Lorsque l’on travaille sur la forme de la conférence en littérature, comment ne pas penser à Jean-Sol Partre fendant la foule hystérique de ses admirateurs à dos d’éléphant pour tenir sa conférence dans L’Écume des jours de Boris Vian ? Si l’écrivain accentue la frénésie qui saisit le public des conférences, la réalité ne semble pourtant pas si loin du roman. Simone de Beauvoir décrit ainsi la véritable conférence de Jean-Paul Sartre sur l’existentialisme, prononcée le 29 octobre 1945 au Club Maintenant : « À la conférence de Sartre, il vint une telle foule que la salle ne put la contenir : ce fut une bousculade effrénée et des femmes s’évanouirent1 ». La conférence d’auteur telle qu’elle s’élabore à la fin du xixe et s’épanouit avec la figure de l’intellectuel au xxe siècle, pratique reposant sur l’autorité d’un « grantécrivain2 » et sur la brillance de son discours, semble bien loin de la conférence-performance telle qu’elle se développe depuis les années 1990 dans divers arts jugés a priori muets, à commencer par la danse et les arts plastiques3. Évoquer des conférences d’écrivains dans une généalogie de la conférence-performance pourrait même paraître contradictoire en ce que des hommes de lettres s’arrogent le droit de parler au nom d’autres artistes, que l’on pense par exemple à la conférence de Paul Valéry « Philosophie de la danse4 », prononcée le 5 mars 1936 à l’Université des Annales en introduction à la prestation chorégraphique d’Argentina, danseuse flamenca.
Si la conférence-performance est souvent étudiée du point de vue des arts muets, que peut-elle nous apprendre sur un art bavard comme la littérature ? Force est de constater tout d’abord que la conférence d’écrivain, activité de prestige, est aujourd’hui délaissée au profit de la « rencontre » dans les festivals et manifestations littéraires. La situation d’énonciation est alors plus proche de la conversation que de ce qu’Erving Goffman appelle le « monopole de la scène5 ». Lorsque l’on trouve le mot « conférence » dans la programmation d’une scène ou d’un festival littéraire, c’est bien souvent accompagné d’un autre terme, « conférence-performance », « conférence-lecture », ou, quand il y a mise en valeur d’une autre pratique artistique, « conférence chantée », « conférence dessinée », etc. La conférence d’écrivain contemporaine s’intègre ainsi à ce que l’on appelle la « littérature exposée6 ». Cette expression, à valeur de manifeste, permet de penser les pratiques d’écrivains en dehors du livre, non comme de simples maillons de la chaîne éditoriale, mais comme l’invention ou la réinvention d’expériences littéraires liées à l’oralité et au geste de transmission. La littérature exposée implique ainsi le passage d’une conception restreinte de l’expérience littéraire comme lecture silencieuse et solitaire d’un livre, à une conception élargie prenant la forme de pratiques aux effets à la fois esthétiques et sociaux : lectures publiques, performances, expositions, créations numériques hypermédiatiques, mais aussi ateliers d’écriture, enquêtes, campagne d’affichage publicitaire détournée, la liste étant loin d’être exhaustive.
Les conférences-performances d’écrivains manifestent l’inflexion de la littérature vers l’art contemporain comme lieu d’hybridation des pratiques artistiques et témoignent d’une préoccupation « sociale » ou « relationnelle7 », dans la mesure où ces prises de parole sont bien souvent associées, en amont, à une pratique d’enquête sur le terrain, et sont pensées, en aval, comme une manière d’atteindre un public plus large que le simple lectorat. De la conférence traditionnelle d’écrivain à la conférence-performance, il y a donc un changement d’ethos : le grantécrivain laisse place à l’écrivain sans autorité qui s’expose dans une « position de faiblesse8 », tant au niveau de la pratique scénique et artistique qu’à celui des discours et méthodologies des sciences humaines et sociales empruntés, selon le principe mis en valeur par Éric Duyckaerts de la « docte ignorance9 ». De la conférence traditionnelle à la conférence-performance il y a également changement de « cadre ». Celui-ci, selon Olivier Bomsel, « opère un effet contextuel », « sédimente un ensemble de références, de conventions auxquelles relier la chose montrée » et « fournit une prescription d’usage10 ». La conférence du grantécrivain, relevant traditionnellement de ce que Gérard Genette appelle l’épitexte11, correspond à un moment où le lecteur espère voir un auteur dont la notoriété est déjà acquise. Elle est ce qu’Erving Goffman décrit comme un rituel social permettant d’« assurer à des fidèles un contact privilégié12 ». La conférence-performance revendique, elle, une réception esthétique, renversant la logique centre-périphérie qui caractérise habituellement l’épitexte. En devenant performance, la conférence devient œuvre littéraire à part entière.
Étudier des conférences d’écrivains des xixe et xxe siècles à l’aune du concept de « conférence-performance » peut cependant être doublement bénéfique, à la fois pour élaborer une généalogie des pratiques littéraires hors du livre, mais aussi pour augmenter celle de la conférence-performance : les monologues comiques des Hydropathes, les conférences poétiques de Stéphane Mallarmé et Francis Ponge, les séminaires de Roland Barthes peuvent être invoqués dans la généalogie de la conférence-performance au même titre que les conférences de John Cage ou de Robert Morris13. Il s’agit, comme l’indique Jussi Parikka à propos de l’archéologie des media, de voir du nouveau dans de l’ancien, et de l’ancien dans du nouveau14, c’est-à-dire, de penser certaines prises de parole d’écrivains des siècles précédents comme des conférences-performances, mais aussi d’étudier la permanence de postures conférencières. La notion de « posture15 », forgée par Jérôme Meizoz, désigne à la fois une image d’auteur produite par l’écrivain dans ses textes, et un mode d’apparition, une conduite dans diverses activités, signatures, interviews, interventions publiques parmi lesquelles, la conférence. Au croisement de l’individuel et du collectif, la posture représente une manière particulière d’affirmer sa place dans le champ littéraire, tout en puisant dans un répertoire (la posture du poète maudit, de l’écrivain engagé, de l’écrivain misanthrope, etc.) hérité de l’histoire littéraire. La posture est le corollaire d’une culture médiatique où la notoriété d’un écrivain s’acquiert notamment grâce à sa visibilité. Or, la conférence est un medium particulièrement populaire à la fin du xixe siècle16, et devient un outil de communication privilégié de l’écrivain, théoricien de l’écriture et d’autres arts, ou intellectuel engagé dans des questions d’actualité. Ainsi, une archéologie littéraire mobilisant les prismes d’analyse que sont la « performance » et la « posture » permet de saisir la manière dont des conférences peuvent participer à la fois d’un désir de création artistique, mais aussi de stratégies de visibilité dans un environnement médiatique concurrentiel.
En résumé, interroger la conférence-performance au regard du champ littéraire éclaire d’un jour nouveau l’histoire littéraire de la conférence d’écrivain, augmente la généalogie des conférences-performances, mais aussi et surtout, reflète les grandes tendances de la littérature contemporaine en contribuant à redessiner les contours de ce qui caractérise habituellement l’expérience littéraire. Dans le cadre de cet article, on donnera un aperçu de ce point de vue littéraire sur la conférence-performance à partir de quatre exemples : les conférences de Stéphane Mallarmé et de Roland Barthes illustreront ce que l’on appelle l’archéologie littéraire de la conférence-performance, les lectures poétiques d’Emmanuelle Pireyre et les causeries de David Wahl tiendront lieu d’exemples de la conférence-performance d’écrivain contemporaine.
Une archéologie littéraire de la conférence-performance
Deux conférences de Stéphane Mallarmé sont particulièrement intéressantes à analyser comme des « conférences-performances ». La première conférence, portant sur l’écrivain Villiers de l’Isle-Adam, est prononcée dans plusieurs villes de Belgique en 189017 ; la seconde, intitulée « La Musique et les Lettres », est dite à Oxford et à Cambridge en 189418. Si ces prises de parole s’inscrivent dans la vogue des conférences publiques, causeries littéraires ou de vulgarisation scientifique19, Mallarmé choisit d’adopter une parole délibérément opaque et solennelle, et ce, au risque de déplaire au public20. La commission administrative du Cercle artistique et littéraire de Bruxelles prend ainsi la décision, après la déconvenue des auditeurs venus écouter les conférences du poète français, d’imposer dorénavant aux conférenciers des sujets à la portée du public. Ayant appris ces nouvelles dispositions, Mallarmé aurait répondu à la direction, faisant allusion au succès contemporain des conférences de vulgarisation scientifique : « La prochaine fois j’apporterai une boîte de physique amusante, et dès que je m’apercevrai que l’auditoire s’ennuie, je me mettrai à faire des tours21 ». Refusant le spectacle facile, Mallarmé n’en est pas moins amateur de théâtralité. Il décrit ainsi dans une lettre à son épouse et à sa fille la salle qui l’accueille à Cambridge, en 1894, pour sa conférence « La Musique et les Lettres » :
Il faut dire que la mise en scène était exquise : une superbe salle boisée, au beau mobilier, dans le collège de Pembroke, le soir, neuf heures, avec l’assistance dans l’ombre, une ou deux tables, au fond, portant quelques bougies : et devant la sienne, trônant, papa encadré, seul en lumière, de deux hauts candélabres d’argent. Les applaudissements, à mon entrée, à ma sortie, sans banalité, d’un tact parfait. L’amateur de raretés, en moi, a été séduit22.
Pour sa conférence sur Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé parle dans des salles « vastes comme la Madeleine23 », et se réjouit de l’effet que produit sa voix, dont la puissance porte autant qu’un « trombone24 ». L’attention au décor, à l’éclairage et à l’acoustique manifeste la volonté du poète de tordre la situation de communication habituelle de la conférence pour la faire dériver vers une situation théâtrale. Avec la conférence publique, c’est en fait la lecture cénaculaire que Mallarmé renouvelle, moins dans l’espoir de toucher un public élargi que de créer des situations d’entente privilégiée autour d’un poème, soit la « transmission de rêveries entre un et quelques-uns », dans une « salle particulièrement sonore au rêve25 ». Le discours théorique devient poème, selon l’idée romantique qu’un jugement sur l’art doit être en lui-même œuvre d’art26. La conférence telle que Mallarmé la conçoit « implique que la réflexion soit interne au poème, et donc qu’il n’y ait pas en poésie de position métapoétique possible27 ». Elle témoigne ainsi d’une expérience littéraire particulière qui fait dériver la conférence publique comme pratique de vulgarisation vers la lecture poétique comme pratique d’élection.
Un autre exemple permet, cette fois-ci, de montrer ce que les conférences d’écrivains apportent en retour à la généalogie de la conférence-performance. On peut ainsi penser les pratiques des conférenciers et plus précisément des conférenciers-performeurs en termes de posture. La conférence de Roland Barthes intitulée « Longtemps je me suis couché de bonne heure », prononcée au Collège de France le 19 octobre 1978 permet d’illustrer la posture conférencière d’amateur. D’emblée, sur une note associée au premier manuscrit, Roland Barthes éloigne l’image du conférencier académique : « […] je n’ai jamais bien su faire une conférence : mauvaises proportions : ni le fragment ni le cours et on ne sait à qui l’on parle, si l’on parle à qui vous aime ou à qui vous guette28 ». Roland Barthes prône dans ses séminaires à l’ehess mais aussi dans ses cours au Collège de France29, une parole incertaine, qui se fraie de nouveaux chemins de pensée au risque de l’exposition, « travail au présent, sans recul, sans rétroactivité, sans protection, sans filet30 ». Même si, contrairement au cours, le texte de la conférence est rédigé, il s’agit de subvertir cette dernière en proposant une « sorte de méditation sur [s]on travail31 ». Par ailleurs, dans cette conférence, Roland Barthes évoque son désir d’une « vita nova » consacrée, non plus aux articles scientifiques, mais à l’écriture d’un roman. Le théoricien souhaite désormais se mettre dans la position de « celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose » et passer à un autre type de savoir, celui de l’« amateur » :
Je fais une hypothèse et j’explore, je découvre la richesse de ce qui en découle ; je postule un roman à faire, et de la sorte je peux espérer en apprendre plus sur le roman qu’en le considérant seulement comme un objet déjà fait par les autres. Peut-être est-ce finalement au cœur de cette subjectivité, de cette intimité même dont je vous ai entretenus, peut-être est-ce à la « cime de mon particulier » que je suis scientifique sans le savoir32.
Le savoir de l’amateur est un savoir qui se développe dans la pratique d’une activité réalisée avec goût, amour, « amator : qui aime et aime encore », de manière désintéressée, « pour rien33 », et surtout sans autorité, l’amateur se déplaçant vers un domaine dont il n’est pas professionnel. On retrouve cette posture dans la Gonzo conférence de Fanny de Chaillé, chorégraphe et metteuse en scène, proposant une « conférence subjective sur le rock pleine d’amour34 » ou encore dans les conférences d’Éric Duyckaerts se présentant comme un « chercheur amateur35. »
Considérer les conférences d’écrivains comme des « performances » permet de rendre ces dernières à leur origine énonciative et invite à les lire autrement que comme de simples textes théoriques. Par ailleurs, certains écrivains déplacent la situation de communication habituelle de la conférence pour la faire dériver vers un autre type d’expérience, la lecture poétique pour Mallarmé, la méditation et l’expression du « moi » pour Roland Barthes. On peut alors parler de « proto-conférences-performances ». Toutes les conférences d’écrivains ne doivent pas être lues comme telles, mais toutes sont intéressantes à réintégrer dans un contexte d’énonciation spécifique. La posture d’amateur, telle qu’elle est théorisée et incarnée par Roland Barthes, est, par ailleurs, particulièrement intéressante en ce qu’elle semble annoncer le succès de la conférence-performance comme pratique non autoritaire et subjective.
Deux exemples contemporains de conférences-performances d’écrivains
La conférence-performance, en tant qu’elle est investie par des écrivains contemporains, est révélatrice de grandes tendances du champ littéraire : elle rend compte de l’institutionnalisation progressive de la littérature exposée ; elle s’inscrit également dans ce que l’on appelle plus généralement le « tournant documentaire36 » de l’art, faisant se mêler écriture littéraire, sciences humaines et sociales ; enfin, elle manifeste l’importance prise par l’expression « recherche création37 » et interroge la spécificité cognitive de l’écriture créative par rapport à l’écriture théorique.
Le parcours de l’autrice Emmanuelle Pireyre est particulièrement intéressant à analyser à cet égard. Cette dernière réalise en effet depuis le début des années 2000 ce qu’elle appelle des « bed-conférences38 », puis des « lectures-performances39 » et enfin des « conférences-performances40 » en s’accompagnant d’un logiciel de présentation, PowerPoint puis Prezi. L’évolution de la dénomination témoigne de l’affirmation progressive de l’expression « conférence-performance » dans le champ littéraire. On s’intéresse plus particulièrement à la conférence-performance Chimère41, créée en 2016 à la suite d’une résidence à Saint-Quentin-en Yvelines, et qui précède la publication du livre du même nom en 201942. Alors que de nombreux artistes conférenciers-performeurs jouent avec l’objet livre ou la bibliothèque, s’inscrivant dans une « tentation littéraire43 » de l’art, que l’on pense à Louise Hervé et Chloé Maillet44 ou encore à Clémentine Mélois45, les conférenciers-performeurs étiquetés « écrivains » interrogent plus généralement par leur geste ce qui définit la littérature. Ce discours réflexif a valeur de statement, de discours d’accompagnement, et contribue à publier la conférence-performance comme « conférence-performance d’écrivain ». Emmanuelle Pireyre projette ainsi au cours de sa conférence Chimère un schéma du livre à venir, ainsi que des vidéos où on la voit faire son travail d’« auteur de littérature », c’est-à-dire lire de la pragmatique linguistique, Défense et Illustration de la langue française de Joachim Du Bellay, et mener une enquête sur les ogm à la suite d’une commande d’article du Libé des écrivains46. Ces vidéos rendent compte de la pratique de l’autrice, à la fois lectrice et enquêtrice, et inscrivent la littérature dans le tournant documentaire de l’art. En effet, alors que des formes littéraires comme l’« érudition imaginaire47 », l’« essai-mémoire48 », ou encore la « fiction encyclopédique49 » impliquent des enquêtes se déployant dans les bibliothèques ou centres d’archives, la conférence-performance ajoute à ces modes d’investigation l’enquête réalisée sur le terrain50 : Emmanuelle Pireyre rencontre ainsi divers « experts » sur la question des ogm et filme ses entretiens avec la complicité de l’artiste vidéaste Olivier Bosson. Un lien sur le site de l’autrice permet d’accéder au site Remue.net qui archive ces vidéos51. Ces entretiens semblent témoigner d’un usage plus sérieux de la figure journalistique qu’Emmanuelle Pireyre revêt parodiquement dans les vidéos de ses performances, que l’on pense à Mes vêtements ne sont pas des draps de lit où l’autrice parle avec un faux micro vissé sur un manche à balais, ou à Lynx où elle mime une présentatrice télévisée affublée d’une chapka dans un décor de montagne.
Cependant ces entretiens filmés, matériaux documentaires, sont retravaillés par la fiction. De la même manière que la conférence-performance se constitue comme une « fiction d’énonciation savante52 », le logiciel de présentation devient le lieu d’une fiction de document. Dans l’une de ces vidéos, on voit par exemple Emmanuelle Pireyre déambuler dans les couloirs de ce qui semble être un laboratoire, aux côtés d’un acteur en blouse blanche lui expliquant les étapes de développement d’un embryon homme-chien. Le discours de ce dernier réactive le vocabulaire utilisé par le chercheur en biologie de la reproduction animale, Olivier Sandra, rencontré par Emmanuelle Pireyre au cours de son enquête réelle. Dans l’entretien filmé et archivé sur le site littéraire Remue.net, l’emploi du conditionnel, la récurrence du verbe « imaginer » témoignent du fait que la création d’un homme-chien reste une hypothèse fictionnelle. Dans l’extrait vidéo projeté lors de la conférence-performance, les précautions oratoires disparaissent, l’hypothèse est véritablement incarnée : il s’agit de discuter pragmatiquement des étapes concernant la création en cours de cette chimère. Le logiciel de présentation, habituellement dévolu dans une conférence au régime de la preuve, devient ainsi le lieu d’une fiction par bribes, dérivant vers le film d’horreur.
Comme elle est associée à une esthétique de l’absurde, la fiction est cependant prise au « second degré53 ». Cette esthétique contribue à rendre le spectateur attentif aux « éléments du réel54 » importés, ici les éléments du discours scientifique. La conférence-performance se constitue ainsi comme un dispositif mobilisant divers supports, discours, vidéos, invitant à observer les lieux de jonction, de glissement entre éléments factuels et fictionnels. En cela, elle est par excellence ce qu’Emmanuelle Pireyre appelle une « fiction documentaire55 ». Alors que la fiction traditionnelle, assimilée au grand écran de cinéma, implique une lecture ou un visionnage « immersif56 », la fiction documentaire se rapproche des écrans d’ordinateur « dont nous sommes pour une part nous-mêmes le projectionniste », ce qui implique que « nous nous oublions en fait assez peu » et que « nous commentons à voix haute le spectacle au fur et à mesure de son déroulement57 ». La fiction documentaire implique ainsi une oscillation entre immersion et critique distanciée, ce que l’on pourrait décrire en termes attentionnels comme un dispositif « nous invit[ant] à nous absorber dans l’attention représentée (et dans l’univers où elle nous plonge), tout en nous faisant garder un pied dans la situation réelle d’où nous considérons cette attention58 ». La conférence-performance devient dès lors l’exemple prototypique de la « fiction documentaire », concept littéraire pensé a priori pour le livre. Plus que jamais l’œuvre d’Emmanuelle Pireyre associant divers supports dans ce que Marie-Jeanne Zenetti appelle un « dispositif médiatique59 », témoigne ainsi de l’extension de l’expérience littéraire, tout en maintenant une exigence critique à l’égard des discours60.
David Wahl publie, lui, ses « causeries » sous la forme de performances et de livres. Il s’agit, comme l’écrit l’auteur sur son site web, de raconter des « histoires vraies », mais d’une manière qui rappelle à la fois le conte et la « relation de voyage extraordinaire61 ». David Wahl refuse le terme de « conférence », préférant se présenter, dans la lignée de Walter Benjamin, comme un « raconteur62 ». Si la chimère est au cœur de la conférence précédemment évoquée, on peut dire que le « monstre » est au fondement des causeries de David Wahl. La scénographie de ces dernières est ainsi pensée sur le modèle du cabinet de curiosités : on trouve par exemple sur un petit guéridon des bougies, un crâne, un verre à pied accompagné d’un flacon ouvragé63. Or, le cabinet de curiosités, mêlant objets naturels et artificiels rapportés de l’époque des grandes découvertes, tente justement d’expliquer le monde par ses étrangetés64. Dans un texte publié dans la Revue des Deux Mondes, en 2008, David Wahl revient sur l’étymologie du mot « monstre », le verbe latin monere qui signifie « avertir65 ». Si le monstre peut désigner ce qui, par le processus de falsifiabilité66, a été porté au-delà des limites mouvantes du champ scientifique, ce que Michel Foucault appelle la « tératologie des savoirs67 », il peut également devenir le synonyme d’une possible dérive des sciences contemporaines. La causerie ne correspond pas seulement à un dépaysement épistémologique, elle permet également de « questionn[er] notre époque agitée68 », le causeur jouant ainsi le rôle « cognitif de penseur éveillé69 ». David Wahl revient par exemple dans Le Sale Discours sur l’étymologie du mot chimie : « Pour marquer le coup de sa nouvelle respectabilité, l’alchimie devint la chimie. Ce qui, soit dit en passant, me semble un choix des plus étranges, puisqu’une des étymologies de chimie provient du grec χημεία (khêmeia), qui signifie “magie noire”70 ». Cette précision étymologique permet de conférer à la discipline une épaisseur temporelle, et de rappeler dans quelle mesure les sciences dites exactes aujourd’hui peuvent toujours mettre en jeu des éléments, croyances, désirs de puissance relatifs aux savoirs du passé. Ainsi, David Wahl passe de l’évocation de l’alchimie comme volonté de transformer la matière à celle de la radioactivité comme nouvelle puissance de métamorphose. Le causeur évoque les croyances faisant du radium le nouvel « élixir de jouvence71 » au début du xxe siècle, et l’anecdote du champion de golf Byers qui, attribuant ses records à une boisson radioactive, le Radithor, est mort, les os irradiés par la boisson. Les causeries de David Wahl peuvent ainsi être considérées comme un laboratoire attentionnel à double titre : elles invitent le spectateur, comme pour la conférence-performance d’Emmanuelle Pireyre, à être attentif aux jeux entre fiction et factualité et, par ailleurs, elles s’intéressent aux détails marginaux de l’histoire du savoir, attirant notre attention sur ces derniers, selon ce que Christophe Hanna appelle une « poétique de la remarque72 ». En cela, les conférences-performances participent doublement de la recherche création en littérature : dans une perspective « épistémocritique73 », elles se constituent comme un lieu d’interrogation, de reliaison des discours scientifiques ; dans une perspective issue des media studies, et dans la mesure où elles mobilisent à la fois un texte, un corps et un appareillage technique, les conférences-performances se doublent d’une réflexion sur les modes d’attention sollicités par ce qui se constitue non plus comme un seul texte mais comme un « objet » littéraire.
La notion de « conférence-performance », au-delà même de la diversité des pratiques qu’elle recouvre, constitue ainsi un prisme d’analyse particulièrement intéressant pour les études littéraires. Elle permet d’interroger l’œuvre et l’expérience littéraire à partir d’une pratique qui se constitue comme le lieu d’une triple convergence, celle des arts muets vers le langage, celle des arts bavards vers la représentation corporelle, et celle, plus générale, des arts vers les disciplines scientifiques. Elle semble également incarner ce qu’Yves Citton appelle de ses vœux dans sa défense des études littéraires, à savoir une « société de l’interprétation » plutôt qu’une « société de la connaissance ». La conférence-performance, dans la mesure où elle est associée à une forte incarnation, à une interprétation du monde mêlant fantasmes et histoire personnels, fiction et factualité, suscite en retour un désir d’enquête chez les spectateurs, par adhésion ou contradiction avec le discours tenu sur scène. Comme l’écrit Yves Citton, l’interprétation, contrairement au discours de connaissance qui s’impose de lui-même, « ne tire sa force que d’être reçue par d’autres interprètes74 ». En tant que spectateur d’une conférence-performance, nous sommes ainsi invités à juger de la justesse d’une interprétation. Celle-ci peut relancer la question de la factualité, mais aussi celle de la méthode d’enquête présentée, des sources mobilisées, du point de vue adopté. Olivier Bosson insiste sur la manière dont tout spectateur est un conférencier potentiel : « On se réfère à, on confère sans cesse. On est des conférenciers depuis qu’on est des spectateurs75 ». Contre le paradigme naïf de la transmission transparente et immédiatement efficace des connaissances, la conférence-performance transmet ainsi l’exigence d’un rapport intime, personnel aux savoirs.