Introduction

Texte

La réflexion collective qui s’élabore au travers des contributions ci‑présentes est centrée sur le jeu, dans une perspective qui reprend et actualise le thème du rite. L’articulation entre jeu et rite n’est pas nouvelle, et on peut même dire qu’elle fait partie de la littérature philosophique sur le jeu ; elle est ce dont il faut discuter.

C’est avec l’historien et essayiste Johan Huizinga, dans son passionnant ouvrage Homo ludens1 paru en 1938, que cette constellation voit franchement le jour, dans une dimension qui ouvre à la question plus générale de la culture. Le jeu, pourrait-on dire, c’est la culture à sa source, et qui se manifeste dès lors dans toutes les formes du social, comme le juridique, la philosophie ou encore l’art. Cet élargissement notionnel implique une toute autre acception du jeu que celle à laquelle nous adhérons lorsque nous parlons, à juste titre d’ailleurs, du jeu d’échecs, d’un jeu de cartes ou du jeu de football. Dans ce cas, il s’agit d’une activité intra-mondaine et par définition réglée, susceptible de donner du plaisir et surtout un espace entièrement singulier, suspendu par rapport à l’ordinaire de la vie. Huizinga dépasse d’emblée cette conception du jeu d’institution lorsqu’il reconnaît la pertinence de l’idée d’un jeu animal, bien qu’il n’en traite pas et souligne lui aussi le caractère réglé du jeu. Il faudrait une étude minutieuse, qui n’est pas du propos d’une introduction, pour préciser les discussions que Huizinga mène avec quelques auteurs, et en premier lieu l’ethnologue allemand Léo Frobenius, pour asseoir sa thèse. Le résultat n’en est pas moins une mise au travail de la notion du « jouer » qui tend à singulariser entièrement cette activité : celle-ci est synonyme d’un être au monde qui ne peut se rabattre ni sur la technique ni sur la connaissance ni sur la morale. L’art aurait-il de ce point de vue quelque privilège à faire valoir ?

Huizinga se détourne de l’opposition du jeu et du sérieux, qui cantonne le premier dans la sphère du divertissement, et il propose d’inclure les cérémonies sacrées et cultuelles pour étudier le jeu. Présentes dans les sociétés dites primitives qu’observe l’ethnologie, ces cérémonies semblent bien être de tout temps. Platon, y faisant allusion à propos de la musique et de la danse, suggérait déjà qu’il pourrait s’agir d’un jeu, mais alors des Dieux.

Cette approche du jeu, placée dans l’horizon du culte, est loin de faire l’unanimité et elle mène directement aux débats qui animent non sans fécondité la question philosophique du jeu. Ainsi Stéphane Chauvier2, considérant cette approche comme trop extensive, choisit de l’écarter pour ne garder que le jeu d’institution qui répond au critère de règles constitutives. Mais on observe que le théâtre est également tenu éloigné de sa définition du jeu. Dans un tout autre registre, Eugène Fink, qui fut le collaborateur étroit de Husserl, relativise dans son grand livre de 1960 Le jeu comme symbole du monde3 l’interprétation qualifiée de « mythique », qui prend en compte la religion et le culte, et il la dépasse dans sa volonté d’élever le jeu à une signification mondaine.

La perspective qui est menée sur le jeu, ici, n’a pas pour objectif d’élaborer l’argumentation visant à justifier ou non la pertinence d’une conception liée au rite. L’axe dominant est celui d’un questionnement sur l’art, dans ses formes moderne et contemporaine, avec la dimension performative mise au premier plan, là où il y a jeu : dans le théâtre, la musique et la danse ; là aussi où le corps en mouvement et l’oralité de la parole deviennent les moments incontournables d’une pratique irréductible aux problèmes que pose le texte, qu’il soit littérature ou partition. Or si l’on s’arrête sur cet aspect de l’art, intimement connecté au jeu dans ce qu’il a de vivant, c’est à l’étonnante résurgence du rite qu’on est confronté, soit de façon concrète, soit selon des modalités problématiques, sources de tensions fécondes. Qu’il y ait du rite dans le jeu, ou que le jeu puisse se retourner en rite : c’est là ce qu’observent et tentent d’analyser les différentes contributions réunies dans ce volume, consacré à l’art à partir de quelques-unes de ses déterminations particulières.

La notion de rite, dans ce contexte, est remise en mouvement. Est-elle ou non, dès lors, marquée de religiosité et de sacré ? Il ne faudrait pas trancher trop vite.

Le dictionnaire donne plusieurs définitions du terme, selon lesquelles tel ou tel aspect se voit plus ou moins accentué. Le rite, tout d’abord, signifie l’ensemble des cérémonies du culte en usage dans une communauté religieuse ; il est synonyme de liturgie. En ce cas, on insiste sur le côté pratique et symbolique de la religion par opposition à ce qui pourrait en être l’esprit ou la doctrine. En un second sens, très proche du précédent, le rite désigne la cérémonie réglée ou le geste particulier prescrit par une religion. Cette acception insiste sur le côté réglé de la pratique ; règles dont on pourrait questionner le rapport ou non avec celles qui président au jeu. Enfin, dans un contexte laïcisé, et dans un sens figuré, le rite renvoie à une manière de faire qui est invariable, soulignant le côté habituel voire rigide de la pratique.

Dans notre société occidentale désenchantée, et a fortiori dans le domaine de l’art, le rite ne peut sans doute plus porter ni structurer l’incandescence du sacré. Il n’en est pas moins présent, tel un défi ou un revers à ce qui voudrait n’être que pur jeu. Le rite : est-ce le jeu réifié, ou le fond obscur d’où le jeu puise sa vie ?

1 Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988, trad. du néerlandais par Cécile Seresia,.

2 Stéphane Chauvier, Qu’est-ce qu’un jeu ?, Paris, Vrin, Chemins philosophiques, 2007.

3 Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, Paris, Éditions de Minuit, 1966, trad. par H. Hildenbrand et A. Lindenberg.

Notes

1 Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988, trad. du néerlandais par Cécile Seresia,.

2 Stéphane Chauvier, Qu’est-ce qu’un jeu ?, Paris, Vrin, Chemins philosophiques, 2007.

3 Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, Paris, Éditions de Minuit, 1966, trad. par H. Hildenbrand et A. Lindenberg.

Citer cet article

Référence électronique

Anne Boissière, « Introduction », Déméter [En ligne], 1 | Été | 2018, mis en ligne le 15 septembre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/385

Auteur

Anne Boissière

Professeur, université de Lille 3 depuis septembre 2007. Directrice du Centre d’Étude des Arts Contemporains, ea 3587, de janvier 2008 à juillet 2012.

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