art, Louise Hervé et Chloé Maillet réactivent cette dimension politique, réflexive et subversive liée à la performance10. La frontière entre savoir et performance, comme celle entre art et vie, se brouille. Ce décloisonnement mène à interroger la prétendue neutralité du savoir, sa prétention à l’universalité. Moyen privilégié d’inscription d’une subjectivité, la performance est en effet un acte d’incorporation. Mais incorporer le savoir, qu’est-ce que cela implique ?
Performer le savoir11
Performance et savoir : ces deux termes désignent a priori des domaines étrangers l’un à l’autre et, mis côte à côte, ne sont pas sans réveiller cette vieille opposition entre corps et esprit avec, d’une part, l’action, le geste et, de l’autre, la réflexion, la théorie. Leur association ne permettrait-elle pas justement d’ébrécher cette polarisation si structurante et de pointer les enjeux relatifs à l’énonciation du savoir, la corporéité à l’œuvre dans sa transmission ? Ce pourrait être une façon de mettre en lumière la manière dont la performance et le savoir, le corps et le langage, s’altèrent réciproquement. Au contact d’un corps soumis à des changements d’états, le savoir oralisé y apparaîtrait dans toute sa matérialité et sa force d’agir.
Performance et savoir ont en commun d’être des espaces symboliques d’énonciation, d’affirmation, d’instauration. Une pratique les réunit : celle de la mise en scène voire de la ritualisation de la parole12. Lieu privilégié de transmission du savoir, la conférence s’avère en effet être, sous son apparente transparence académique ou sociale, un exercice relevant de la performance, avec son protocole et ses accessoires.
Dans cette perspective, la conférence-performance, dont Jean‑Philippe Antoine a souligné la récurrence dans le champ contemporain ainsi que les enjeux, mérite un intérêt particulier13. Articulant et déconstruisant dans le même temps un prétendu savoir, cette forme apparaît foncièrement critique ; elle mène en outre à concevoir assez littéralement le langage comme matériau, le savoir comme matière à travailler. S’y trouve souligné ce qui ne peut qu’affleurer (et aspire à l’invisibilité) dans une conférence : le dispositif et la corporéité. Face au « contenu » d’une conférence-performance, surgissent des interrogations concernant la légitimité de la parole, son statut, son pouvoir.
Utiliser la théorie ou le savoir comme matériau artistique renvoie à tout un champ d’expérimentations mettant au centre le langage et ses modalités d’énonciation, mais aussi une dimension réflexive de l’art, qu’il s’agisse de Dada, de Fluxus, d’Art and Language, de certaines performances ou encore de poésie sonore. La forme de la conférence-performance manifeste très clairement cette filiation et cette articulation entre savoir et performance qui est aussi un brouillage voulu des frontières entre les domaines. Ne relevant d’aucun champ en particulier et articulant du texte, elle s’avère être un objet propice à la remise en question de certaines oppositions.
Par sa singularité, cette forme hybride invite à poser autrement des questions massives : Comment le savoir se transmet-il ? Sait-on ce que l’on transmet (concept, affect, idéologie…) ? Quel savoir ? Les liens entre des champs a priori distincts se tissent, obligeant à revoir certaines catégories, comme art et connaissance14. Spectateurs d’une conférence-performance, sommes-nous face à une mise en scène artistique ou impliqués dans un rituel social de transmission ?
Ces questions en soulèvent d’autres : Qu’est-ce que le savoir fait au corps ? Qu’est-ce que le corps fait au savoir ? Le savoir a-t-il un corps ? Peut-il s’incorporer ? Incorporer le savoir, incorporer la théorie, ne serait-ce pas en altérer l’autorité et modifier les conditions de sa réception ? Et, de fait, une conférence-performance nous parle certainement plus qu’on ne la comprend. Rituel du savoir et rituel artistique se fondent : la ritualisation de la parole savante devient un espace critique de déplacement des identités.
À travers deux exemples phares, 21.3 de Robert Morris (1964) et L’art de la performance : théorie et pratique (1999) d’Esther Ferrer, on perçoit les enjeux relatifs à cette mise en scène singulière du corps et de la parole savante. Dans 21.3, Robert Morris prend place derrière un pupitre pour ce qui semble débuter comme une conférence classique mais les paroles entendues (l’introduction des Essais d’iconologie de Panofsky15) sont celles de sa voix enregistrée d’avec laquelle ses actions en direct se désolidarisent au fur et à mesure16. Dans L’art de la performance : théorie et pratique, Esther Ferrer s’installe à une table, annonce le titre de son intervention, puis entame sa lecture mais, de sa bouche, ne sort audible que le mot « performance » accompagné d’adjectifs, prépositions, adverbes… avec des intonations différentes. Puis, peu à peu, les actions du corps viennent plus massivement ponctuer ce texte en partie silencieux.
La confrontation du corps et du discours rend ce dernier matériellement présent, même si paradoxalement il est en deçà de la parole (enregistrement chez Morris, texte inaudible chez Ferrer). La disjonction entre corps et énoncé verbal (que ce soit par le décalage chez Morris ou par l’absence de cause à effet chez Ferrer) crée un espace d’investissement où la plasticité du langage et du corps peut s’épanouir. Révéler ainsi la ritualisation dont fait l’objet la parole mène à interroger les modalités d’énonciation du langage et du savoir. Et considérer le langage et le savoir comme matières revient à souligner leurs capacités transformatrices.
Forme critique de performance langagière, contre-performance verbale, la conférence-performance installe confusion et doutes, investit les failles, provoque des collisions. Elle procède à un démontage du savoir, du langage, relevant d’un savoir-montage tel que Georges Didi-Huberman a pu le définir à propos de l’approche warburgienne de l’histoire de l’art17. Dans cette perspective, « Performer le savoir », comme le font exemplairement Louise Hervé et Chloé Maillet, serait donc une manière de mettre en mouvement le savoir, obligeant non seulement à une prise en compte du champ disciplinaire investi, mais encore des dimensions anthropologiques, philosophiques ou/et psychanalytiques présidant à son énonciation.
L’altérité du performatif
Dans cette configuration, propre à la conférence-performance, le discours devient acte et fait directement écho aux actes de langage (quand dire c’est faire), au performatif défini par John Austin, philosophe anglais, dans sa conférence de 1955 « How to do Things with Words »18. Au-delà de l’énoncé performatif, cette théorie manifeste le lien inextricable du langage au corps, aux dimensions sociales et psychiques. Le caractère neutre et objectif du langage se trouve ébranlé, l’efficacité de l’acte de langage dépendant en effet d’un contexte et du statut du locuteur.
Et que fait le corps au langage, sinon d’emblée le sexuer ? Un corps parle et ce corps a un sexe ; cette parole a un sexe. Le langage (du savoir) aurait-il un sexe ? Dans Les mots et les femmes, Marina Yaguello révèle cette dimension sexuée du langage19. Par ailleurs, de Luce Irigaray à Hélène Cixous, en passant par Catherine Clément et Julia Kristeva, l’idée d’une parole des femmes, non soumise à la logique masculine du langage, s’est particulièrement exprimée, soulignant en creux la non neutralité (sexuée) du langage et son articulation au savoir et au pouvoir20.
Shoshana Felman, en rapprochant la théorie du performatif d’Austin de la théorie lacanienne pointe, avec pour fil conducteur la figure de Don Juan, la manière dont le langage est traversé par l’Inconscient et le désir. Elle s’intéresse à ce qui se joue entre connaissance et jouissance. Il y a, selon elle, un donjuanisme du langage, une altérité qui relève du performatif, d’un scandale, d’une promesse qu’on ne peut tenir21. L’acte de langage s’y trouve révélé dans toute sa puissance mais aussi dans son altérité fondamentale (du fait de son lien au désir).
Pour Lacan, l’autre du langage, l’au-delà du langage, l’Inconscient du langage est du côté du féminin. La position d’ignorance de la femme (qui n’est pas, ou pas-toute), est aussi une position d’exclusion (du langage) qui permet une critique du savoir-même et l’accès à la jouissance, à l’existence22. Cette association du féminin au sacré est toutefois ambiguë, comme l’association de la femme à la vérité dont Derrida a montré, à propos de Nietzsche, combien elle pouvait relever de ce qu’il nomme le « phallogocentrisme » et justifier l’exclusion de la femme du langage, du discours dominant, de l’histoire23.
Le savoir et le langage n’ont-ils pas sans cesse à être « déterritorialisés »24 ? Et la performance ne constituerait-elle pas le lieu privilégié de cette opération de déplacement ? Dans Le pouvoir des mots, Judith Butler souligne la possibilité de renversement, dans leur énoncé performatif, des mots25. Traversé, saisi, touché, blessé par le langage, le corps manifeste aussi, à travers la parole, la possibilité d’un empowerment. L’incorporation des mots apparaît ainsi comme un moyen d’agir, une façon d’inscrire une altérité.
« Délivrer » la parole du carcan du corps, du carcan du langage, du carcan des attendus d’articulation, de logique (qui fondent l’autorité) pour une parole subjective, non soumise à la loi des assignations sexuées, des discours réducteurs, des hiérarchisations, trouver la voix des corps, la voie des corps : cette problématique, au cœur de la performance, constitue également un enjeu théorique et méthodologique. En faisant l’hypothèse d’un rapport intuitif, corporel, performatif au savoir, que met-on en critique et que produit-on ?
Une « performance oraculaire », lieu d’une possible incorporation, d’une possible altération, d’une subjectivation, ne recèlerait-elle pas, sous le mythe de la parole d’un au-delà qu’elle semble véhiculer, quelque savoir crypté, quelque vérité indicible propre à déstabiliser les plus profondes constructions du réel ? Avec un discours, pourtant savant, procédant volontiers par associations d’idées, Louise Hervé et Chloé Maillet n’incarneraient-elles pas cette figure de la parole oraculaire féminine dans ce qu’elle a de plus paradoxal ?
Interprètes de l’indicible : la délivrance des sibylles
Sans doute faut-il rappeler combien la performance a participé de l’affirmation d’une subjectivité féminine26. Son essor, à la fin des années 60, en lien avec divers mouvements de contestation sociale, est contemporain de l’arrivée sur la scène artistique d’un nombre croissant d’artistes femmes. Dans ce contexte, le corps, et singulièrement le corps féminin, devient le lieu d’un débat, et un enjeu majeur27. Les pratiques performatives, moins marquées par une histoire de l’art phallocentrée que la peinture ou la sculpture, sont alors, comme la vidéo, particulièrement investies.
La performance, si elle met le corps au centre de la pratique artistique, constitue un acte politique, une prise de parole et une critique des représentations du corps, en particulier dans son lien avec le féminisme : elle est porteuse d’un discours sur le corps. Il y a donc d’emblée, avec la performance féminine, un rapport au savoir et à l’histoire, une dimension critique qui s’affirme. L’expérience par le corps, qui définit la performance, ne tient pas à sa seule présence physique car, plus fondamentalement, elle met au centre la place du corps, au sens politique, de l’artiste comme du spectateur. Cette insistance sur le corps et ses enjeux idéologiques ne va pas sans une réévaluation de la corporéité à l’œuvre dans l’art comme de l’économie des corps sexués dans la création28.
Quand l’artiste se met en scène dans la performance, et a fortiori lorsqu’il s’agit d’artistes femmes, le statut du créateur est interrogé dans son lien (sans doute constitutif) au mythe. Figure intermédiaire, transmetteur ou/et catalyseur, le performer tient une place particulière, proche du prêtre, du chaman ou encore du martyr. Le corps est censé délivrer un message, faire éprouver, transmettre des affects : impact des corps sur les corps et passage d’un corps individuel à un corps collectif. Pratique cathartique relevant du rite, la performance dialogue avec le mythe d’une façon singulière, souvent dans le même temps iconoclaste et iconophile ; elle est ainsi inextricablement liée aux représentations du corps. Aussi peut-on bien souvent y voir des réminiscences de figures archétypales, figures mythologiques de la métamorphose, de l’hybridité, icônes porteuses d’un message collectif.
Dans ce corps vecteur, traversé par de l’indicible, dépositaire de l’Inconscient à l’œuvre dans le savoir, tel qu’il apparaît de manière privilégiée dans le dispositif de la conférence-performance, ne pourrait-on voir une résurgence de figures oraculaires ? Ces corps de femmes « conférant » et « performant » le savoir (Esther Ferrer, Andrea Fraser, Louise Hervé et Chloé Maillet), ne réactivent-ils pas le pouvoir des antiques sibylles29 ?
Performer le savoir : ne serait-ce pas une façon d’accueillir l’altérité, de rendre son corps, comme celui aussi de la Pythie, ouvert à l’esprit30 ? Allier ainsi les régimes a priori opposés du « savoir » et de la « révélation » peut être paradoxal, voire dangereux. C’est cependant le moyen de sortir d’une définition étroite de l’un comme de l’autre et de réexaminer les enjeux de l’énonciation du savoir. Une façon, en tout cas, de réhabiliter cette part d’inspiration, mise à l’écart par une philosophie voulue rationnelle – et ce au risque d’un savoir desséché, comme le montre Marianne Massin31.
L’oracle, désignant tout à la fois le message et la personne « délivrant » ce message (comme si le corps était le message ou inversement), donne littéralement corps au savoir et manifeste une dimension inconsciente. Secoué, traversé, habité, investi d’une fonction, le corps de l’oracle est inspiré et inspirant, interprète dans le même temps d’une extériorité et d’une intériorité, dépositaire d’un savoir indicible. Savoir soufflé et savoir soufflant : n’y aurait-il pas un enjeu particulier pour les femmes dans ce passage possible d’une interprétation passive à une interprétation active ? L’interprétation, l’inspiration, a priori restreintes dans une tradition du corps objet, de la femme médium, ne pourraient-elles devenir des outils d’affirmation en tant que sujet ? Si la mise à l’écart de l’inspiration est aussi une mise à l’écart du féminin, qu’est-ce que sa mise en jeu réveille ? Quels liens se tissent entre geste de délivrance du savoir et geste de délivrance du corps ?
La parole des sibylles relève de l’Inconscient, d’un au-delà du langage, et transmet un savoir. À travers cette ritualisation du savoir, c’est le pouvoir de l’imaginaire, de la parole sur les actes, l’importance du psychisme et l’efficacité symbolique qui sont révélés. Mettre en scène le savoir, le jouer, le ritualiser, l’incorporer, revient à questionner la place de l’oralité et de la corporéité dans la transmission (l’acquisition) d’un savoir. C’est aussi poser la question du lien entre transmission du savoir et transmission du mythe, entre mythe, récit et vérité. La parole de l’oracle doit-elle être rangée du côté du mythe ? Quel crédit accorder alors à une telle parole ?
À travers leurs « performances didactiques », Louise Hervé et Chloé Maillet procèdent à une ritualisation du savoir. La conférence-performance y apparaît comme un lieu privilégié d’articulation entre mythe, rite et parole. Captivant leurs auditeurs, emportant leur adhésion, elles les impliquent dans un récit qui, pour véridique qu’il soit, semble toutefois les dépasser elles‑mêmes et basculer dans le mythe. Elles révèlent ainsi la puissance de l’oralité du savoir et les enjeux d’une transmission par la parole en même temps qu’elles questionnent la frontière entre mythe et réalité.
L’idée d’un discours parlant aux affects plus qu’à l’intellect n’est certes pas sans évoquer le fonctionnement « sur le modèle de l’art » des totalitarismes32. Et les « mythologies » de Barthes nous ont par ailleurs appris à nous méfier du mythe, véhicule privilégié de l’idéologie dominante33. Mais au-delà du danger possible, la transmission du mythe ne pourrait-elle relever d’un geste de délivrance, d’insoumission, de résistance ? Jean‑Pierre Vernant observe que les récits mythiques permettent, sous couvert de fable, d’exprimer ce qui, dans le langage courant, serait difficilement exprimable34. Cette possible dimension critique est également mise en évidence par Marcel Detienne qui souligne que le mythe, par son étymologie et son histoire, est une « parole de subversion »35. Il rappelle également le lien indéfectible entre mythe et parole36.
« Délivreuses » de mythes, interprètes de l’indicible, Louise Hervé et Chloé Maillet sont porteuses d’un savoir sibyllin, d’une parole sibylline. Mais le savoir n’est-il pas par essence sibyllin, à celui ou celle qui ne se l’est pas approprié ? Et ne l’est-il pas davantage encore lorsqu’il prétend à une universalité et à une objectivité absolue, à une neutralité ? Lorsqu’il apparaît comme la chasse gardée de certains, en excluant d’autres ? Empêchant l’interprétation, obligeant à la soumission, que délivre-t-il ? Et qui peut-il bien délivrer ? À cette approche du savoir prétendant à la Vérité, ne pourrait-on confronter une approche plus interprétative, plus psychanalytique, plus subjective, plus artistique ? Et ne serait-ce pas là le moyen de s’approcher d’une vérité ? Car c’est peut-être bien ce que nous enseignent ces conférencières « inspirées » : que la parole du savoir nécessite, paradoxalement, pour qui veut s’en saisir, une écoute flottante ; que le savoir suppose certes la connaissance mais réside aussi dans la libre association ; que ce n’est qu’en s’ouvrant à l’interprétation que le corps et l’esprit peuvent comprendre l’Histoire ; que la ritualisation du savoir est une des conditions de sa transmission.