Il y avait dix siècles qu’on faisait des conférences, que c’était un métier, le métier de rhéteur, auquel on se préparait longuement, quand Saint Augustin, qui ne songeait pas alors à la sainteté, y gagnait cinquante mille francs par an, en improvisant sur Hélène ou sur Orphée, sur la pluie ou sur le beau1.
Lucien Muhlfed, « Conférence sur la conférence », 1894.
Le 21 juin 1894, le jeune critique littéraire et dramatique Lucien Muhlfeld (1870-1902) prononce une « conférence sur la conférence ». Presque oublié aujourd’hui, le jeune homme de 24 ans avait occupé d’octobre 1891 à avril 1894 le poste de secrétaire de rédaction de la célèbre Revue Blanche, organe du symbolisme2. La scène de la conférence se passe au Théâtre de l’Œuvre, haut lieu du théâtre d’art des années 1890 et place stratégique de l’art avancé dans la géographie artistique parisienne fin de siècle.
Cette conférence sur la conférence n’aura laissé que peu de traces : s’il existe bien ici et là quelques marques d’une réception critique3, la sténographie du texte4 reste la pièce essentielle de ce dossier – elle fut publiée par les soins de l’auteur en 1897 en conclusion d’un ouvrage compilatoire. Conférence auto réflexive comme son titre l’indique, c’est aussi, comme son titre ne l’indique pas, une conférence contre le théâtre, ou, plus précisément, contre le théâtre dominant de son époque. Surtout, c’est une conférence qui reprend des traits dramaturgiques essentiels d’un sous-genre alors en vogue, la conférence comique. Cette opération de réappropriation ironique vise, on espère le montrer, à déconstruire les formes de théâtralité et de présence sur lesquelles repose le théâtre dominant, dans un esprit anti-théâtre très mallarméen. Et, in fine, à radicaliser l’antinomie fondamentale du champ de la culture au xixe siècle, qui oppose l’art autonome à l’art industriel.
Les conférences comiques : je n’ai rien à dire et je le dis5
Or, qu’est-ce qu’une conférence, si ce n’est le comble du monologue6 !
Coquelin aîné, « Défense du monologue », 1884.
Le xixe siècle est le siècle de l’imprimé : il n’en est pas moins le siècle de l’oralité, pourrait-on dire. Si le cénacle ou le salon offre un espace privilégié pour la lecture7, l’oralité, dans le monde parisien en tout cas, s’inscrit aussi résolument dans la culture de masse à partir de la fin du Second empire, et ce, notamment, par le biais de la conférence. Robert Fox l’a montré dans un article important, les conférences, notamment mondaines, prennent un essor significatif à partir des années 1860, autour de la figure d’Émile Deschanel en particulier et de ses Conférences du Boulevard des Capucines (1864). La conférence, si on la compare à celles de la Restauration ou de la Monarchie de Juillet, serait, selon Fox, désormais guidée par l’impératif de plaire (dispositifs spectaculaires, notamment dans les conférences à objet scientifique), et portée par un agenda plus commercial que didactique ou éducatif. Les conférenciers, dont les sujets sont extrêmement divers, cherchent l’adhésion du public et complètent généralement leurs activités par divers types de publications (livres, articles de journaux, vulgarisation). Activité culturelle, la conférence constitue aussi une forme de sociabilité particulièrement recherchée par le public bourgeois du Second Empire8.
Parallèlement aux conférences, il faut compter avec de nombreuses formes orales spectaculaires dans le Paris des années 18609. Parmi les lieux de sociabilité où on peut espérer les rencontrer, on indiquera notamment les cafés-concerts bien sûr, à partir de 1867, avec les premières vedettes de la chanson comme Thérésa10, mais aussi, un peu plus tard dans le siècle, les cabarets littéraires fondés par des groupes héritiers de l’esprit bohème, comme Les Hydropathes11. Fondée en 1878 par Émile Goudeau, cette association en bonne et due forme, sans lieu fixe, propose une scène ouverte (parfois un simple tapis dans la salle de réception d’un hôtel) accessible à tous (moyennant une petite adhésion pour intervenir), selon un principe qui rappelle le slogan du Salon des Indépendants (1874) : « pas de jury, pas de prix ». Les séances des Hydropathes, au succès certain, voient affluer « poètes, monologuistes, acteurs ou chanteurs, pianistes ou violoneux » dans une sorte de « forum » où tout un chacun peut prendre la parole, sans avoir à se soucier d’appartenir ou pas à telle ou telle chapelle littéraire12 – ce modèle républicain favorise donc une publicité indifférenciée. Le contenu des séances est souvent relayé (remédié) par un indispensable journal. Le comédien, « artiste de gloire », prêt à jouer pour n’importe quel public et donc plus susceptible de remporter du succès, s’impose pour Goudeau comme le modèle à suivre pour le poète contemporain13. Chaque séance devient l’équivalent d’un grand magasin où la bohème s’expose et se vend, espérant certainement prendre l’ascenseur social. Relevant totalement de la recherche d’une présence scénique spectaculaire, ces cabarets sont, dans les termes de Vincent Laisney et Anthony Glinoer, le symptôme de « l’intrusion accrue de la société médiatique dans l’univers littéraire14 ». C’est entre autres dans cet univers fréquenté par certains des futurs symbolistes15 que va s’épanouir un genre à succès, le monologue comique, et un de ses sous-genres, la conférence comique.
Le monologue comique fin de siècle est un court texte autonome dans lequel le comédien peut parfois être appelé à jouer plusieurs personnages16. Forme simple par excellence, il ne requiert pas d’être appuyé par l’infrastructure d’un théâtre pour être mis en œuvre. La mise en scène ne nécessite pas de décors spécifiques (et donc pas de personnel pas plus que de machineries) et le comédien n’utilise le plus généralement quasiment aucun accessoire. D’une économie très modeste, le monologue comique peut être joué avec ou sans scène, dans un salon bourgeois par exemple, voire absolument partout : dans un traité illustré consacré au genre, un de ses grands interprètes défend l’idée qu’un bateau ou une locomotive sont des lieux parfaitement adaptés à son interprétation17. Genre particulièrement mobile, il relève de la catégorie des « écrits de cabaret18 ». D’un point de vue historique, le monologue comique a été créé et popularisé par le poète et inventeur français Charles Cros en 1872, avec un fameux morceau intitulé Le Hareng Saur qu’il interpréta d’abord lui-même et qui fut ensuite repris par le célèbre acteur de la Comédie-Française Coquelin cadet, l’un des principaux acteurs de monologue comique de cette fin de xixe siècle. Là où le Hareng se situait entre le poème et la chanson, le monologue comique devient rapidement une véritable forme théâtrale. Il met souvent en scène un personnage qui raconte comment il a échoué à réaliser une action, ou qui refuse de réaliser une action après en avoir parlé pendant de longues minutes19. Parfois, c’est littéralement la mise en scène de l’échec d’une action, comme le fait de vouloir donner un concert20… ou une conférence. Dans tous les cas, l’idée est de « parler pour ne rien dire », ainsi que l’énonce justement Françoise Dubor21.
« Les Consciences. Conférence-monologue à grand orchestre » par Chauvin22 en 1880, est un exemple important de monologue-conférence : soit un comédien adoptant la posture du conférencier et interprétant une conférence, face à un public qui, lui, est là pour assister à un monologue comique, mais pas à une conférence… Jeu sur le cadre et sur l’adresse, le monologue-conférence offre une perspective inédite sur l’activité de conférencier, en la constituant de facto en pratique théâtrale, et bien sûr, divertissante. Chez Chauvin, le monologue-conférence est aussi l’occasion de dévoiler la coulisse de la conférence, fragilisant ainsi son efficacité. La situation démarre en effet en amont de la prise de parole : l’orateur, de dos, est en train d’accorder un tambour, lorsqu’il se voit forcé de commencer abruptement sa conférence parce qu’un machiniste a levé de manière impromptue le rideau qui masquait l’espace de la représentation. L’homme se glisse ensuite derrière une table et bafouille excuses et justifications, promettant au public de présenter la conférence sur les consciences qui avait été annoncée. Mais il commence d’abord par mettre en œuvre différentes stratégies dilatoires tout à fait caractéristiques du monologue comique, ici en vue de différer le début de la conférence. Il déploie notamment une longue explication à propos de la fonction de son tambour. C’est l’occasion pour lui de développer à grands coups de cuillère à pot une pragmatique de la conférence, un art oratoire de bazar23. Il nous explique successivement que son tambour jouera le même rôle que le verre d’eau chez le conférencier conventionnel, puisqu’il l’utilisera lorsqu’il aura le besoin urgent de reprendre le fil de ses idées. L’instrument lui servira aussi à réveiller le public ou à souligner un mot d’esprit, ce dont il fait immédiatement la démonstration en inventant un cas pratique. Passé quelques minutes, il attaque enfin sa conférence sur la conscience dans la philosophie occidentale, pour immédiatement nous mettre face à une impossibilité théorique : on ne peut pas fournir de définition essentielle de la conscience, chaque philosophe en ayant déterminé une différente. Après avoir fait se succéder les positions divergentes, accumulé les syllogismes absurdes et affirmé l’impossibilité de proposer une conclusion stricte et définitive, notre conférencier finit tout de même par distinguer quatre types de conscience dont il va essayer de démontrer les propriétés fondamentales à l’aide de quelques accessoires bien choisis. Je ne retiendrai ici que la dernière catégorie, la « conscience élastique », car elle sert de pivot à la fin de la conférence. L’orateur s’empresse de tirer de sa poche une jarretière élastique qu’immédiatement il compare à la conscience élastique. Le conférencier exhibe alors une carte de visite professionnelle et se révèle pour ce qu’il est : un vendeur de jarretières élastiques. À retardement, la conférence se transforme alors en boniment, et ce monologue se donne pour ce qu’il est : un sous-genre du discours publicitaire24.
« La conférence sur la conférence » : un détournement de monologue
– Allez-vous au théâtre ? – Non, presque jamais […]25.
Stéphane Mallarmé, « Notes sur le théâtre », 1887.
Le monologue comique n’est ni un mode primitif d’art-performance ni une sorte d’action pré-futuriste ou pré-dadaïste, mais « une œuvre hybride et transitoire, qui tient moitié du produit théâtral, moitié du morceau oratoire26 ». On ajoutera : une marchandise de choix dans le monde français de la culture de masse, diffusé à la fois par son interprétation devant un public mais aussi par le biais de nombreux recueils imprimés bon marché27 et, plus tard, par le biais du phonographe dont un des précurseurs malheureux n’est autre que Charles Cros28. C’est dans le modèle de la conférence comique que Lucien Muhlfeld va puiser les ressorts dramaturgiques de sa « conférence sur la conférence », « une conférence très ironique29 » comme en témoigne le critique dramatique Ferdinand Nozière. Puisque le Théâtre de l’Œuvre n’a pas de lieu propre au début de son existence, Aurélien Lugné-Poe, un de ses fondateurs, loue la scène d’autres théâtres ; la conférence de Muhlfeld eut ainsi lieu au théâtre des Comédies parisiennes.
Muhlfeld prend la parole en amont d’une soirée qui clôt la première saison de l’Œuvre30. Sa conférence relève d’une pratique en vogue depuis quelques années, « les conférences dramatiques », ou conférences d’avant représentation. La mode en est notamment lancée par Hilarion Ballande, avec ses matinées classiques, au Théâtre de la Gaieté à la fin des années 1860 et dans la foulée au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Plus proche de la décennie 90, Paul Porel31, directeur de l’Odéon, développe des matinées-conférences destinées à la jeunesse au Théâtre de l’Odéon à partir de 1887. Ces conférences didactiques sont destinées à présenter à un spectateur en manque d’éducation les grands classiques du théâtre, ceux-là même qui seront représentés à la suite de la conférence32. Elles sont souvent recensées ou publiées dans des revues (La Revue d’art dramatique par exemple) ou collectées dans quelque gros volume, et continuent ainsi à circuler sur le marché. Elles alimentent donc tout autant l’espace scénique que le monde de l’imprimé.
Le Théâtre de l’Œuvre va prendre le train de la conférence dès sa première saison (1893-1894)33 pour familiariser son public, assez élitiste, à des pièces symbolistes françaises ou issues du répertoire scandinave moderne (Henrik Ibsen, August Strindberg). Ces conférences, données par des critiques et écrivains comme Camille Mauclair ou Laurent Tailhade ne peuvent pas être réduites à leur simple fonction d’éducation aux principes de l’art avancé : l’une au moins, celle de Tailhade en ouverture de L’Ennemi du peuple d’Ibsen, est l’occasion d’une véritable profession de foi anarchiste, entrainant un scandale et l’arrivée de la police34 ; elles peuvent aussi être l’occasion de déplier une esthétique qu’on nommera trop rapidement ici symboliste35.
Mais ces conférences sont aussi des outils de communication destinés à construire une visibilité pour le théâtre et ses auteurs, l’impératif médiatique se faisant alors de plus en plus pressant dans tous les espaces du monde littéraire et théâtral. Les conférences, dont certaines sont publiées dans des journaux littéraires36, font en fait partie d’une panoplie d’outils de communication mise en place par l’Œuvre. Ainsi, Lugné-Poe et ses collègues font réaliser des programmes papiers attractifs, illustrés par des artistes visuels (Edouard Vuillard bien sûr, mais aussi Paul-Elie Ranson ou Alfred Jarry himself en 1896), et ces mêmes programmes sont le support d’encarts publicitaires pour La Revue encyclopédique Larousse, La Critique, Pan, La Revue Blanche aussi. Outre leur fonction d’éducation et de sensibilisation, les conférences dramatiques de l’Œuvre sont donc aussi des outils de communication/socialisation et de publicité, non moins que les « petites revues » des années 1890 (Rémy de Gourmont) ou, différemment, les banquets mis au point par le journal La Plume à partir de 1892, et largement relayés par la presse37.
Muhlfeld, dont les écrits critiques sont souvent marqués par une ironie grinçante38, va renverser la fonction didactique et communicationnelle de la « conférence dramatique » en optant résolument pour une approche auto-réflexive dont l’ambition est de réfléchir à la vague de la conférence dans le monde parisien. Loin de se désigner comme l’exégète indispensable qui mènera le spectateur attentif sur les chemins de la compréhension et de la vertu, Muhlfeld annonce la couleur dès la première phrase en défaisant sa propre légitimité d’orateur : « Entre toutes les excentricités dont on accuse les théâtres novateurs, et spécialement la scène de l’Œuvre, aucune, pour moi, n’est plus imprévue que de m’y voir devant vous et de m’entendre parler39 ». Il s’explique immédiatement : « comment, avec ce parti pris évident d’indifférence aux manifestations dramatiques, viens-je, en personnage de prologue, improviser sur cette scène mon petit solo de rhétorique40 ? ». Le théâtre n’est donc pas son fort. Suivent immédiatement une excuse (on m’a forcé la main) et un constat adressé au spectateur (vous allez devoir m’écouter, vous avez en plus payé votre place fort cher41). Muhlfeld démonte ainsi les ressorts fondateurs de la conférence spectacle : l’autorité du conférencier d’une part, la recherche de l’empathie du public d’autre part. C’est toute la pragmatique de la conférence qui est exhibée et par là même déstabilisée.
La suite est à l’avenant et nous ramène vers le discours aporétique des Consciences, la conférence comique précédemment citée. Muhlfeld va en effet présenter à son public une à une les méthodes de travail qu’il pensait mettre en œuvre pour préparer sa conférence et les abandonner pathétiquement les unes après les autres : il aurait pu faire comme le très bourgeois Francisque Sarcey (la star des matinées Ballande42), et tricoter un propos à partir de quelques citations et d’allégories simplistes43 – mais il faut de l’âge et de l’expérience confie l’auteur. Surtout, Sarcey représente le comble de l’anti-intellectualisme pour de nombreux poètes et critiques fin de siècle44. Plus modestement, toujours dans le registre de l’imitation, le conférencier envisage la technique de la biographie à la manière du critique dramatique Henri de Lapommeraye. Problème, les auteurs qui succéderont sur scène à Muhlfeld sont ses contemporains et il n’y a donc strictement rien à dire : ils ne sont pas encore historiques ! « Alors quoi ? », nous interpelle-t-il : faut-il « analyser les pièces du programme, en lire les fragments essentiels, souligner les passages typiques45 » ? Le plaisir du spectateur en serait gâché, nous assure le conférencier. Faut-il alors extraire un problème moral d’une des pièces et le « retourner ensemble, en attendant qu’il soit neuf heures et demie46 » ? Muhlfeld refuse de se ridiculiser, évoquant les précédents magistraux d’un Stendhal, d’un Balzac ou d’un Tolstoï47. Faudrait-il alors « traiter verbalement un sujet agréable ou d’utile » comme « l’impôt sur les revenus, le pari mutuel, la question congolaise48 » ? Le mieux serait alors d’imprimer son propos et de le diffuser dans un journal que le lecteur pourra consulter à loisir, sans avoir à subir tous les désagréments d’une « réunion publique49 ». Mais alors pourquoi continuer à faire des conférences, s’interroge gravement notre conférencier ? Dans un historique de la conférence mené tambour battant, Muhlfeld nous apprend alors que celle-ci correspond « à quelque goût naturel » qui subsiste depuis au moins dix siècles50. Et la vogue du papier imprimé et de l’édition industrielle n’y fait rien : « C’est une publicité de la pensée plus restreinte mais plus sûre que l’imprimé51. »
Muhlfeld ou la conférence comme outil pour défaire le théâtre dominant
Parisiens amis, vous connaissez tous un poète bizarre […] : - Stéphane Mallarmé. Vous avez retenu quelques-uns de ces vers, qui, lus en tous sens, vous demeurent mystérieux : vous les récitez au dessert dans vos maisons, lorsqu’on vous demande un monologue52.
Teodor de Wyzewa, Mallarmé. Notes, 1886.
Muhlfeld, en s’appropriant certains des codes de la conférence comique et en évacuant quasiment totalement la fonction primaire de la conférence dramatique (présenter les œuvres qui vont être jouées53), poursuit, à notre sens, un objectif précis : détruire le théâtre dominant, « la fameuse optique théâtrale54 », ou, ici, plus exactement, l’empêcher. La conférence dramatique n’est pas une œuvre théâtrale au sens propre, mais, pour Muhlfeld elle paraît exemplifier de manière plus condensée un certain nombre de traits fondamentaux du théâtre dominant. Divertissement de l’ère industrielle urbaine, la conférence propose un dispositif où l’orateur peut consommer sa propre vanité55 et l’auditeur sa paresse infinie. Dans cette double critique (qui vise en fait le squelette de toute conférence), on peut sans mal apercevoir une réactualisation du discours anti-théâtre élaboré par Stéphane Mallarmé et la sphère symboliste à partir de la seconde moitié des années 1880. Muhlfeld est de fait un puissant relais de cette position anti-théâtre dans son œuvre critique, et, plus généralement, de tous les topoi mallarméens – le livre, son commerce, le journal, la publicité56…
Mallarmé – qui détestait ces fameuses conférences dramatiques en ce qu’elles rompaient avec l’autonomie de l’œuvre57 – porte le fer contre le théâtre conventionnel, « le cher mélodrame français », notamment dans ses « Notes sur le théâtre » (Revue indépendante, 1886-188758). L’intrigue linéaire, les ressorts dramaturgiques, les personnages entiers et cohérents (« en relief »), les décors de carton-pâte, les allures de roman-feuilleton ou de « chromolithographie », la difficile distinction entre la salle et la scène à cause d’acteurs « pareils au spectateur »… : c’est toute la constellation de traits que Mallarmé et les symbolistes reprocheront au théâtre dominant, qui écrase « le caractère tout d’insaisissable finesse de la vie59 ». Les formes prises par la parole au théâtre, en général la déclamation (« la façon d’exister et de dire forcément soulignée des acteurs en exercice60 »), l’approche psychologisante des rôles et le cabotinage des acteurs sont une autre cible favorite de Mallarmé. Le belge Maeterlinck proposera en 1890 de se débarrasser purement et simplement de l’acteur pour lui substituer une effigie doublée par une voix : l’acteur conventionnel, indexé sur les agendas de la réussite sociale et du commerce, développe une mauvaise mimétique pour capter le public (le faire rire, le faire pleurer à tout prix) et empêche absolument l’écoute profonde du texte, la libération du « poème » et de son mystère61. Quant à Mallarmé, et sans chercher à réduire la complexité de ses positions quant au théâtre, plutôt que les voix, même celles de la Comédie-Française, il affirme plus d’une fois son goût pour « l’immortalité de la brochure62 » – le texte imprimé qui laisse au lecteur le soin d’imaginer mentalement les figures « et le souffle63 ! ».
Mallarmé, avant Muhlfeld, n’hésitait pas à s’approprier des figures du monde du spectacle pour exécuter le double programme de mise en crise de sa légitimité de critique dramatique ou de poète, et de contestation du théâtre bourgeois. En juillet 1887, dans un accès anti-théâtre, le « spirituel histrion64 » se drape dans le vêtement du monologuiste de cabaret pour décrire la difficile posture qui est la sienne – parler du théâtre contemporain alors qu’on y est « étranger », fantasmer un théâtre qui n’existe pas encore :
Le sot bavarde sans rien dire, mais ainsi pêcher à l’exclusion d’un goût notoire pour la prolixité et précisément afin de ne pas exprimer quelque chose, représente un cas spécial qui aura été le mien : il vaut que je m’exhibe (avant de cesser) en l’exception de ce ridicule, comme un pitre monologuiste de cafés-concerts où le feuillage nous sert une halte entre le Théâtre et la Nature, ces deux termes superbes et distincts de l’antinomie proposée à une Critique65.
L’auteur du monologue dramatique L’après-midi d’un faune (1867) – refusé à la Comédie-Française par Theodore de Banville et Constant Coquelin, frère ainé de Coquelin cadet et comme lui, bientôt interprète de monologues comiques – offre ainsi un miroir cabarétique à l’espace du théâtre d’imitation66 : le monologuiste comique devient comme le vis-à-vis de l’acteur de mélodrame, lui aussi coincé dans l’espace factice de « quelque balcon lavé à la colle ou de carton-pâte67. »
Réduire Mallarmé à une position iconoclaste en matière de théâtre serait passer à côté des grandes ambitions scéniques du poète. Outre son souhait de voir renaître le théâtre comme un substitut aux fêtes nationales ou aux cultes religieux – ce que Muhlfeld nomme « fêtes esthétiques68 » –, Mallarmé rêve aussi un théâtre sans théâtre « qui verse […] l’impression qu’on n’est pas tout à fait devant la rampe69 ». Ce théâtre sans théâtre, c’est possiblement les fameuses séances dédiées au Livre dont il se voulait l’opérateur, ou, pour le dire comme Martin Puchner, l’« anti-acteur70 ». Les célèbres Mardis de la rue de Rome, au cours desquels le poète monologuait71, pourraient aussi constituer de bons candidats pour le théâtre sans théâtre mallarméen.
Mais, dans sa conférence, Muhlfeld ne retient de Mallarmé que sa charge anti-théâtre industriel – une charge dont l’orateur avait déjà poussé la logique à bout quelques années auparavant (1890), dans un texte assez diffusé, « La Fin d’un art. Conclusions esthétiques sur le théâtre72 ». Il y indexait notamment la crise contemporaine du théâtre sur la dégradation de la société publique dans son ensemble, moins théâtrale qu’elle n’avait pu l’être précédemment, aux grandes époques de l’art dramatique73. Dans sa conférence aporétique de 1894, nourrie à ce monologue comique qu’il méprisait74, on retrouve agencés tous les lieux communs d’époque travaillés et retravaillés par Mallarmé et consorts. Même si le mot n’est pas lâché, le conférencier ne cabotine pas moins que l’acteur de théâtre : il parle par vanité, pour amuser, pour plaire tout simplement, à la manière d’un Ferdinand Brunetière75. Pour légitimer son diagnostic selon lequel l’époque est à la fin du théâtre et au devenir-bavardage de toutes les grandes activités oratoires76, l’ironique Muhlfeld n’hésite pas à user d’une référence au très réactionnaire Désiré Nisard, critique célèbre pour avoir, parmi les premiers, dénoncé la montée d’une littérature industrielle dans les années 1830, et à laquelle il associait le Romantisme77. Notre conférencier s’appuie ainsi sur un critique aux antipodes de ses positions. Embrayant donc le pas à Nisard pour se positionner facticement du côté du classicisme et de l’ordre, Muhlfeld décrit son temps comme étant celui du « mélange des genres » : tout est devenu causerie ou bavardage, même les occasions oratoires les plus solennelles. Quant au spectateur, il est décrit dans les termes attendus des tenants du regard symboliste sur le théâtre dominant : bourgeois et peu intellectuel, il vient au spectacle pour digérer. Mais sa capacité d’attention a ses limites, et c’est là que la conférence offre un avantage véritable par rapport au théâtre : elle est plus courte. « On est tôt débarrassé. C’est l’affaire d’une demi-heure, trois quart d’heure au plus de patience inerte78. » La conférence est donc encore pire que le théâtre : c’est le théâtre en plus court. Aller à la conférence, c’est aussi s’épargner une fatigante lecture79. Là encore un lieu commun symboliste, largement glosé par Mallarmé : on ne lit plus80.
En fait, selon Muhlfeld, la conférence relève entièrement d’un régime du spectacle qui aurait colonisé tous les lieux d’exhibition et de prise de parole. L’époque serait dominée par une obsession du voir, « de la personne et du morceau vivant81 » – lieu commun symboliste là encore (chez Gustave Kahn par exemple82). Le badaud est devenu le modèle de spectateur83 : il pourra se délecter à une conférence comme à un spectacle de cirque, et avec plus de plaisir et d’excitation pour ce dernier certainement, car le danger y sera plus grand. Encore une fois, il s’agit, avec cette conférence dérivée du monologue comique de critiquer de manière très radicale la machine du théâtre, tant le pôle acteur que le pôle spectateur. En 1890, dans « La fin du théâtre », tout était déjà là, mais dans une formulation moins performantielle : le déclin de l’art dramatique, l’acteur cabotin, le public à la recherche d’excitation nerveuse, le devenir spectaculaire généralisé de la société, le devenir industriel des arts (Barbedienne, musée Grévin), et en conclusion, le rêve d’un cénacle où on jouerait pour une élite, dans la plus pure lignée mallarméenne. Lorsque en 1891 Muhlfeld essayera d’estimer si on peut envisager le symbolisme comme un sauvetage du théâtre84, sa conclusion sera plus que tempérée au regard des productions concrètes du théâtre symboliste.
Avec sa « conférence sur la conférence », notre jeune auteur cherche certainement à faire un coup d’éclat85 pour accroître sa visibilité dans le champ des lettres (pour mémoire, il vient tout juste d’être démis de ses fonctions de secrétaire de rédaction de la Revue blanche). Mais il joue son coup en réussissant à proposer une forme inédite pour mettre en œuvre son attaque très radicale contre la culture industrielle. Muhlfeld réussit à éviter le format attendu pour l’exposition d’un tel propos : l’article de revue ou de presse, pour lequel il a lui-même opté précédemment et pour lequel ont opté tant d’auteurs au xixe siècle, à l’image de Sainte-Beuve ou des différents polémistes de la « querelle du roman-feuilleton » des décennies 1830‑184086. En choisissant le parti du spectacle, Muhlfeld déplace ainsi certaines conventions d’énonciation de la critique de la culture industrielle. Mais c’est pour nous témoigner immédiatement que la conférence est un art méprisable, relevant tout entière de la culture industrielle. L’orateur met ainsi en danger son propre propos et donc toute la critique de la culture industrielle avec !
Si Muhlfeld radicalise la stigmatisation mallarméenne de la conférence didactique et des formes théâtrales spectaculaires, il a néanmoins aussi pu trouver quelques ressources pour forger sa prise de parole… dans les conférences du maître lui-même. En effet, Mallarmé n’a pas hésité, lorsqu’on le lui demandait, à s’instituer conférencier. Mallarmé conférencier, la chose n’est pas si surprenante : le poète reste hanté par le théâtre, et la conférence pourrait constituer une occasion de mettre en œuvre le programme général d’un théâtre sans théâtre. En choisissant de se faire parfois conférencier, Mallarmé démontre aussi qu’il est bien conscient des exigences de visibilité du milieu des lettres fin de siècle. Ainsi que l’a montré Pascal Durand, celui que l’on conçoit encore trop souvent comme le poète de la tour d’ivoire sut parfaitement exploiter les occasions sociales, qu’elles soient toasts ou conférences, pour construire sa persona publique87. Mais, on n’en sera pas surpris, les conférences de Mallarmé se donnent explicitement comme des contestations des lois de la conférence : celle sur Villiers de l’Isle Adam (1890) par exemple, magnifique célébration d’un mort qui, de son vivant, eut la réputation d’une « intarissable parole », est explicitement définie par l’orateur lui-même comme un rejet « de ce qui ( ) fait l’attrait des causeries en public88 ». Mallarmé refuse notamment de bercer le spectateur par de l’anecdote ou un langage de communication déjà chosifié par l’usage, et essaye plutôt de « conférer une dignité cénaculaire » à ce moment public qui pourrait rapidement tourner en spectacle89. Muhlfeld, plutôt que de faire cénacle et de renforcer ainsi les valeurs sociales qui réunissent certainement un grand nombre des spectateurs du théâtre de l’Œuvre, préfère encore saccager le théâtre en le transformant en conférence parodique, phagocytée par le monologue comique. Il ne laisse pas une chance à la scène de se réinventer. Las : cette conférence ne s’adresse qu’au public exigeant de l’Œuvre et prêche donc des convertis. L’opération du jeune critique se fait donc en quelque sorte à huis-clos, dans l’entre-soi d’un théâtre élitiste, depuis une position clé du monde de l’art avancé. Mais qu’importe : il aura fallu un esprit d’appropriation particulièrement brillant et cinglant pour proposer une telle forme à la critique.
Pour Muhlfeld, il n’y a désormais qu’un pas des Folies Bergères à la conférence, puisque toutes deux relèvent d’une forme de présence spectaculaire qui semble devenir l’horizon de toutes les formes de pratiques vivantes destinées à un public. Cette porosité entre les genres est bien pointée par un collègue de Muhlfeld à la Revue d’art dramatique en 1891 : « Le monologue, comme aurait dit Casimir Delavigne, c’est la conférence en gros sous90 ». On évoquera pour finir une autre matrice possible à cette « conférence sur la conférence » : le roman inachevé de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, publié à titre posthume en 1881. Les remarques de Bouvard sur le théâtre viennent plus d’une fois sous la plume du critique, notamment lorsqu’il est question d’achever le théâtre : « Le théâtre est un objet de consommation comme un autre, cela entre dans l’article Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse ». On se souviendra ici que les deux clercs de Flaubert se sont imposés une méthode : s’attaquer à divers objets de savoir, théorique ou pratique, et tester des méthodes diverses de mise en œuvre pour finalement renoncer à chacune de leurs entreprises. On se souviendra aussi qu’à la toute fin du roman, dans l’état où il a été laissé par Flaubert, les deux compères, marqués par leur échec dans le domaine de l’éducation des jeunes enfants, mettent en place un projet de conférence pour adultes91. Muhlfeld n’est certainement pas très loin de trouver ici une sorte de miroir pour son conférencier empêché. On lui laissera le soin d’achever cette conclusion : « En parlant pour ne rien dire, j’ai (négativement) prouvé le mouvement en marchant92. »