Introduction : De la légitimité des mandalas du shintô
L’étendue du concept de « mandala » et la variété de formes et d’usages qui l’accompagne, se traduisent par une foule de définitions pour certaines très éloignées les unes des autres. Nous nous proposons ici de présenter un développement particulier et relativement peu connu des mandalas : il s’agit de mandalas apparus vers le xie siècle au Japon, dans le cadre du culte des kamis (divinités du shintô) et que nous appellerons « mandalas du shintô », de son appellation japonaise shintô mandara 神道曼荼羅. Cependant cette appellation ne va pas de soi et pose au moins trois questions fondamentales évidentes : Qu’est-ce qu’un mandala, qu’est‑ce que le shintô et que sont les mandalas du shintô ?
Pour exemple, le dictionnaire Le Robert donne la définition suivante du mandala : « Dans le bouddhisme, représentation symbolique de l'univers, de forme géométrique et symétrique par rapport à son centre, servant de support à la méditation1. »
Sans chercher bien loin, on trouvera facilement à redire à cette définition qui, si elle correspond sans doute à une grande majorité des mandalas, n’en exclut pas moins certains prestigieux représentants. Mais le problème est plus profond, et la question est la suivante : oserions-nous parler de « mandalas » pour des représentations dont les caractéristiques seraient parfaitement à l’opposé de cette définition : ni bouddhiques, ni géométriques, ni symétriques, où le figuratif l’emporte clairement sur le symbolique et ne servant pas de support à la méditation ?... C’est pourtant le problème que semblent poser les mandalas du shintô. Certains auteurs rechignent d’ailleurs à leur donner le nom de mandala2. Cela nous semble cependant une distinction très artificielle dans la mesure où, naturellement, elle n’existe pas au Japon et surtout parce que ces mandalas sont le fruit d’une évolution continue, d’un développement sans frontière précise. À la définition du dictionnaire Le Robert, nous préférerons donc celle plus large proposée par Elizabeth ten Grotenhuis : « […] représentations d’univers sacrés où se produit une identification entre l’humain et le sacré […]3 ».
Le terme shintô pose lui aussi un certain nombre de problèmes que les spécialistes connaissent bien, notamment parce que le « shintô », désormais considéré du point de vue post‑Meiji (1868-), est très différent de ce qu’il fut durant le millénaire qui a précédé, du fait notamment de la séparation du bouddhisme et du shintô imposée à cette époque. Ce, alors que les deux cultes des kamis et des bouddhas avaient été très rapidement et profondément liés (voire confondus), et qu’ils l’étaient restés durant plus d’un millénaire. Cette sorte d’amalgame se faisait d’ailleurs à différents niveaux : tant dans les écoles classiques du bouddhisme et du shintô que dans des mouvements ouvertement syncrétiques et les croyances populaires.
Les mandalas que nous étudierons ici en sont d’ailleurs la manifestation tangible et l’on pourrait aisément, dans une certaine mesure au moins, préférer parler de « mandalas du syncrétisme shinto-bouddhique ». Cependant, malgré ces quelques réserves, nous avons choisi l’appellation « mandalas du shintô » pour des raisons évidentes de simplicité.
Nous l’avons dit, ces mandalas liés au culte des kamis diffèrent beaucoup de ce que nous nous représentons ordinairement comme étant un mandala ; afin de répondre à la question de ce que sont les mandalas du shintô, après avoir rappelé le cadre historico-religieux dans lequel ils sont apparus, nous verrons le processus de leur genèse ainsi que les principales formes qu’ils ont prises à travers différents exemples représentatifs.
Le cadre religieux japonais
Pour comprendre le développement qui a mené à la création des mandalas du shintô, il faut connaître un minimum le cadre dans lequel cela s’est fait. Si le Japon partage un certain nombre de traits culturels et religieux caractéristiques des différents pays où le bouddhisme s’est implanté de façon assez similaire, il a aussi ses spécificités qui se retrouvent naturellement au cœur même du processus qui a mené à l’avènement des mandalas du shintô.
Nous l’avons dit en introduction, le terme shintô est remis en cause par de nombreux spécialistes qui préfèrent souvent parler de cultes des kamis, le nom donné notamment aux forces de la nature résidant au cœur même des phénomènes et éléments naturels, arbres, rochers, montagnes, chutes d’eau, etc. ou plus rarement dans les objets, par exemple les miroirs. Naturellement, dans cette étude lorsque nous parlons de shintô, c’est aux cultes traditionnels anciens que nous faisons référence. Ces cultes existaient avant l’introduction du bouddhisme au Japon qui date environ de la première moitié du vie siècle. C’est d’ailleurs à cette époque que le terme shintô 神道 « voie des kamis » est apparu, calqué sur le terme sino‑japonais butsudô 仏道 « voie des bouddhas ». C’est aussi à partir de là, et sous l’influence du bouddhisme, que se sont développées les premières représentations, généralement anthropomorphiques, des kamis qui étaient jusqu’alors considérés comme des esprits sans forme ni image.
L’introduction du bouddhisme au Japon n’a pas été sans provoquer quelques accrocs entre ceux qui voyaient dans l’accueil de ces mystérieuses divinités étrangères un moyen supplémentaire de protéger le pays et ceux qui craignaient que cela provoque la colère des kamis maîtres des lieux. Mais le bouddhisme et son panthéon ont rapidement été acceptés et intégrés à la culture locale, cohabitant généralement en très bonne harmonie durant environ mille ans jusqu’à la restauration de Meiji (1868) qui imposa, sur des principes politico-religieux, une sorte de divorce forcé de ces deux cultes.
Le bouddhisme japonais est composé de différentes branches, qui ont été soit directement importées de Chine, soit développées au Japon à partir de ces dernières. Certaines écoles ont disparu mais beaucoup subsistent encore aujourd’hui. Parmi ces différentes écoles, deux nous intéressent particulièrement ici pour l’importance de leur rôle dans la genèse des mandalas du shintô : le bouddhisme ésotérique (essentiellement shingon 真言) et le bouddhisme de la « Terre-Pure » (jôdo 浄土) ou amidisme4. Ces deux formes de bouddhisme ont été importées dès les premiers temps du bouddhisme au Japon même si la première s’est d’abord développée au sein de l’aristocratie de l’époque de Heian à partir du ixe siècle (particulièrement au sein de l’école Shingon 真言宗 mais aussi, dans une moindre mesure, dans l’école Tendai 天台宗), alors que la seconde a connu son principal essor à partir de l’époque Kamakura, c’est‑à‑dire à partir de la fin du xiie siècle (école Jôdo 浄土宗 puis Jôdo-shin 浄土真宗). Comme nous le verrons ci-dessous, si l’ésotérisme bouddhique est le tenant des mandalas les plus orthodoxes, l’iconographie développée en lien avec les enseignements de la Terre-Pure a aussi grandement influencé le développement des mandalas du shintô.
Toute l’histoire religieuse du Japon est marquée par la bonne cohabitation des deux cultes, bouddhique et shintô. Ainsi, non seulement la population ne savait souvent pas bien les distinguer, mais aussi différents mouvements syncrétiques étaient très présents. Certains de ces mouvements persistent aujourd’hui encore, notamment dans le cadre des pratiques du shugendô 修験道, ascétisme des montagnes shinto‑bouddhique.
Cette tendance syncrétique date des premiers temps du bouddhisme au Japon. À partir de l’époque de Nara (710-794) et durant l’époque de Heian (794-1185), il est devenu courant de faire des cérémonies bouddhiques et des récitations de sûtras devant les kamis, notamment dans les « temples sanctuaires » jingu-ji 神宮寺. Les kamis étaient invoqués également comme protecteurs du bouddhisme et cela se pratique encore de nos jours notamment durant la très ancienne cérémonie Omizu-tori お水取り du temple Tôdai-ji 東大寺 à Nara.
À partir du xie siècle apparaît la théorie du honji-suijaku 本地垂迹 dans laquelle les kamis du shintô sont considérés comme des sortes d’avatars des divinités bouddhiques (bouddhas, bodhisattvas, etc.), théorie qui a naturellement joué un rôle fondamental dans la création des premiers mandalas du shintô. Bernard Frank la présentait ainsi :
[…] Dans le courant de la période Heian, à partir, en gros, du xie siècle, mais surtout, durant celle de Kamakura, aux xiiie-xive, on mit au point la théorie dite du honji-suijaku 本地垂迹 qui établit des correspondances systématiques entre les buddha et bodhisattva, définis comme des “états originels” (honji) et les kami, conçus comme leurs “traces – il faut comprendre : leurs manifestations – condescendantes” (suijaku), autrement dit, ce que l’on appelle en Inde des avatars5.
Il est toutefois important de noter que ces mises en correspondance des divinité bouddhiques et divinités shintô qui en sont les manifestations, n’étaient en fait pas fixées et variaient notamment d’un sanctuaire à l’autre et d’une époque à l’autre.
À partir de 1868, la politique de Meiji dite de « séparation des kamis et des bouddhas » shinbutsu-bunri 神仏分離 a porté un coup très sévère à cette tradition syncrétique. On trouve un des exemples les plus éloquents de cette situation dans le complexe shinto-bouddhique que formaient à Nara le sanctuaire shintô Kasuga-taisha et le temple bouddhique Kôfuku-ji. Désormais, il est difficile d’y voir autre chose qu’un temple à proximité d’un sanctuaire et pourtant, durant plus d’un millénaire, depuis l’époque de Nara (viiie siècle) et jusqu’à cette séparation forcée dans la seconde moitié du xixe siècle, ils avaient toujours été fortement liés, donnant naissance à certains des tout premiers mandalas du shintô.
Cependant, les liens séculiers qui unissaient ces deux cultes étaient si profondément ancrés dans la population que cette séparation artificiellement imposée n’est pas parvenue à en venir complètement à bout, comme nous l’avons vu ci-dessus avec notamment des mouvements syncrétistes qui n’ont jamais véritablement cessé d’exister et qui, pour certains, se perpétuent encore de nos jours.
Les mandalas au Japon, du symbolique au figuratif
On constate une évolution très marquée des mandalas au Japon : dans un premier temps (viiie siècle) les mandalas du bouddhisme ésotérique importés de Chine sont très doctrinaux, symboliques et figés ; ils évoluent ensuite progressivement pour aboutir (à partir du xie siècle) aux mandalas du shintô, à l’inverse souvent très figuratifs, comparativement d’une grande liberté graphique et sans grandes contraintes doctrinales. Les premiers sont des représentations cosmiques, abstraites, alors que les derniers sont des représentations beaucoup plus concrètes de lieux réels identifiés. Ils ne diffèrent pas que dans le fond et la forme, il y a aussi des différences de destination : on passe d’objet rituel et support de méditation invitant à l’union avec une divinité dans l’ésotérisme, à un objet de vénération à vocation de prosélytisme dans le shintô. Cette évolution se fait aussi avec l’influence de l’iconographie du bouddhisme de la Terre-Pure qui apporte ses éléments figuratifs et narratifs, absents des mandalas de l’ésotérisme.
Les mandalas sont évidemment au cœur de la pratique et des enseignements du bouddhisme ésotérique dont la principale branche japonaise, Shingon-shû, a été fondée par le moine Kôbô-daishi 弘法大師 au tout début du ixe siècle6. C’est lui qui importa de Chine à cette époque les très représentatifs « mandalas des deux plans » ryôkai-mandara 両界曼荼羅7, sorte de diptyque composé du « mandala du plan adamandin », kongôkai-mandara 金剛界曼荼羅, et du « mandala de la matrice », taizôkai‑mandara 胎蔵界曼荼羅. Ces deux mandalas dont la forme est strictement fixée constituent une représentation symbolique de l’univers selon ce bouddhisme ésotérique à travers son panthéon, au centre duquel se trouve le Bouddha Grand-Illuminateur (dainichi nyorai 大日如来). Ces deux mandalas sont caractéristiques des mandalas traditionnels : des assemblées de bouddhas et bodhisattvas rangés en ordre symétrique, très symboliques et figés par la doctrine. Dans certaines versions de ces mandalas, les divinités sont même simplement représentées par leurs attributs ou leurs caractères germes8, ajoutant encore au caractère symbolique de ces représentations.
Trois principes ont permis à partir de ces mandalas la création de nouvelles formes qui finiront par aboutir aux mandalas du shintô. Le premier est que les divinités qui entourent le bouddha central (Dainichi) dans ces mandalas sont considérées comme autant de manifestations de ce « Bouddha Universel ». Le Bouddha utilisant pour sauver les êtres différents expédients et, s’adaptant notamment à son auditoire, il prend la forme la plus appropriée pour prêcher la Loi aux êtres, ce que l’on appelle le « corps d’adaptation », ôjin 応身 (skt. : nirmāṇa-kāya), cette forme pouvant être celle de divinités locales étrangères au bouddhisme mais proches des populations. Cela était évidemment très propice au développement de la théorie du honji-suijaku évoquée ci-dessus ; le deuxième principe est qu’il était possible d’isoler une ou plusieurs divinités en des mandalas indépendants, besson mandara 別尊曼陀羅 ; le troisième est que les divinités périphériques des mandalas de l’ésotérisme intégraient déjà des divinités extérieures au bouddhisme, notamment issues de l’hindouisme prébouddhique, en tant que divinités gardiennes, ouvrant là aussi en quelque sorte la porte aux divinités du shintô qui se virent d’ailleurs souvent donner le rôle de protecteurs du bouddhisme.
Ainsi que nous le disions, un autre élément qui influença fortement le style des mandalas du shintô est le développement de l’iconographie du bouddhisme de la Terre-Pure fondée sur les enseignements du Bouddha Amida (Amithabâ - Amitayûs). Les premières représentations centrées sur ce bouddha datent au Japon de la seconde moitié du viie siècle. Il a souvent été représenté descendant des nimbes, apparaissant de derrière les montagnes, pour accueillir les défunts croyants et les conduire en sa Terre‑Pure de Félicité (gokuraku jôdo 極楽浄土) située en direction de l’Ouest. Cette iconographie, née en Chine, a évolué et, sous l’influence de l’ésotérisme, a donné naissance à des « mandalas » centrés sur ces croyances en Amida et sa Terre-Pure. Ces « mandalas » (également connus sous le nom de hensô-zu 変相図, littéralement « Représentations d’aspects changeants ») comportaient des éléments narratifs et figuratifs absents des mandalas de l’ésotérisme. Certains de ces éléments se retrouveront dans les mandalas du shintô. L’un des plus célèbres représentants de ces « mandalas » de la Terre-Pure est le Taima-mandara 当麻曼荼羅9.
Les premières représentations de kamis sont postérieures à l’importation du bouddhisme au Japon. Ces représentations, copiées sur le modèle des représentations bouddhiques montraient parfois même les kamis sous les traits de moines bouddhistes, ce qui convenait bien pour des kamis considérés, à l’instar des divinités hindous prébouddhiques, comme des protecteurs de la doctrine bouddhique. Ces représentations, sous l’influence des théories du syncrétisme shinto-bouddhique (shinbutsu shûgô 神仏習合) ont mené aux premiers mandalas du shintô qui étaient fortement teintés de bouddhisme. Il s’agissait en fait de représentations de la vision, ou réinterprétation, bouddhique du culte des kamis selon la théorie du honji-suijaku 本地垂迹 dans laquelle les kamis du shintô sont considérés comme des avatars des bouddhas et bodhisattvas.
Dans les mandalas du shintô, les kamis pouvaient être figurés simplement par leurs représentants bouddhiques, honji mandara 本地曼荼羅, parfois seuls les kamis étaient représentés, suijaku mandara 垂迹曼荼羅, et parfois encore les deux étaient représentés, honji-suijaku mandara 本地垂迹曼荼.
Mais ce qui marque particulièrement, c’est le caractère figuratif des mandalas du shintô qui s’attache à représenter la terre sacrée de résidence des kamis, marquée par la présence d’un sanctuaire. À tel point que sur certains mandalas on ne trouve même plus la moindre représentation de divinités, seul le sanctuaire est figuré10. Il faut préciser que l’un des principaux objectifs de ces « mandalas » n’était pas la méditation et, même s’ils restaient des objets de vénération, ils avaient surtout une vocation bien plus mondaine : la promotion du lieu sacré en tant que destination de pèlerinage si bien qu’outre les mandalas de sanctuaires, miya mandara 宮曼荼羅 centrés sur le sanctuaire et ses kamis, furent produits des mandalas de pèlerinage sankei mandara 参詣曼荼羅, dépeignant comme nous le verrons ci-dessous les sanctuaires en tant que lieux de pèlerinage, mandalas évidemment très figuratifs, sur lesquels on peut voir évoluer les pèlerins.
Les différents types de mandalas du shintô – quelques exemples concrets
À travers un certain nombre de mandalas représentatifs, nous souhaitons exposer ici les particularités de composition et autres spécificités graphiques des mandalas du shintô. L’objectif de la catégorisation qui suit est de montrer les principaux types de représentations observées. Malheureusement, elle ne permet pas d’avoir un regard global sur les différentes représentations liées à un seul sanctuaire11. Elle présente cependant l’avantage de montrer explicitement les différents types de mandalas qui se sont développés à partir des mandalas plus conventionnels du bouddhisme, ainsi qu’une certaine évolution vers une expression graphique plus spécifique au shintô ; partant des « mandalas de terres originelles » (honji mandara), souvent plus marqués par les théories bouddhiques pour arriver aux « mandalas de sanctuaires » (miya mandara) et « mandalas de pèlerinages » (sankei mandara) les plus éloignés des mandalas traditionnels du bouddhisme et où les références explicitement bouddhiques se font plus rares lorsqu’elles ne sont pas totalement absentes12. Cependant, dans un domaine comme celui-ci où tout est si intimement lié, toute tentative de classement se révèle inévitablement un peu artificielle – certains mandalas pouvant souvent être classés dans plusieurs catégories. Un « mandala de sanctuaire » pourra éventuellement par exemple aussi comporter des éléments le faisant entrer dans la catégorie des « mandalas de terres originelles ».
Les mandalas de terres originelles (honji mandara本地曼荼羅) sont parfois plus explicitement appelés « mandalas de bouddhas terres originelles » (honjibutsu mandara 本地仏曼荼羅) de même qu’on trouvera les « mandalas de kamis traces descendantes » (suijakushin mandara 垂迹神曼荼羅). Ces mandalas de terres originelles sont relativement nombreux et conservent, selon les cas, plus ou moins d’éléments issus des mandalas du bouddhisme ésotérique. Un exemple particulier mais très explicite est le « Mandala des bouddhas terres originelles de Kumano » (Kumano honjibutsu mandara 熊野本地仏曼荼羅)13 conservé au temple Kôsan-ji 高山寺 à Kyôto. Il s’agit d’un mandala qui date du xiiie siècle et dont le centre est occupé par une imposante fleur de lotus à huit pétales très semblable à celle qui se trouve au centre des très orthodoxes « mandalas du plan de la matrice » (taizôkai mandara 胎蔵界曼荼羅) de l’ésotérisme shingon14. À cette différence près qu’en l’occurrence, ce sont les bouddhas terres originelles de Kumano qui siègent sur chacun des pétales et au centre de la fleur symbolique. Ainsi, alors que dans le mandala ésotérique, c’est inévitablement le Bouddha Grand-Illuminateur (dainichi nyorai 大日如来) qui occupe le centre, ici, on trouve en position centrale le Bouddha Amida (amida nyorai 阿弥陀如来), considéré comme la « terre originelle » de la divinité shintô Ketsumiko no mikoto 家都御子神 vénérée au sanctuaire Kumano hongû-taisha 熊野本宮大社15. En l’occurrence, dans le mandala, cette fleur de lotus s’inscrit dans une représentation du paysage montagneux de Kumano, incluant des éléments naturels, notamment la célèbre chute d’eau sacrée de Nachi mais aussi d’autres éléments purement spirituels tels que des divinités bouddhiques ; le tout étant donc une assimilation très explicite de l’espace naturel de Kumano à un mandala.
Un autre mandala de terres originelles, d’un tout autre genre, qui mérite aussi notre attention est un « Mandala du daim de Kasuga » (春日鹿曼荼羅 Kasuga shika mandara)16. Nara qui abrite le sanctuaire Kasuga-taisha est célèbre pour ses daims semi-sauvages évoluant en toute liberté et longtemps considérés comme sacrés car la divinité du sanctuaire, Takemikazuchi no kami 武甕槌命, serait venue à Nara montée sur un daim blanc. Ce daim sacré et symbolique est donc représenté sur différents mandalas du sanctuaire Kasuga-taisha. Dans la version qui nous intéresse ici, le daim blanc sellé est représenté flottant sur un nuage au-dessus du sanctuaire Kasuga-taisha et, surtout, cinq bouddhas et bodhisattvas, terres originelles des cinq divinités principales du sanctuaire, sont réunis au‑dessus du daim, sur un fond de disque doré (symbolisant un miroir) disposés sur les branches d’un sakaki 榊, arbre sacré du shintô. En dessous de ce daim est représenté de façon très réaliste un paysage montrant le premier torii du sanctuaire qui marque l’entrée dans le domaine sacré du sanctuaire où des daims se promènent librement, alors que dans la partie supérieure du mandala, figurent en arrière-plan, les montagnes de Mikasa, Wakakusa et Kasuga, au pied desquelles se trouve le sanctuaire. On voit bien là encore, comment l’ensemble de l’espace naturel et sacré du sanctuaire est donc assimilé à un mandala.
Les mandalas de terres originelles et traces descendantes (honji-suijaku mandara 本地垂迹曼荼羅)17 sont ceux où figurent à la fois les bouddhas (ou bodhisattvas, etc.) terres originelles et les kamis shintô traces descendantes. En fait, il est relativement rare de les voir mis ainsi explicitement en vis-à-vis ; on trouve plus fréquemment soit les uns, soit les autres. L’intérêt de ces mandalas est de mettre particulièrement en évidence la relation des uns avec les autres. Parmi ces mandalas, l’un des plus représentatifs est le Sannô miya mandara 山王宮曼荼羅18. La majeure partie de ce mandala datant du xve siècle est occupée par une représentation très réaliste et détaillée, vue d’avion, du domaine du très ancien complexe shintô Hiyoshi-taisha 日吉大社et les vingt et un sanctuaires qui le composent. Le sanctuaire Hiyoshi-taisha s’est notamment développé en devenant le sanctuaire protecteur du tout proche et très puissant temple bouddhique Enryaku-ji 延暦寺 de l’école Tendai 天台宗, sur le mont Hiei 比叡山. Ce qui est particulièrement marquant dans cette œuvre est la partie supérieure où les vingt et une divinités du sanctuaire sont représentées en parallèle avec leurs terres originelles bouddhiques, au-dessus desquelles est inscrit le « caractère germe » (shuji 種子, skt. bījākṣara) symbolisant chacune des divinités bouddhiques et leur « avatar » shintô. Pour compléter l’aspect didactique de cette représentation les noms des divinités shintô et bouddhiques sont inscrits dans un petit cartouche à proximité.
Les mandalas de traces descendantes (suijaku mandara 垂迹曼荼羅) sont également appelés mandalas des kamis traces descendantes (suijakushin mandara 垂迹神曼荼羅) et, là encore, les plus représentés sont ceux des traditions des Kasuga-mandara, Sannô-mandara et Kumano‑mandara.
Il ne subsiste actuellement que quelques rares exemplaires des mandalas des kamis traces descendantes de Kumano (Kumano suijakushin mandara 熊野垂迹神曼荼羅)19, datant de l’époque Kamakura (1185-1333) ou Muromachi (1336-1573). En comparaison notamment du mandala des bouddhas terres originelles de Kumano vu précédemment, ces mandalas de traces descendantes plus tardifs témoignent d’une évolution particulière des mandalas de Kumano où, avec le temps, les éléments naturels (montagnes, chute d’eau de Nachi, etc.) ne sont progressivement plus représentés, laissant la place aux seules divinités.
Les mandalas de sanctuaires (miya mandara 宮曼荼羅) font partie de ce qu’on appelle les shaji mandara 社寺曼陀羅, littéralement « mandalas de sanctuaires (shintô) et de temples (bouddhiques) », une appellation qui indique bien que cette forme particulière des mandalas japonais concerne autant les temples bouddhiques que les sanctuaires shintô. Une évidence lorsque l’on considère l’intime relation qu’il y avait généralement entre les deux cultes. Certains mandalas représentant des complexes shinto‑bouddhiques pouvaient, en outre, selon le cas, mettre en avant soit l’un, soit l’autre. On peut évoquer l’exemple intéressant du Mandala du temple Kôfuku-ji (Kôfukuji mandara-zu 興福寺曼荼羅図)20 datant des xiie ou xiiie siècles. Bien que faisant partie des mandalas représentant le complexe shinto-bouddhique du Kôfuku-ji et du Kasuga-taisha, ce dernier, largement relégué au second plan, est à peine présent tandis que le Kôfuku-ji et ses divinités bouddhiques occupent l’essentiel de l’espace. Il s’agit cependant là d’un cas particulier. Parmi les nombreux mandalas du sanctuaire Kasuga, à l’inverse, le temple Kôfuku-ji n’occupe généralement qu’une place mineure, voire est complètement absent. Le Musée National de Nara abrite plusieurs exemplaires de mandalas du sanctuaire Kasuga (Kasuga miya mandara 春日宮曼荼羅) où ne figure que la représentation du domaine du sanctuaire, certains sans la moindre représentation de divinités shintô ou bouddhiques21, d’autres où figurent des divinités, notamment les « bouddhas terres originelles22 ».
Les mandalas de pèlerinages (sankei mandara 参詣曼陀羅) sont également appelés shaji sankei mandara 社寺参詣曼陀羅, littéralement « mandalas de pèlerinage de sanctuaires (shintô) et de temples (bouddhiques) ». Comme ci-dessus, ces mandalas ne concernent donc pas uniquement les sanctuaires shintô. Une des principales différences avec les précédents « mandalas de sanctuaires » est qu’ils montrent expressément les pèlerins cheminant, priant ou pratiquant certains rites. Il y a donc une dimension clairement narrative à ces mandalas, absente des mandalas de l’ésotérisme. En dehors du fait qu’une fois encore les lieux saints sont assimilés à des mandalas, l’objectif évident de ces œuvres était de nourrir la foi des croyants, et de les motiver à faire le pèlerinage ou tout au moins quelques dons substantiels.
Si l’on s’émeut de voir appeler ce genre de représentations des « mandalas », il faut bien comprendre que cela n’a rien d’un sacrilège au Japon, s’il en fallait une preuve, il suffirait d’évoquer les « mandalas de pèlerinage au mont Kôya » (Kôyasan sankei mandara 高野山参詣曼荼羅)23, le mont Kôya étant le sacro-saint lieu du bouddhisme ésotérique japonais, gardien s’il en était de son orthodoxie et de ses mandalas les plus traditionnels.
S’agissant de « mandalas de pèlerinages », ils peuvent également concerner un lieu sacré davantage qu’un sanctuaire en particulier. La nuance étant toutefois subtile puisqu’il existe naturellement des sanctuaires rattachés à chacun des lieux sacrés. Cependant, c’est assez clairement le cas par exemple du « mandala de pèlerinage du Fuji » (Fuji sankei mandara 富士参詣曼荼羅)24. Ce mandala sur soie dont il ne reste que trois exemplaires serait l’œuvre de Kanô Motonobu (1476-1559) et dépeint de façon majestueuse le mont Fuji, avec notamment à son pied le sanctuaire Sengen-taisha, principal sanctuaire du domaine sacré du mont Fuji, mais on sent bien que la montagne prévaut sur le sanctuaire, tant dans l’appellation du mandala que dans la représentation. On peut y suivre le cheminement des pèlerins – hommes et femmes – partant des sanctuaires au pied du mont Fuji pour arriver à son sommet où trois figures bouddhiques sont représentées25 ; certains des pèlerins sont également représentés en train de participer à des rites de purification (misogi 禊) dans un étang avant d’entreprendre l’ascension de la montagne sacrée.
Mais dans le domaine des mandalas de pèlerinages, les plus célèbres sont sans doute les mandalas de pèlerinage de Nachi (Nachi sankei mandara 那智参詣曼荼羅)26 notamment décrits par Elizabeth ten Grotenhuis27.
Conclusion
On aura constaté de très grandes différences entre les premiers mandalas japonais, du bouddhisme ésotérique, et leurs différents développements ultérieurs que constituent les mandalas shinto-bouddhiques. Ces différences sont multiples : différences de fond, de forme et de destination. Toutes ces différences sont évidemment liées mais si la différence de forme est celle qui, par nature, se remarque le plus, il ne faudrait pas ignorer leurs différences de fond (représentations cosmiques, symboliques et doctrinales du bouddhisme ésotérique versus représentations figuratives de lieux concrets et identifiés shinto-bouddhiques) et leurs différences de destination (même s’ils constituent généralement des objets de culte, les mandalas de sanctuaires et de pèlerinages ne sont pas des objets rituels, se rapprochant parfois plutôt même des « outils de communication » et de promotion).
Les mandalas de pèlerinage sont ceux dont on conteste le plus le droit à l’appellation de « mandala », et pourtant, s’ils ne sont que des héritiers lointains des mandalas de l’ésotérisme, on voit bien qu’ils en sont les héritiers directs et le fait est que si l’on voulait les exclure d’un « domaine réservé des mandalas orthodoxes », on serait bien en mal de tracer une limite claire entre ce qui aurait droit à l’appellation mandala et ce à quoi on refuserait ce droit…
Cette courte présentation ne constitue qu’un survol très insatisfaisant et superficiel d’un domaine encore peu étudié mais qui mériterait pourtant une plus grande attention, tant du point de vue de l’histoire des religions que de celui de l’histoire de l’art. Si ce sujet est encore peu connu en dehors du Japon, c’est que seules quelques rares études et publications sont à ce jour disponibles en langues occidentales (anglais) et qu’une étude en profondeur en japonais nécessite non seulement évidemment la maîtrise de la langue mais aussi de sérieuses connaissances en matière de religions japonaises et d’histoire de l’art. Les mandalas du Shintô n’en restent pas moins un domaine d’étude vaste et passionnant qui, nous l’espérons, sera un jour l’objet d’études plus approfondies.