Le théâtre est un rituel
Que l’on remonte aux origines du théâtre occidental ou que l’on se penche sur le théâtre moderne, l’on constate que le théâtre est un rituel. Ou du moins qu’il fonctionne avec des rituels. Un rappel de quelques aspects de cette dimension du théâtre antique ne s’appuiera pas, dans le cadre de cet article, sur la référence habituelle en la matière, à savoir la Poétique d’Aristote, mais sur les travaux de Florence Dupont qui a provoqué la polémique en la matière1.
Florence Dupont privilégie une lecture anthropologique qui renverse les données de la doxa sur la tragédie grecque, notamment en ce qui concerne l'illusion d'une tragédie grecque ou d'un tragique grec, qui serait nécessairement philosophico-politique. D’où le titre d’un de ses ouvrages : L’insignifiance tragique (2001). Florence Dupont affirme qu’il ne faut pas chercher les significations dans l'idéologie, la politique, ni même la réécriture mythique, mais dans l’esthétique. Dans ce livre, Florence Dupont analyse des œuvres d'Eschyle, Sophocle et Euripide en en renouvelant totalement l’approche, puisqu’elle parvient à nous faire voir la manière dont chacun des trois poètes négocie avec la ritualité tragique, comment ils utilisent et transforment les rites athéniens en des formes esthétiques. Florence Dupont présente la tragédie comme une performance fondamentalement non textuelle, et donc impermanente qui ne suppose aucun jeu de réécriture, aucun effet intertextuel2. Pour appuyer cette thèse, elle renvoie à la Poétique dans laquelle, a contrario, Aristote se place en théoricien du texte et non pas de l’événement théâtral que constitue la représentation : « Quant au spectacle, s’il exerce une séduction, il est totalement étranger à l’art et n’a rien de commun avec la poétique, car la tragédie réalise son effet même sans concours et acteurs3 ». La Poétique est un texte écrit par un étranger d’Athènes, Aristote étant originaire de Stagire et un siècle après le temps de gloire des Grandes Dionysies, concours au cours desquels les tragédies et les comédies étaient présentées en compétition4.
En quoi ce théâtre est-il rituel ?
Il est un rituel religieux, d’abord, dédié à Dionysos dont la statue sortie du temple est apportée dans l’orchestra, au niveau de la thymélé, en plein cœur de l’espace de représentation. Il est social en tant que rite initiatique de passage de l’adolescence à l’âge adulte pour les jeunes acteurs qui se produisent sur scène après avoir passé des semaines reclus à la montagne pour préparer le spectacle de la tragédie ; il est rite social et culturel en tant que pratique collective qui mobilise toute la cité, les uns sont acteurs, ce sont les adolescents, c’est-à-dire musiciens et chanteurs, les autres sont soit chorège, c’est-à-dire organisateur – entendons financeurs ou gestionnaires, soit jurés, ou enfin spectateurs. Durant les six ou sept jours des Grandes Dionysies, chaque journée est réglée autour des rites religieux dionysiens et des manifestations à la gloire de la cité d’Athènes qui étale sa richesse et sa culture aux yeux des étrangers. Les tragédies sont d’abord des événements spectaculaires liés à ce contexte liturgique et épidictique. Ce sont des performances rituelles, nous rappelle Florence Dupont, avant tout musicales et chorégraphiques, et non des œuvres purement littéraires, comme voudrait le laisser entendre l’héritage aristotélicien. La dimension textuelle est celle d’un acte de parole qui rentre en cela dans les composantes spectaculaires. Composantes qui ne sont donc pas à reléguer au second plan, voire à abandonner5, au profit du seul texte. Le texte n’est finalement que la trace du rituel et non l’unique ou principale composante de la tragédie. Il est la mémoire du geste artistique, comme le disque est la mémoire de la beauté du geste sportif du discobole.
Le rituel tragique est inscrit dans la performance et dirige les choix esthétiques. C’est, par exemple, lui qui régit les entrées et sorties du chœur (parodose et exodose). Pour Florence Dupont, Aristote a « désenchanté » la tragédie et « préparé le drame moderne laïcisé, déritualisé et progressivement dépourvu de toute codification » ; elle ajoute, qu’en « privant la tragédie du contexte rituel qui lui donnait sa signification, il ouvre la voie à l’herméneutique et la recherche infinie du sens6. »
Venant à l’étude de la comédie romaine non dépourvue du rituel, Florence Dupont replace la performance dans le contexte des ludi scenici latins. Ce théâtre latin, échappe à l’aristotélisme. Les ludi scenici préexistent à l’importation de la comédie grecque à Rome, et ils ont imposé à la comédie jouée en latin, leur propre mode énonciatif7. Il faut pour cela comprendre que le passage du grec au latin n’est pas réductible à une traduction, mais davantage à un « transfert » qui donnait lieu à un spectacle dans le cadre des jeux scéniques. Incluse aux jeux, la comédie n’est qu’une sous partie des jeux, les ludi romani qui d’abord étaient essentiellement constitués des courses de chars. Ce qui revient à dire que le cadre rituel des ludi impose au spectacle théâtral des contraintes spécifiques à partir desquelles Florence Dupont a fait tout un travail de reconstitution des codes de jeu, autrement dit du « langage spectaculaire » d’une performance comique8. Notamment, ces codes liés au rituel sont présents dans les prologues qui sont formulés par le personnage du prologus, qui s’adresse aux spectateurs et qui n’appartient pas à l’histoire. Ce prologue n’a pas de costume, il est sur scène en tant que lui-même, acteur. Il interpelle le public à la deuxième personne du pluriel pour lui demander le silence, préambule nécessaire à tout rituel romain. Il permet de transformer les citoyens en spectateurs, afin que le rituel puisse se célébrer normalement, selon les règles. Rituel qui institue les spectateurs en concélébrants du rituel. Ils sont interpellés durant le prologue, par des « assistez-moi », « soyez à mes côtés », « prêtez-moi attention »... on leur demande également de rester assis durant tout le spectacle, faute de quoi, le rituel ne pourrait avoir lieu. Rester assis et se taire, c’est accepter de célébrer le rituel des jeux avec des pièces représentées. Son corollaire est le rituel de clôture prononcé par le chanteur ou un personnage : « applaudissez », « spectateurs, applaudissez et levez-vous ». Entre les deux, des interpellations en direction du public raniment le rituel qui instaure les codes de la représentation et rappellent au public sa participation. Et ce, dans un principe comique puisqu’il s’agit de comédies. C’est un jeu entre l’histoire et le cadre, i.e. le rituel des ludi. Le personnage sort de l’histoire et interpelle, en tant que comédien, le public sur l’histoire9.
Ce sont ces passages, souvent incompris, qui ont découragé nos contemporains de monter les comédies latines, ou qui les ont conduits à supprimer ces passages d’interpellation. (La Marmite de Plaute – qui est l’une des rares comédies à avoir trouvé sa place dans l’histoire du théâtre puisqu’elle a inspiré L’Avare à Molière – en porte la trace dans une édition publiée en version bilingue en 1960 où des passages de ce type sont mis entre crochets et accompagnés d’une note qui entérine cette incompréhension.)
Une des solutions de compréhension est de faire du cadre rituel le retour au « réel », par opposition à l’histoire considérée comme « fiction ». C’est du moins le moyen que nous a donné l’histoire du théâtre occidental pour appréhender ces passages d’un cadre à l’autre. Mais la question du rituel, dans ce nouvel ordre saute littéralement. Ce que Florence Dupont attribue à l’aristotélisme qui, en isolant le texte de la performance, a ôté le cadre rituel.
Deux pistes sont dès lors intéressantes à explorer dans le cadre de cette journée d’étude sur le rite et le jeu consacrée au théâtre, ce sont justement celle du devenir du rite, et celle du jeu.
Quid du rite ?
Le rite antique, grec ou latin, n’étant plus le cadre qui règle les codes, la question deviendrait celle du devenir du jeu sans rite. Or, le théâtre semble malgré tout se souvenir de son cadre primitif, malgré lui. Le théâtre est sinon ritualisé, du moins codifié. Il est une pratique sociale des plus codifiées. Il se renforce de ses codes dans de nouveaux rites.
Lorsque l’Abbé d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre (1657), texte fondateur des règles du théâtre classique, demande aux acteurs de jouer « comme s’il n’y avait pas de spectateur dans la salle », il instaure, de fait, le fameux quatrième mur, assoit l’aristotélisme qui nie la dimension rituelle du lien avec le public par la performance et casse toute pratique rituelle de passage entre la scène à la salle. D’Aubignac qui se réfère à la Poétique pour recadrer le théâtre, souligne à l’unisson d’Aristote que « toute la tragédie, dans la représentation ne consiste qu'en discours. »
Néanmoins, le théâtre qui semble irrésistiblement et intrinsèquement constitué de rites et de codes, s’en invente de nouveaux. Si les rites chrétiens se sont mis dans les pas des rites dits païens pour codifier et règlementer le calendrier liturgique, il semblerait que le théâtre ait procédé à l’inverse. Se moulant sur les rites liturgiques des Ludi, les nouveaux codes laïques du théâtre se sont mis en place ou perpétués, mais en se désacralisant, en se déritualisant. Ainsi, le silence, les applaudissements, le rideau, et les trois coups, puis le noir… tous ces codes du théâtre occidental ont leur origine dans le rituel des Ludi. Au xviie siècle la salle de spectacle rectangulaire orientée vers le centre du parterre où se place le Prince, atteste bien que le théâtre est avant tout le lieu de la monstration du pouvoir, déjà présent lors du Ballet de la nuit en 1653, et qui trouvera son point culminant aussi bien dans les Plaisirs de l’île enchantée en 1664 que dans le Grand divertissement royal de 1668, organisés sous le règne de Louis xiv. Ces manifestations concourent à la création de ce que Jean-Marie Apostolides nomme la « mythistoire » de Louis xiv, signe du triomphe du nouvel ordre sur le chaos, signe du pouvoir de droit divin du bien nommé « Roi soleil ». À partir de ce nouveau rite politico-mythologique, le théâtre assied ses nouveaux codes et rites. Si les jeunes nobles furent, tels des satellites, sur scène aux côtés du jeune Louis xiv, astre central dans Ballet de la nuit, lors des spectacles du Grand divertissement royal de 1668, les nobles sont dans la salle, spectateurs du roi, lui-même spectateur des comédies-ballets.
Siècle après siècle, la dimension du rituel social va se moduler en se déplaçant de la monarchie à la bourgeoisie selon les pratiques du théâtre au xixe à sa fonction sociale. Le théâtre est le lieu où l’on se montre, on est entre soi, le spectacle est dans la salle. Phénomène social largement illustré par la littérature romanesque du xixe, comme un passage obligé des intrigues qui se nouent...
Il est clair que le théâtre moderne cherchera à déjouer ces codes et rites bourgeois de diverses manières. Du Théâtre dans un fauteuil de Musset qui exclut radicalement la représentation, au drame romantique de Victor Hugo qui rêve d’un théâtre qui ne réponde plus à des codes liés aux règles de genres, mais qui réunisse toute la palette des états d’âme humaine ; du drame naturaliste de Zola joué au théâtre-Libre d’Antoine qui défend une esthétique naturaliste, au théâtre selon Edward Gordon Craig ou Adolphe Appia qui chacun à leur manière dénoncent le réalisme. Pour Appia10, « donner l'illusion de la réalité » c’est « la négation de l'art ». Il faut redonner la vie au théâtre, ce qui n’est possible qu’en incluant le public qui aura à renouveler ses habitudes, ne plus chercher à voir, mais ressentir. Pour Craig11, le théâtre ne se résume pas à un assemblage de composantes, mais réalise l’union d’éléments visuels et auditifs qui s’harmonisent dans un ensemble scénique. Selon lui, « la renaissance du théâtre » passe par un art « indépendant » dont le point de départ est « la renaissance du régisseur » (le metteur en scène), devenu capable de « créer seul l'œuvre d'art théâtral ». Craig imagine alors un théâtre sans parole et sans acteur ou du moins un acteur capable de dominer les affects : la « surmarionnette » ; ce sera encore un « drame du silence », comme TheSteps dans lequel le rôle principal est donné à l’espace architectural et à la lumière, créateurs d’atmosphères. Ainsi, la traversée du xixe siècle et l’entrée dans le xxe se font en théâtre par des tentatives pour révolutionner le théâtre ; tentatives essentiellement esthétiques non loin du Gesamtkunstwerk wagnérien qui fait école et appelle une réflexion globale sur l’art scénique qualifié par simplification d’« Art total ». Si les anciens codes sont refusés, de nouvelles injonctions incitent à repenser la cohérence de l’ensemble en lien avec le spectateur et son « ressenti ». Mais ces tentatives sont rares, et le théâtre reste un lieu où la séparation entre la scène et la salle, donc entre le public et le théâtre, est effective et même renforcée.
Paradoxalement, cette séparation a pour finalité de rapprocher le spectateur de l’histoire. André Antoine au Théâtre-Libre, par une esthétique naturaliste qui s’appuie sur le principe du quatrième mur, donne à la scène une totale autonomie vis-à-vis des spectateurs. La scène est le double du réel, et le but avoué est que le spectateur se reconnaisse dans le miroir de la scène. Wagner et son rêve de faire de la scène un « abîme mystique » cherche à reconcentrer l’attention du public sur la scène par des moyens appropriés qui redéfinissent les codes du théâtre : salle au noir, spectateurs répartis en un seul amphithéâtre, musiciens dans une fosse d’orchestre. Une opposition s’est installée dans une rupture consommée entre la salle et la scène et la recherche incessante du lien que le théâtre a perdu en même temps que sa dimension rituelle.
Les rêves de communion se multiplient, jusqu’à Jean Vilar et son combat pour un théâtre populaire, mais dans ce théâtre institutionnel, aucune proposition ne va réellement dans la voie du rituel qui a été définitivement rompue, même si plane la nostalgie de ce théâtre originel perdu. Cet acte rituel est fantasmé et cherché du côté d’un théâtre préverbal, ce que revendique par exemple Jan Fabre, notamment en Avignon 2005 avec Je suis sang, sur les traces d’Antonin Artaud qui incarne la quête d’un théâtre authentique. Un théâtre qui rend sensible la parole originelle et la cruauté fondatrice du monde :
[…] si le théâtre double la vie, la vie double le théâtre. […] la métaphysique, la peste, la cruauté, le réservoir d’énergie que constituent les mythes que les hommes n’incarnent plus, le théâtre les incarne. Et par ce double, j’entends le grand agent magique dont le théâtre par ses formes n’est que la figuration, en attendant qu’il en devienne la transfiguration.
C’est sur la scène que se reconstitue l’union de la pensée, du geste, de l’acte. Et le double du théâtre, c’est le réel inutilisé par les hommes de maintenant12.
La dimension magique n’est pas loin du rituel dans cette définition du théâtre idéal (idéel ?) de la transfiguration. Un théâtre qui n’est pas imitation, (« figuration »), mais le réel, délaissé par les hommes, un réel « inutilisé ».
Ainsi, le théâtre à travers le renouvellement des formes scéniques et esthétiques, manifeste une quête fondamentale d’un âge d’or perdu, qui retrouvé, serait la garantie d’une authenticité.
Le jeu entre les cadres, le jeu entre les planches
Quant au jeu, dans ce théâtre « déritualisé », il est sur la scène et n’est plus ce jeu entre la salle et la scène. Déplacée, la notion de jeu est devenue le propre du « travail » de l’acteur. Le jeu sans rite devient une problématique complexe spécifiquement restreinte au jeu d’acteur. La question se déplace du cadre rituel vers l’esthétique et les types de jeu qui ont pour corollaire diverses méthodes d’apprentissage de jeu d’acteurs. Au mieux l’on s’interroge sur l’effet produit sur le spectateur, mais en tant qu’effet dans une relation esthétique et non pas en tant qu’appartenance au principe ritualisé.
Je ne reviendrai pas ici sur les différentes théories du jeu d’acteur, dont le duel méthode Stanislavskienne versus gestus brechtien incarne une problématique déjà soulevée par Diderot dans le Paradoxe du comédien. À savoir le rapport entre l’acteur et le personnage. La question du « jeu » devient, pourrait-on dire, celle du « je ». Mais je vais m’intéresser au jeu entre les cadres qui s’apparente au sens du mot jeu, lorsqu’il est question de jeu entre les planches, comme symptôme d’une disjonction. Si la séparation entre la salle et la scène résulte d’une perte du rituel antique, une autre recherche dans le domaine concret du théâtre met à jour les failles dans le quatrième mur. C’est ce jeu-là qui va nous intéresser : ça bouge ; entre fiction et réalité, « il y a du jeu ». Un jeu qui non seulement est apparent, mais même nécessaire et recherché.
Dans le domaine de la mécanique il est question de « jeu fonctionnel » dont la nécessité est inhérente à la réussite du bon fonctionnement. Il faut nécessairement un peu de jeu entre les pièces ajustées pour que celles-ci puissent fonctionner. C’est un peu la même chose en théâtre. Un « jeu fonctionnel » est nécessaire entre fiction et réalité, entre acteur et personnage pour que ça fonctionne. Le ça recouvrant non pas une aura magique, il n’y a rien de magique dans le phénomène du théâtre, mais un indicible pacte entre le spectateur et le spectacle qui passe par une « suspension consentie de son incrédulité13 », comme le disait Samuel Taylor Coleridge (Willing suspension of disbelief). C’est en ce sens que l’« étrangéité », l’effet V brechtien, (Verfremdungseffekt : Effet de distanciation) peut également s’entendre qui passe par le gestus du comédien qui jamais ne s’efface derrière le personnage. Du « jeu » apparent au jeu nécessaire, il semblerait que la nécessité fasse loi comme en mécanique. Ça passe parce que ça joue.
Dans les années périphériques à soixante-huit, le théâtre en voulant à la fois s’affranchir des codes bourgeois et en cherchant de nouveaux rapports avec le public a poussé les expériences dans ce domaine assez loin. On est passé du jeu de l’acteur au jeu avec la convention, alors bousculée et renversée. Le Living Theatre de Julian Beck et Judith Malina, qui donne au spectateur un rôle primordial dans le déroulement du spectacle, Grotowski et son Théâtre Laboratoire qui propose un nouveau rapport scène-salle, un peu partout en occident, les recherches et les propositions se multiplient dans ce sens. C’est aussi l’époque des happenings et improvisations qui remettent en question la notion de jeu comme principe imitatif. On sort du cadre du théâtre au sens propre et figuré. On fait un théâtre « hors les murs ». André Engel en France dans les années 70 a expérimenté et proposé ce type de théâtre en lien avec une influence situationniste qui met à jour une nouvelle acceptation de la notion de jeu.
La dérive et le jeu
Dans la proposition de Guy Debord et de l’Internationale Situationniste, le jeu est une des composantes de la remise en cause du monde analysé comme un immense spectacle, en ce sens que la recherche d’une authenticité passe par un rapport ludique à la vie. Le mouvement officiellement né en 1957 remet en cause le fonctionnement de la société occidentale de consommation, partant du postulat selon lequel : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation14 ». Telle est la première thèse de La société du spectacle, l’essai de Guy Debord, fondateur du mouvement avec Raoul Vaneigem.
Par ailleurs, en 1965, Guy Debord dépose le brevet d'un Jeu de la Guerre (dit encore Kriegspiel) qu'il avait imaginé dix ans plus tôt. Et en 1987, paraît le livre Le Jeu de la Guerre15 présenté sous forme d'un « relevé des positions successives de toutes les forces au cours d'une partie ». Ce jeu et le livre sont basés sur la théorie de la guerre de Clausewitz et ont donc pour modèle historique la guerre classique du xviiie siècle, prolongé par les guerres de la Révolution et de l'Empire. Une adaptation informatique du jeu est apparue sur Internet en 2008. C’est dans le modèle de l’Homo ludens décrit en 1938 par l’historien hollandais Johan Huizinga que Debord et Lefebvre vont respectivement trouver cette inspiration. Dans son Essai sur la fonction sociale du jeu Huizinga voit dans la pratique ludique « une action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité16 ». Ce qui intéresse ici Debord et Lefebvre, c’est d’une part le fait que le jeu soit à la fois une source majeure de création culturelle et aussi le paradigme d’une participation totale à la vie. Et le jeu, « multiforme et multiple » dit Lefebvre, qui « correspond à des désirs affinés et différenciés, selon les individus et les groupes, désirs qui tuent vite la monotonie et l’absence de possibilités », n’est pas simplement l’expression d’un désir qui remet le monde en question, il est aussi ce qui en réinvente constamment – mais toujours provisoirement – les règles.
L’Internationale Situationniste constate que l’urbanisme moderne figé dans ses règles ne permet plus ce rapport ludique à l’espace. On ne peut plus se perdre dans une ville, c’est-à-dire d’être pris à son jeu. Car l’art de se perdre en ville comme on se perd dans un labyrinthe, cet art dont Walter Benjamin disait qu’il demande toute une éducation17, tombe lui-même en désuétude. Absence d’authenticité (la société est un immense spectacle) et absence de liberté (codification et réglementation) vont définir le terrain de combat de l’I.S. contre toute forme de manipulation et de cartésianisme.
Ainsi, l’Internationale Situationniste par le biais de l’Urbanisme Unitaire va proposer des actions authentiques de vie appelées Dérives qui se définissent ainsi :
Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique de nature ludique-constructif, ce qui l’oppose en tout point aux notions classiques de voyage et de promenade18.
Il s’agit de construire des situations à travers une intervention ludique dans l’espace urbain. La dérive n’est pas tant un moyen d’échapper au quotidien, ce qui serait le fait de du « divertissement » qu’un moyen de le réinventer. La dérive n’est pas non plus la simple balade sans but, ni une rêverie comme le suggère par ailleurs Pierre Sansot dans sa Poétique de la ville ; elle assume la dimension ludique de l’exploration urbaine tout en se doublant de la reconnaissance psychogéographique dans la fonction constructive. Debord en donnera une expression graphique par le détournement des cartes de villes pour les transformer en cartes psychogéographiques qui mettraient au jour la structure cachée des espaces urbains. La dérive entre dans le processus qui consiste à créer des ambiances inédites permettant la construction de situations, c’est-à-dire des moments de vie à la fois singuliers et éphémères.
On retrouve dans cette proposition pro-situ les idées qui fonderont l’ensemble de la démarche d’André Engel qui, bien que n’ayant jamais adhéré à l’Internationale Situationniste, se sent des affinités avec cette posture. C’est-à-dire d’une part, dans la dénonciation du principe de vie par procuration concernant les spectateurs, donc de passivité, et d’autre part, de manière sous-jacente, dans l’idée que la remise en cause du monde passera par une remise en cause du spectacle.
Ce qui se traduira par des propositions radicales qui nient au spectateur le statut de spectateur de spectacle théâtral, et ce, paradoxalement, en exacerbant sa posture de spectateur, particulièrement dans des spectacles qui sont construits sur le principe de la dérive. Ce sont ses spectacles hors les murs d’avant 1984 : Baal, Un week-end à Yaïck, Kafka. Théâtre complet, Prométhée, Dell’inferno. Ces spectacles qui transportent les spectateurs en car de tourisme ou en train dans des lieux insolites (Haras, usine désaffectée, carreau de mine, gare) lui changent son statut par amplification : le spectateur devient touriste, badaud ou même déporté. Il effectue un véritable « voyage », en car, ou en train. Ces spectacles sont en fait des constructions de situation comme l’entend l’Internationale Situationniste, non séparable de son vécu, car pour André Engel, le spectacle est un moment vécu et non une représentation artificielle de fragment de réalité. Et les spectateurs ne sont pas des acteurs, mais sont réduits à l’action, c’est‑à‑dire mis dans une situation telle qu’ils passent du statut de spectateurs passifs à celui de spectateurs « viveurs ». Mais à la fin du « voyage », ils sont rejetés à la rue sans possibilité de renouer avec leur posture classique par des applaudissements…
Avec radicalité, ces propositions cassent les codes et les règles institutionnelles du théâtre tout en s’appuyant sur le principe renouvelé du jeu qui n’est pas un renforcement du faux et de la fiction, mais moment vécu et authentique dans une dérive psychogéographique. Il n’est plus question de faire passer la fiction pour la réalité, mais de fictionnaliser le réel. Le jeu fonctionnel n’est plus dans la faille qui laisse poindre la réalité dans la fiction, mais dans la mise en doute du réel. En exacerbant sa posture, André Engel a pensé amener le spectateur à se poser des questions sur la fausseté de sa situation. Pour lui, le spectateur ne doit plus être « au-dessus de tout soupçon », mais assumer son rôle.
Jeu fonctionnel affiché
Actuellement, certains théâtres, tout en s’affirmant « théâtre », avec ce que ce mot recouvre d’imitation, de fiction et de jeu, tendent à affirmer l’artifice avec la complicité des spectateurs. Nul besoin de faire semblant d’y croire. On ne croira à rien d’autre qu’au fait que des acteurs, là sur le plateau, s’emparent d’une histoire, d’une parole, et la racontent avec jubilation, pour le plus grand plaisir des spectateurs… et des acteurs. Je veux parler, par exemple du Théâtre Permanent de Gwenaël Morin19.
La question du rite est à la fois assumée : on vient clairement dans un théâtre pour assister à la représentation d’un texte. (Un panneau écrit à la main donne le programme qui est accompagné du slogan : « Venez nombreux »). Mais un jeu fonctionnel s’affirme et s’affiche entre la fiction et la réalité : les acteurs en tenue de ville, sans fard, sans lumière autre qu’un plein feu, sans accessoires autres que ceux « bricolés » avec des bouts de cartons et de ficelles, racontent, jouent, s’amusent. Le Théâtre Permanent n’hésite pas à se frotter aux textes du répertoire et aux auteurs dits « classiques », consacrant trois mois par auteur et un mois par texte, sur toute une année dans un même théâtre. Racine, Molière, Shakespeare, mais aussi Fassbinder, Wozzeck de Büchner ou Sophocle sont joués.
D’autres exemples de collectifs théâtraux incarnent cette tendance, comme le tg Stan [S (top) T (hinking) A (bout) N (ames)]. Cette compagnie fut fondée par quatre acteurs diplômés du Conservatoire d'Anvers en 1989 qui refusèrent catégoriquement de s'intégrer dans une des compagnies existantes, ne voyant dans celles-ci qu’« esthétisme révolu », « expérimentation formelle aliénante » et « tyrannie de metteur en scène ». Ils voulaient se placer eux-mêmes en tant qu'acteurs, avec leurs capacités et leurs échecs (avoués), au centre de la démarche qu’ils ambitionnaient : la destruction de l’illusion théâtrale, le jeu dépouillé, la mise en évidence des divergences éventuelles dans le jeu, et l'engagement rigoureux vis-à-vis du personnage et de ce qu'il a à raconter. Mais c’est aussi un répertoire hybride, quoique systématiquement contestataire, où Cocteau et Anouilh côtoient Tchekhov, Thomas Bernhard, Ibsen et les comédies de Wilde, Shakespeare ou les essais de Diderot.
D’autres suivent cette voie comme La Datcha, jeune compagnie française, dont les onze acteurs, plus ou moins trentenaires, se sont rencontrés lors d’un stage avec le tg Stan. Pour eux, travailler ensemble, c’est « composer une combinaison inédite sans consensus ni concessions ». L’absence de metteur en scène est revendiquée, comme au tg Stan, la responsabilité est partagée entre tous et la structure est horizontale. Dans leur processus de création, le texte est « premier » et le travail à la table capital, qui permet de modeler le matériau de l’histoire qu’ils veulent raconter. Ces fondations essentielles leur permettent de poser les conditions du jeu : un rapport fondamental au présent de la représentation et au public, conditions qu’ils retiennent de leur expérience de stage avec Jolente de Keersmaeker et Frank Vercruyssen de tg STAN. En retardant le plus possible le passage au plateau, ils veulent assumer ce rapport direct avec le spectateur ; ce qu’ils jouent ne constitue pas une réponse intelligente, une synthèse efficace portant leur vision, mais un compte rendu honnête de leurs recherches, de leurs errances et trouvailles. Dans une telle démarche, la question de l’incarnation est détournée : ils ne viennent pas jouer des personnages, mais viennent « donner à entendre et à voir » ; « Nous ne construisons pas un théâtre de l’illusion, disent-ils, mais un théâtre qui affirme son propre mensonge et dévoile l’endroit de l’implication de chacun. Un théâtre qui fait jeu de tout, de ses codes et du trouble qu’il suscite20 ». L’horizontalité entre eux vaut aussi dans leur rapport au public. « Pas de quatrième mur. Ici et maintenant. Ne pas tricher, ne pas faire croire que nous avons tout compris, que nous savons mieux, mais questionner au bon endroit. » Deux histoires se racontent alors conjointement, en se mélangeant ; celle que contient le texte et la leur propre.
Finalement, si les origines du théâtre occidental se construisent sur le rituel du théâtre antique, comme nous le rappelle Florence Dupont, cette dimension laissée pour compte par le théâtre classique et moderne se voit remplacée par de nouveaux protocoles. Avant tout sociaux, ces nouveaux rites n’ont plus rien de rituel. Désacralisé, le théâtre est l’apanage d’une société qui réinvente ses codes culturels et sociétaux. La question du rite se serait en définitive réduite à celle d’un jeu social et à des conventions cadrantes, tandis que corollairement, le jeu consisterait en un jeu de subversion en sortant du cadre, ou en annulant la part de fiction du théâtre imitatif. Ainsi, la séparation consommée par le fameux quatrième mur donnera lieu au xxe siècle à des recherches de renouvellement des liens entre la salle et la scène. Elles passeront par une sortie du cadre et la réinvention d’un jeu au moyen duquel, sur les traces de Guy Debord, la « société du spectacle » est dénoncée. L’ajustement entre les cadres référentiels du théâtre et la nécessité d’une communauté de partage, de part et d’autre de la salle, met en relief les « jeux » au sens fonctionnel du terme, autrement dit les failles ou les richesses qui en découlent. Du « jeu entre les planches » s’installe dans le théâtre, comme palimpseste du rituel perdu. Pourtant dans cette deuxième décennie du xxie siècle, un nouveau théâtre ludique et jubilatoire, dédouané de ces problématiques se développe dans des collectifs qui assument la convention mais la traitent comme le feraient des enfants qui « jouent à » raconter des histoires tout simplement.