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Dans ce numéro thématique, on se propose d’interroger la présence du mandala dans le champ de la modernité artistique, à travers la pluralité de ses figures. Concept d’origine hindoue, développé dans le bouddhisme ésotérique1 dans le cadre des pratiques rituelles et des contemplations spirituelles destinées à l’Éveil, le mandala se retrouve aujourd’hui dans de nombreuses disciplines artistiques, en musique, en architecture, en danse, en arts plastiques ou encore en littérature et en art-thérapie. Par une approche transversale, on donne un aperçu de la diversité de ces reprises artistiques modernes, comme autant de mises en lumière d’un concept plurivoque et heuristique. Il convient alors d’emblée d’abandonner la vision trop limitante qui consiste à comprendre sous le terme mandala nécessairement un dessin géométrique centré et ordonné par symétrie, et à voir dans toute figure de ce type un mandala. Une telle vision a dévalorisé, sinon corrompu2, le sens du terme « mandala » au point qu’il désigne parfois aujourd’hui un dessin à colorier.

Le mandala dans sa tradition religieuse

Comme le montre Pierre Régnier dans son article sur la genèse des mandalas shintō au sein de la tradition bouddhique même, le concept de mandala est questionné et ne saurait être réduit à une représentation abstraite géométrique, même si effectivement ces types de figures sont les plus connues. Rappelons, tout d’abord, que dans le bouddhisme tantrique les mandalas artistiques ne sont pas uniquement dessinés et peints, mais aussi sculptés en ronde-bosse, parfois dans des dimensions monumentales. L’on pensera ici au mandala du temple Kyō‑ō‑gokoku‑ji3 de Kyoto, temple du bouddhisme tantrique Shingon4, créé au viiie siècle. Ce mandala en volume, qui se déploie sur trente-cinq mètres de long, regroupe un ensemble de vingt et une statues. Émile Guimet qui comprit l’importance de cette œuvre « en tant que figuration représentative de la pensée et de la liturgie de l’école Shingon5 », en avait fait construire une réplique à échelle réduite qu’il exposa lors de l’Exposition universelle en 1878. Après une restauration dans les années 80, ce mandala est aujourd’hui exposé dans les galeries du Musée national des arts asiatiques de Paris.

Plus essentiellement, dans le cadre du bouddhisme tantrique, « mandala » ne désigne pas uniquement un objet artistique. Si l’on peut traduire le terme par « cercle » ou « plateau », il désigne d’une manière générale ce qui manifeste et dévoile l’essence, c’est-à-dire la nature du Bouddha universel6, le « Grand Illuminateur » Dainichi 大日 [skt. Mahā-vairocana]. Or, selon cette école rien ne saurait être, sans être la manifestation de l’essence ; ainsi toute chose peut être, et doit être, considérée comme un mandala. L’on comprend dès lors que ce que nous entendons ordinairement par mandala, c’est-à-dire l’objet artistique géométriquement ordonné, est en fait une classe particulière de mandala. Cette déclaration, selon laquelle toute réalité manifestée est un mandala, revient à affirmer l’unité et l’identité entre l’être et le paraître, entre le bouddha et la multitude des êtres, sansan byōdō 三三平等. Toutefois, le tantrisme tient également pour vraie la proposition contraire, à savoir que l’essence et le manifesté ne sont pas identiques. Ces deux affirmations, qui peuvent paraître ici comme étant contradictoires, se fondent sur une logique paradoxale, qui caractérise cette école, que résume à elle seule la locution ninifuni 二而不二, littéralement « duel non duel ». Cette formule se décline en toute une série, telle que « la matière et l’esprit ne sont pas deux ». Or, c'est justement ces deux aspects, identité et différence, qui permettent un cheminement ascétique conduisant l’adepte de l'« esprit ordinaire » à l'« esprit Éveillé » selon plusieurs stades de « réalisation », siddhi. Aussi le Shingon présente-t-il l’ascèse et l’Éveil de manière paradoxale, en une série de doublets tels que hongaku 本覚 « Éveil originel » et shikaku 始覚 « Éveil inchoatif », ou honnu 本有 « originellement existant » et shushō 修生 « produit par la pratique ». C’est à partir de cette logique que le mandala comme objet artistique destiné à la contemplation doit se comprendre : en contemplant – c’est-à-dire en regardant et en méditant – le mandala, l’adepte bouddhiste doit réaliser qu’il est lui-même un mandala, que son corps et ses actes7 sont un mandala, autrement dit qu’il manifeste lui‑même la nature du Bouddha universel8. Pour atteindre à l’état du Bouddha, l’adepte a à sa disposition trois grands moyens. Le premier est de savoir que « l’essence du corps et de la pensée, c’est le Mandala des Deux Parties9 » ; le deuxième, c’est de rendre manifeste « le Mandala qui est complet originellement dans le corps des êtres vivants » ; le troisième consiste à retrouver « l’origine de sa propre pensée, en acquérant le Mandala10 » et en parvenant à l’état d’illumination parfaite après avoir parachevé la pratique des trois formes d’actes.

Par ailleurs, le paradoxe, dualité et non dualité de l’essence et de la forme, qui fonde le concept de mandala, le rend propre à se modifier selon les cultures et les époques. Dans son article sur la genèse des mandalas shinto, Pierre Régnier montre qu’au Japon le mandala a subi, depuis son arrivée avec le Shingon11 au ixsiècle, plusieurs modifications, aussi bien conceptuelles que formelles, en intégrant dans son panthéon les kamis12, divinités du shinto liées à la nature. L’on voit alors naître des mandalas shintoïstes dont certains sont purement figuratifs – le monde naturel et la communauté des hommes se confondant avec l’essence aux yeux de l’artiste. La représentation artistique et la divinité perdent alors leur dualité, l’image rend présent le kami et son lieu de culte, au point où la contemplation du mandala remplace efficacement le pèlerinage.

Le mandala : la tradition dans la modernité

Dans le champ de l’art au xxe siècle sur lequel nous nous focalisons, le mandala se déplace conceptuellement et formellement : l’essence, la relation de l’essence et du manifesté et sa forme sont redéfinies, mais tout en demeurant le moyen ou le vecteur d’une (re)saisie de soi, aussi bien sur le plan individuel que collectif.

Dans son article, « De l’espace scénique au mouvement : le symbole du maṇḍala sur la scène contemporaine en Inde au Tamil Nadu », Nancy Boissel-Cormier présente une pratique du mandala qui imprègne la vie quotidienne indienne, mêlant le politique, le religieux et l’art. Le mandala est un motif traditionnel que reprend la scène contemporaine, à partir des années 80, comme une reconquête identitaire postcoloniale à travers une « résistance esthétique ».

Dans « le Mandala entre la mystique persane et la modernité : répéter un monde éternel ou créer des mondes possibles ? » Yazdi Boroumand présente comment les artistes, dans le contexte de la musique contemporaine iranienne, se réapproprient ce motif traditionnel. L’auteur met en évidence de quelle manière le mandala, figure du retour à soi et d’auto-identité, est pensé non plus comme figure spatiale, mais comme une dynamique circulaire et une structure intégrant les éléments contradictoires ou symétriques. La reprise du mandala s’inscrit dans un contexte intellectuel de l’Iran contemporain au confluent de la pensée mystique et de la pensée moderne.

La prégnance du mandala et du cercle

Comme on l’a dit, dans le bouddhisme tantrique le mandala est pensé comme une figure manifestant adéquatement l’essence. Peut-il alors être retrouvé d’une manière spontanée, c’est-à-dire en dehors d’une transmission, autrement dit en dehors ou indépendamment de la tradition ?

Dans leur article, « Le mandala comme espace originel, du dessin à la danse, selon C. G. Jung », Bruno Traversi et Bernard Andrieu montrent comment Carl Gustav Jung découvre les mandalas bouddhistes à travers une pratique personnelle lors de laquelle il explore l’autonomie de l’inconscient : les figures circulaires qu’il dessine spontanément sont expressives de son état intérieur, mais aussi influent, en retour, sur son état psychique lorsqu’il les contemple, de telle sorte que s’installe une circularité entre l’œuvre et son auteur. À travers ses dessins quotidiens, Jung se découvre et se transforme tout à la fois. Il identifie alors sa production aux mandalas de la tradition bouddhique. De plus, il observe que certains de ses patients tracent ou dansent spontanément des figures semblables, figures qu’il qualifie de « mandalas occidentaux ». Selon lui, le mandala est une forme de spatialisation du contenu intérieur, l’archétype. Le sujet, en état de transe, arpente ainsi un espace qui est en même temps l’expression de sa psyché. Là encore l’espace mandala est à la fois expressif et opératoire. Dans la « danse du mandala », l’espace est configuré par une dynamique circumambulatoire qui reflète selon Jung la dynamique d’individuation. De plus, Charles Kerényi remarque que la structure géométrique du mandala se retrouve aussi bien dans les rituels de fondation des villes romaines13. L’espace du mandala figure-t-il alors un espace originel, où se rencontrent l’individu et le collectif, comme fondement à la fois de l’unité de soi et du vivre ensemble ?

Dans « Le mouvement circulaire, du rite au ballet », Aude Thuries montre combien la figure du cercle est un parcours spatial emprunté dans les diverses formes de danses, aussi bien dans les danses enfantines que dans les danses rituelles ou dans la danse classique. Il semble que dès l’aube de l’humanité, les hommes formaient un cercle dans les danses, comme en témoigne la plus ancienne représentation rupestre d’une danse, trouvée dans la grotte de l’Addaura, sur le mont Pellegrino, près de Palerme, datant d’environ 10 000 ans avant notre ère. À travers les âges le motif circulaire se retrouve aussi bien comme symbole de l’ordre et de la beauté – comme dans la codification esthétique des ballets de cour des xvie et xviie siècles – qu’au titre de figure primaire dans la recherche d’un mouvement naturel, l’équivalent d’un primitif libéré des normes culturelles, comme par exemple chez le danseur et chorégraphe allemand Rudolf Laban au xxe siècle.

Dans « L’expérience du cercle chez Henri Michaux : pratique de la réconciliation ? », Marie-Aline Papuchon explore, quant à elle, la présence du cercle dans l’œuvre littéraire et plastique d’Henri Michaux, en rapport avec sa quête des commencements dans la perspective d’une « anthropologie des formes ». Il s’agit pour cela de délaisser la représentation au profit de l’activité, en plongeant dans les profondeurs de la genèse du soi. Le cercle avec sa dynamique y apparaît alors comme une forme conciliant les opposés, comme un mouvement conjuguant le vivant et l’art. Là encore, le tracé circulaire enfantin est perçu comme un mouvement originaire, indépendant de superstructures culturelles, où commence et d’où émerge le petit homme, au fil de l’affermissement et du déploiement de son geste. La boucle et la répétition sont ici essentielles et se retrouvent également dans le jeu musical : plaisir de la circularité et de la litanie. Marie-Aline Papuchon fait alors le lien entre le mouvement circulaire chez Michaux, la danse de Mary Wigman et la pratique mystique des soufis : dans le cas du jeu musical, la circularité conduit à une unification entre le musicien lui-même, la musique et l’instrument, elle permet une forme de fusion sensible avec le monde. Processus de concentration par un schéma dynamique que Jean During appelle « mandala musical ».

Claude Fintz, dans « Le mandala, symbole de la convergence de l’expérience de l’œuvre et de l’activité spirituelle. Quelques réflexions suscitées par trois œuvres contemporaines », développe la question des figures du mandala, du cercle au premier chef, au confluent de l’art et de l’expérience spirituelle. Il explore le rapport de miroir entre transformation de soi et transformation des formes. Le cadre de l’œuvre, comme l’espace du mandala, est l’espace où se découvre la psyché, notamment à travers ses archétypes. Fintz prend l’exemple de trois œuvres dans lesquelles il retrouve les principes qui caractérisent le mandala. Tout d’abord, celle d’Henri Michaux qui voit dans le mandala un territoire, un espace limité et structuré, manifestant un espace ontologique où le sujet peut se perdre, mais aussi une œuvre comme travail de réorganisation, de ré‑agrégation de soi. Ensuite, dans le livre La Chute, qu’Albert Camus publie en 1956, qui met en scène un personnage-narrateur. Fintz fait le parallèle entre la métanoïa de cette double figure et la visée initiatique du mandala. Il relève notamment dans l’œuvre de Camus une symbolique des lieux typique des mandalas, dans une structuration aussi bien horizontale que verticale ; la présence et l’opposition complémentaire des cinq éléments (terre, eau, feu, air, espace). Enfin, il montre comment la structure du mandala se retrouve également dans La Maladie de la chair et L’enfer dit-on de Bernard Noël. Chez ce dernier, la pensée et la chair sont deux aspects d’une seule réalité, et la corporéité communielle délivre le sujet d’une forme d’(auto)enfer(mement).

On voit à travers ce corpus combien le concept de mandala, dont la figure première est le cercle, est plastique : il se redéfinit sans cesse en fonction de l’époque et de la culture qu’il rencontre ou qui s’en saisit. Pour en voir l’unité, derrière la pluralité de ses aspects, il faut garder à l’esprit la logique paradoxale qui l’a vu naître : ninifuni, « duel non duel ». Il transcende les oppositions. Ainsi il tient à la fois du construit et du spontané, du codifié et de l’originel, du transmis et de l’inné, de l’espace intérieur et de l’espace extérieur, de l’individuel et du collectif, de la nature et de la cité ou encore de l’éphémère et du pérenne. Apolline Mercier, dans son article « Où exposer les mandalas ? » rencontre l’un de ces paradoxes que porte le mandala : comment exposer le mandala de sable, voué à la destruction immédiate, représentation de l’éphémère ? Ce questionnement est tout à la fois celui de la rencontre entre la tradition et la modernité, du passage du rituel religieux à l’exposition muséale. Les multiples paradoxes que porte le mandala autour de l’essence et du manifesté en font un objet de choix pour explorer les questionnements qui taraudent la modernité artistique.

Notes

1 Le bouddhisme tantrique ou ésotérique regroupe plusieurs types de bouddhisme dont le bouddhisme Vajrayāna, le Tendai ou encore le Shingon dont nous ferons principalement mention dans cet article. Return to text

2 Comprendre le mandala simplement comme une forme à colorier, pour s’apaiser, constitue un contresens majeur à la pensée bouddhique qui, d’une manière générale, dénonce les phénomènes, formes et couleurs, comme étant illusoires et comme ce dont il faut se déprendre par l’ascèse. Return to text

3 教王護国寺, connu également sous le nom de To-ji 東寺. Return to text

4 Le Shingon est l’une des deux branches du bouddhisme tantrique japonais avec le Tendai.  Return to text

5 Bernard Franck, Le panthéon bouddhique au Japon. Collections d’Emile Guimet, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1991, 335 p., p.166. Return to text

6 Le bouddhisme ésotérique distingue le bouddha universel du bouddha historique, Shakyamuni (Siddhārtha Gautama) qui vécut au VIe siècle av. J.-C. Return to text

7 Corps, Parole et Pensée sont les « trois mystères » san mitsu 三密. Ce sont les trois aspects de l’activité du bouddha présente en toute chose de l’Univers et donc en l’homme. Toutefois, ils se distinguent des trois formes d’actes profanes qui sont ceux de l’homme ordinaire par opposition à l’Eveillé. On retrouve donc à ce niveau également la logique paradoxale « duel non duel ». Return to text

8 « Même sous la forme de ce corps matériel qui est né de nos père et mère […] nous pouvons atteindre à l’état de la Grande Connaissance absolue qui est l’état du Bouddha. » R. Fujushima, Les douze sectes bouddhiques du Japon, Éditions Trismegiste, 1983, p. 81. Return to text

9 Le Mandala (Cercle) des deux Parties est le Garbha-dhâu (Taizokai) et le Vajra-dhâtu (Kongakai). Return to text

10 R. Fujushima, Les douze sectes bouddhiques du Japon, Éditions Trismegiste, 1983, p. 98. Return to text

11 En 806, le bouddhisme tantrique est introduit au Japon par Kukai qui fonde alors le Shingon. Kukai est considéré comme le huitième patriarche, le premier étant Mahâvairocana en Inde. Return to text

12 Les kamis, sont conçus comme des métamorphoses locales de bouddhas et bodhisattvas transcendants – mais ressentis comme venant du dehors. Return to text

13 « Des cercles et des carrés dessinés en partant d'un centre commun apparaissaient dans l'Italie ancienne tout comme dans l'Orient bouddhique ; ils forment le plan sur lequel on édifie. » C. G. Jung, C. Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie, Payot, 1968, p. 27. Return to text

References

Electronic reference

Anne Boissière and Bruno Traversi, « Introduction », Déméter [Online], 7 | Hiver | 2022, Online since 15 janvier 2022, connection on 12 novembre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/566

Authors

Anne Boissière

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Bruno Traversi

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