Nous tenons à remercier Nathalie Boulouch pour sa participation à la conception et à l’organisation du colloque, dont ce numéro, qui lui doit beaucoup, se fait l’écho. Toute notre reconnaissance va également à Boris Charmatz, Sandra Neuveut, Marie Quiblier, Fatimas Rojas et au Musée de la danse partenaire du colloque de sa conception à sa mise en œuvre. Que les contributeur·rice·s reçoivent le témoignage de notre gratitude pour leur engagement et leur ténacité dans un contexte affecté par des mouvements sociaux contre un projet de loi qui porte gravement atteinte à la liberté de la recherche universitaire, ainsi que par les effets de la crise sanitaire. Nos vifs remerciements à Marion Le Nevet pour avoir accepté de nous confier l’entretien qu’elle avait réalisé avec Laurent Pichaud dans le cadre de ses recherches de master. Notre gratitude va aussi aux performeur·euse·s qui ont imaginé des formats adaptés à cette revue en ligne. Enfin, ce numéro n’aurait pu être mené à bien sans les relectures et les conseils avisés des chercheur·e·s sollicité·e·s pour l’expertise des textes.
La conférence-performance, qui constitue désormais une forme, peut-être même un genre à part entière, reconnu voire institutionnalisé dans le champ de l’art contemporain, s’est également imposée sur les scènes théâtrales et chorégraphiques. Par ce vocable aux contours mal définis, on désigne des pratiques très diverses qui, de la conférence à la performance, se déploient en un prisme de lieux, de modalités de discours et d’interprétations, renouvelant les formats spectaculaires. Cette forme rend bavards les arts les plus résistants à la parole – comme le montre bien la présence de la danse dans ce numéro –, transforme les fonctions habituelles du langage au théâtre et interroge de façon critique la discursivité conquise par certains arts qui ont combattu et dépassé depuis plusieurs décennies le mythe moderniste du silence des œuvres. Elle ouvre ainsi un espace de réflexion stimulant sur les usages du discours, tant dans les conférences que dans les formes scéniques adoptant ce format.
Il semble utile de prendre la mesure de l’expansion de la conférence-performance, de ses enjeux – qui ne sont pas seulement artistiques – et des conséquences de cette intense circulation. Si elle prend ses distances avec le format académique, ne s’expose-t-elle pas à un certain formatage lorsqu’elle intègre les institutions artistiques ? Le devenir de ces pratiques polyphoniques et polymorphes est, de fait, à double face : il témoigne autant d’une richesse inventive qu’il constitue une alternative attendue aux prises de parole des artistes ou un moyen de contourner des propositions spectaculaires plus dispendieuses. Quelle est, au demeurant, l’efficience critique de ces diverses expérimentations ? Déplacements spatiaux – entre lieux de savoir, scènes et espaces d’exposition –, recherches autour de la scénographie, critique de la représentation et des codes spectaculaires, remises en question du discours savant et théorique : comment ces différents décadrages affectent-ils l’expérience esthétique, placent-ils les spectateur·rice·s dans des postures indéterminées et ouvertes et sollicitent‑ils une réflexivité, à travers des régimes de visibilité et d’attention spécifiques ?
L’ensemble des contributions rassemblées ici et principalement issues du colloque « La conférence comme performance », organisé à l’université Rennes 2 en 2017, vient clore une recherche collective1 qui a commencé avec l’organisation en 2013 d’un premier colloque, « Conférences d’artistes : entre fiction théorique et geste artistique2 », suivi d’une journée d’étude, « Conférences hybrides : dispositifs et scénographies de la parole artistique3 », en 2016. Chacune des manifestations organisées au cours de ce cycle de recherche associait aux contributions académiques des conférences performées, afin de confronter des pratiques conférencières différentes et de donner à expérimenter les déplacements, parfois inattendus, et les variations subtiles, qui mènent de la conférence à la performance, et inversement. Par ce choix, il s’agissait d’interroger les rapports entre théorie et pratique et d’explorer les proximités et les écarts entre recherche académique et démarche artistique.
Un fil directeur relie ces trois manifestations : que la conférence, comme forme orale, constitue la pierre de touche de ces pratiques, idée également avancée par Jean-Philippe Antoine qui, faisant retour sur la présentation du Nouveau Festival du Centre Pompidou dédié à la conférence-performance, envisageait finalement d’inclure cette dernière dans le champ de la conférence : « [...] les “conférences-performances”, si elles sont bien aussi des performances, le sont d’abord – et peut-être seulement4 – parce qu’elles appartiennent au type ou à l’espèce conférence, entendue en un sens aussi large que possible, […]5 ». En faisant de la conférence le point névralgique de la réflexion, il s’agit de mettre au jour le potentiel de cette forme orale, de faire droit à sa plasticité, que la pratique universitaire, avec ses protocoles un peu guindés, bride et occulte. C’est aussi l’occasion de faire de cette pratique discursive une véritable expérience esthétique, tout en éprouvant in vivo ce que la transmission de savoir ou l’exposé d’une recherche doit à sa mise en œuvre.
Dans le sillage du colloque, ce numéro se propose d’aborder la conférence au prisme de la performance. Il invite à explorer en priorité ce qui se joue dans la conférence-performance, ce qu’il faut entendre par cette désignation qui associe deux termes sur le mode du montage, tout en laissant ouvert le sens de leur relation : articulation, hybridation, interaction ? Cela conduit à examiner comment conférence et performance s’assemblent, se mêlent pour produire une nouvelle pratique ou encore se contaminent réciproquement. Ainsi, lors du colloque, Pauline Le Boulba, Anne Creissels, Laurent Pichaud ont-ils·elles joué, dans leurs propositions, du double statut d’artiste et de chercheur·e-conférencier·e, révélant la théâtralité latente de la conférence, à savoir : l’articulation de deux espaces – celui de l’action et celui de l’écoute –, la posture – sinon le rôle – de conférencier·e, la maîtrise des médiums en une forme de dramaturgie de plateau.
Si la conférence n’est pas une représentation au sens théâtral, le détournement de ses codes par la performance introduit du jeu dans le sérieux du discours savant et révèle la fictionnalité du savoir scientifique. En retour, au contact de la conférence, la performance voit certains de ses présupposés interrogés, l’incarnation du discours produisant des corporéités singulières et des figures6 éphémères : gestes infra-performants, démonstratifs, référentiels ou réflexifs7. La situation de co-présence qui la constitue généralement est ainsi diversifiée et enrichie par l’importation, à des fins subversives, du cadre8 de la conférence. Ces interférences entre la conférence et la performance sont redevables de la diversité des pratiques propres à chacun de ces domaines. La conférence qui se décline en de multiples formats – conférence mondaine, expérimentale, populaire, gesticulée, causerie, etc – peut ainsi impliquer la performance à plusieurs niveaux : au sens courant du terme, de réussite, de prouesse ou de virtuosité – en l’occurrence celle de l’orateur·rice –, comme médium artistique ou dans l’effectivité de la transmission d’un savoir.
« La conférence comme performance » suppose un point de vue qui consiste à voir la conférence comme une performance, à l’envisager comme si elle était une performance : ce parti-pris permet d’identifier, de repérer des proximités, des affinités ou des airs de famille entre cette forme orale savante centrée sur la transmission d’un savoir et la performance, qui n’inclut d’ailleurs pas nécessairement de prise de parole. Il permet aussi de débusquer dans des genres oraux tels que la prédication, le plaidoyer, le discours de commémoration, la plaidoirie judiciaire ou la leçon inaugurale des dénominateurs communs entre la conférence et la performance, de découvrir ce qu’ils ont en partage et ainsi de renouveler leur approche. Plus encore, il invite à élargir le spectre et à creuser la profondeur historique de la conférence et de la performance, à construire une généalogie à la croisée des domaines artistiques et académiques et à sortir des cloisonnements entre arts visuels, arts vivants et littérature.
Ainsi, ce numéro met l’accent sur l’histoire de la performance, mais bien aussi sur celle de la conférence, en prenant en compte l’épanouissement de cette « forme » entre les xixe et xxie siècles, dans ses différentes déclinaisons : de la conférence didactique à la conférence performée en passant par la conférence théâtrale ou la conférence-spectacle. Par ailleurs, il s’agit de l’envisager dans une perspective ouverte aux champs des arts visuels, scéniques, performatifs et littéraires. Grâce à ce regard élargi, les conférences d’écrivain font ici leur entrée dans une généalogie renouvelée : Mallarmé et Muhlfeld, Artaud, Garcia Lorca, Barthes, Pireyre et Wahl sont autant de figures étudiées dans certaines contributions de ce dossier, dessinant d’autres lignées pour ces formes souvent associées au seul domaine des arts visuels. De même, la place des performance demonstration d’Yvonne Rainer se voit reconsidérée dans cette histoire en cours d’élaboration.
La conférence s’inscrit dans une histoire du genre oral qui met en jeu le corps et la voix et donc une incarnation du sens. Si le discours est façonné par une rhétorique qui assure une certaine efficience de la parole, il l’est aussi par des gestes, des postures, des dictions plus ou moins codifiées ou théâtralisées. Quels sont les procédés de mise en scène de ce discours sensible ? Par quels dispositifs, suivant quelles modalités le savoir et le langage – a priori inhérents à la conférence – se trouvent-ils parfois altérés ? Si la conférence, dans ses formes établies, repose de facto sur une position d’autorité, quelle place offre-t-elle aux récits minoritaires, aux discours dissidents, à la fiction ? En quoi déborde-t-elle une vocation didactique ? Autant de questions posées dans la première section, « Mise en spectacle de la parole », qui ouvre ce dossier. Nicolas Fourgeaud examine les interventions d’auteurs liés au théâtre d’art (Mallarmé et surtout Muhlfeld) qui, à rebours d’un théâtre spectaculaire et de divertissement, ont trouvé dans leurs conférences la possibilité d’explorer une oralité dégagée du joug de la représentation visuelle. Agnès Blesch aborde des formes contemporaines de littérature performée tout en les inscrivant dans l’histoire des conférences d’écrivains et de la « littérature exposée ». Violaine Lochu, dont les propos sont recueillis par Pascale Borrel, partage les ressorts biographiques de son rapport à la parole et explique la manière dont elle détourne les discours stéréotypés de légitimation en se jouant de la figure du conférencier et du cadre de la conférence. Sont ainsi dévoilées les puissances de l’oralité et de la parole adressée ainsi que les modalités renouvelées des dispositifs qui en favorisent l’expression.
La section suivante, « En deçà ou au-delà du discours » questionne les limites du langage et du logocentrisme, modalités d’appréhension du monde que la conférence-performance permettrait de subvertir « de l’intérieur ». C’est ce qu’expérimente Antonin Artaud lors de la conférence mythique qu’il donne au Vieux-Colombier en 1947, sur laquelle revient Cristina de Simone, en démontrant que l’artiste cherche alors à sortir radicalement du double cadre de la conférence et du théâtre pour atteindre un « point de magique utilisation des choses ». Simon Tanguy, adoptant dans la performance inging un débit ininterrompu, se place, lui, du côté de l’épuisement de la parole. La Ruée, analysée par Gilles Amalvi, dernier opus de Boris Charmatz pour le Musée de la danse de Rennes, offre au public, en occupant tout le Théâtre National de Bretagne et en multipliant les mediums, l’occasion d’expérimenter un rapport sensible et renouvelé à son histoire nationale – au-delà des récits, des représentations et des clichés qui la structurent habituellement. Ces propositions témoignent de l’adéquation entre une forme inclassable – ni conférence, ni performance –, qui permet d’explorer des interstices, et l’expression des impensés du discours.
La conférence-performance est un espace de réflexion dont la portée est à la fois théorique et critique. Elle se revendique comme une forme alternative aux pratiques institutionnelles de l’exposition et de sa médiation et au discours sur l’art – celui de la critique par exemple. Savoir en acte, elle constitue le paradigme d’une recherche en art – ou par l’art. Terrain d’une certaine expérience de la pensée, elle se révèle également le vecteur d’une remise en cause sociale et politique des représentations collectives et des figures stéréotypées – celles des femmes, des chercheur·e·s, des artistes, etc. –, qu’elles construisent. Les textes réunis dans la troisième section, « Altération des formats, détournement des conventions », mettent l’accent sur les déplacements opérés au sein de la forme conférence afin d’amener l’auditoire à se détacher de ses idées préconçues. C’est le cas lorsque l’éloquence de Prosper Enfantin, Père des Saint-simoniens, se fait geste à l’occasion de son procès, dans ce que Florent Perrier propose de voir comme une performance avant la lettre ; quand Anne Creissels assume les glissements du registre de la prise de parole universitaire à celui de la mise en spectacle des images, du corps et du discours ; ou encore quand Laurent Pichaud interroge le caractère mouvant de sa position d’artiste « où » chercheur et des formes qui en découlent, dans le texte qu’il propose ou dans l’entretien mené par Marion le Nevet. Loin de constituer de simples écarts par rapport à la norme, ces détournements des représentations engagent un questionnement sur les formes en vigueur et les idéologies qui les sous-tendent, minant en profondeur les présupposés disciplinaires et sociétaux.
Discours performé et autorisé voire discours d’autorité, la conférence académique s’inscrit dans une logique de transmission où la forme n’est pas indifférente au contenu. Comment ce rapport est-il ajusté à travers les dispositifs et les scénographies propres aux conférences-performances ? La section intitulée « Transmissions dissidentes » traite de la dimension potentiellement pédagogique, en même temps que réflexive, de ces formes hybridées de conférences, qu’il s’agisse des danse-conférences d’Yvonne Rainer dont Johanna Renard propose de réévaluer l’importance dans une histoire de la conférence-performance ou de la proposition artistique de Pauline Le Boulba, performant sa rencontre « amoureuse » avec des œuvres chorégraphiques. La transmission du duende par Federico García Lorca se fait en jeu et en théorie, comme le souligne Anne-Sophie Riegler, tandis que les cas de théâtre contemporain étudiés par Julie Valero, dans leur geste « professoral », témoignent du besoin d’inventer de nouvelles dramaturgies, à l’image des nouveaux modes de recherche et de connaissance permis à l’ère d’internet. C’est enfin le cas du projet collectif visant à diffuser la pensée de Marco Decorpeliada, l’homme aux schizomètres dont la folle logique s’avère propre à faire vaciller les classements psychiatriques. Ces transmissions ne se font pas sans « bruit », sans critique des modalités habituelles d’adresses pédagogiques, révélant encore une fois le potentiel de dissidence que peut receler la forme conférence.
Ce numéro de revue articule des propositions théoriques et des propositions artistiques, avec des formats parfois mixtes. De l’étude de cas à l’entretien d’artiste, en passant par la restitution poétique ou analytique de conférences-performances, de nombreuses modalités d’investigation sont ainsi proposées, témoignant d’une fluidité entre les régimes du discours et les registres de l’oralité. C’est à une réévaluation des frontières délimitant habituellement les domaines de l’art, de la critique et de la théorie que mène l’exploration des confins de la conférence et de la performance. La zone de porosité entre art et non-art finalement ouverte permet alors de révéler la dimension anthropologique d’actions, sociales et artistiques, irréductibles à leurs médiums habituels.