Dans Le Pli, Leibniz et le Baroque, Gilles Deleuze évoque à partir de la définition leibnizienne des mathématiques la possibilité d’un nouveau type d’objet1. Quand elle prend en considération la possibilité de grandeurs variables, la ligne droite devient famille de courbes et tend à l’enveloppe dans son sens ultime.
Quand les mathématiques prennent pour objet la variation, c’est la notion de fonction qui tend à se dégager, mais aussi la notion d’objet change et devient fonctionnelle2.
Dans le cadre de la réflexion que je mène sur l’enveloppe en design, je m’appuie sur un va-et-vient entre une production exploratoire et une réflexion théorique sur le nouveau paradigme que cette expérimentation suscite. Il s’agit de comprendre en quoi la pensée des enveloppes de l’homme dans un jeu d’échelle à partir du corps peut conduire à ressourcer la notion d'habitabilité à l'origine du design3. A partir de la manipulation de simples surfaces textiles, je fabrique de petites enveloppes sans échelle et sans fonction. Des formes apparaissent peu à peu, d’abord très basiques puis un peu plus évoluées ; des entités élémentaires se croisent, fusionnent ou se juxtaposent ; des figures apparaissent qui suscitent des scenarii, objets, espaces ; des corps prennent leur autonomie ; un paysage apparaît peu à peu. Dès lors, je cherche à comprendre ce qui se trame derrière cette démarche et l’émergence de ces formes spontanées d’enveloppes. Un jour, lors de la fabrication libre de ces petites constructions textiles, un objet particulier est apparu, objet qui pose de nombreuses questions sur son statut en tant qu’artefact, tant formelles que fonctionnelles. Issu d’une mise en forme géométriquement simple, il est pourtant infiniment variable. Il s’agit de la mise en tube par deux fois d’un morceau de tissu formant une enveloppe annulaire. Pour sa ressemblance avec la brioche alsacienne du même nom, je surnomme cette figure le Kouglof4. Mais à la différence de l'élaboration de cette pâtisserie à partir de moules aux références textiles désormais stylisées, cette forme garde en son centre les plis de la matière excédentaire, et ce sont justement ces plis qui lui confèrent des propriétés particulières. Cette figure est l’occasion d'ébaucher une réflexion sur la spécificité des processus de conception lorsqu'il s'agit d’enveloppes, et leur capacité à « augmenter l'épaisseur du réel5 ». En quoi le Kouglof parle-t-il d’un design « plissé » voire « chiffonné6 » ? La pensée philosophique du pli de G. Deleuze pourrait-elle aider à comprendre ce qui est en jeu ici ?
Dans une première partie, j’évoquerai le Kouglof dans tous ses états. Au sens matériel du terme, il est une enveloppe constituée de plis qui lui permettent de prendre des configurations différentes selon qu’ils sont plissés ou étirés, à l'instar d'une réserve d’espace. Quelle que soit son échelle d’utilisation, le Kouglof comme figure mais aussi les produits issus du Kouglof sont pliables dans le sens de flexibles.
Mais au-delà de cette pliabilité physique, le Kouglof est un type d’objet‑surface particulier, infiniment variable dans sa forme tout en restant toujours lui-même dans son essence. Le concept deleuzien d’objectile permettra dans un second temps d'en expliciter le caractère unique et multiple. Dans l'application industrielle qu'en fit Objectile, l'agence de design et architecture du même nom, il sera possible de le situer plus précisément vis-à-vis d'une certaine posture de conception radicale à l'ère numérique née à fin du xxe siècle.
Cela ne pourra se faire tout à fait, le Kouglof ne satisfaisant au modèle que dans ses logiques intrinsèques, non dans ses aspects externes. Au travers la question du moule, ou plutôt de son absence et de ce qui le remplace, je m'interrogerai dans la troisième partie sur la part de « naturel » que peut renfermer une telle démarche de conception, en m'inspirant des développements actuels d’une nouvelle philosophie de la nature en réponse à la mathématisation et ingéniérisation de la biologie.
Le Kouglof dans tous ses états
Je ne suis sans doute pas précisément capable de retracer comment mes mains ont un jour fabriqué le premier Kouglof. Mais en général, l'expérimentation exploratoire que je mène se déroule ainsi : à partir d’une surface, je fais une première mise en forme (ici un tube) puis j’essaie d’aller un peu plus loin, soit je reproduis la même chose, soit je redouble le même geste. La surface se laisse ou non faire, la mise en forme est possible ou ne l'est pas. Du plaisir de manipulation face à une simple surface et du besoin de tester, se développe un processus tel un jeu motivé par la curiosité de savoir ce que cela va donner. Si je peux faire un tube, pourquoi pas un tube de tube ? Un Kouglof est apparu. Sans doute comme cela se passe souvent, j’ai dû le mettre de côté sans y prêter trop attention pour produire d’autres petites formes. D’autant plus qu’après un tube, pure forme géométrique, un Kouglof est peu séduisant, tout plissé. Et puis, une fois quelques autres formes fabriquées, mon esprit est revenu vers lui, quelque chose me plaisait là d’un peu fascinant. J’ai d’abord voulu lui donner un peu de tenue : j’ai rempli le Kouglof d’air, de molleton, puis je l’ai baleiné.
L’air tend sa surface extérieure et crée des bourrelets au centre, trois ou quatre, positionnés de manière aléatoire. Le molleton forme des capitons plus nombreux, lui donnant un aspect qu’on pourrait qualifier de confortable. Le baleinage structure en même temps que la régularité du placement des baleines le géométrise et l’articule. La quantité de remplissage ou la tension des tiges referment plus ou moins le trou central. Ce trou devient alors le centre de l'intérêt, et bien sûr on y glisse la main en même temps que l’esprit, voire le pied, la tête, le corps entier selon les dimensions. L’envie est grande aussi d’y cacher des choses.
Des idées de scenarii jaillirent de cette relation directe et aimable au corps. Et si c’était un manchon ? un vêtement ? une assise ? une cabane ? Car si le trou sert au portage, ne pourrait-on pas utiliser la poche constituée comme contenant ? Après tout, il s’agit d’un corps creux annulaire qui entoure encore un vide central, posant des questions intéressantes d'intériorité. Où est-on : à l'intérieur ou à l'extérieur du Kouglof ? Le trou central est-il un dedans intérieur, un dehors protégé par un dedans ? Et si l'espace vacant devient plus important que la partie annulaire ? Et si l’on ouvre l’anneau ? Et si l’on glisse un autre Kouglof dans le centre du premier ? Et si deux s’accrochaient l’un à l’autre ? etc.
Diverses propositions d’objets et d’espaces sont sûrement survenues ainsi. La manipulation déchaîne tout un monde d'idées qu’il faut vite saisir au vol avant qu’elles ne s’effacent ou ne s’élaborent davantage ; la fabrication le permet qui relance la machine imaginative. Les objets qui apparaissent ne sont pas les produits intentionnels d’un projet, produit entendu comme résultat et donc finitude, comme c’est le cas pour la démarche courante de projet en design (on expérimente une idée pour la tester et la transformer en une réponse la plus juste et adéquate à la question posée). Ces objets sont des jalons dans un travail expérimental qui se poursuit au-delà. Le but n’est pas de les produire. Les objets apparaissent en cours d’exploration manipulatoire et évoluent grâce à la scénarisation. Quand ils sont mûrs, ils en émergent, constituant la production de cette démarche singulière. Le processus s’est enrichi d’eux et se déroule vers d’autres éventuelles émergences. Leur intérêt ne se réduit pas à ce qu’ils sont pour eux-mêmes, mais il est lié à cette position processuelle dont ils gardent la trace. Ils ne diffèrent alors du Kouglof primitif que de façon minime dans leurs formalisations mais de façon importante dans leurs fonctionnalités du fait de leur projection virtuelle. Et ainsi la figure génère diversement sac, habit polyvalent, accessoire porté, pouf ou canapé combinable, luminaire mou, mobilier promenade, abri, enclos habitable, habitacle paysager... on s’y glisse, s'y appuie, s’y promène, s’y réfugie et s'y cache, s'y installe et y médite, s’y rencontre ou s’y enlace... Dans cette multitude, plusieurs états se distinguent : où le Kouglof est à l’état de chenille, où il est ramassé en brioche, et lorsqu’il se fait chaînon d’un assemblage.
C'est en quoi, déjà non produit d'un projet, le Kouglof peut difficilement être considéré comme un objet de design, ni même ses diversifications une collection d’objets déclinés. Il représente plutôt une population qui se déploie par sa variation dans divers apparences et usages autour d’une figure conceptuelle initiale. Il en existe des maigres ou gros, petits ou grands, très plissés ou distendus, dynamiques ou nonchalants, tristes ou joyeux ; et le caractère d’un Kouglof ne dépend que des deux dimensions de la surface initiale (L1, L2), de sa matière textile (selon sa façon à former des plis nets ou mous par exemple), et de sa structuration secondaire le cas échéant. Par sa mise en forme très basique, le Kouglof est entièrement et uniquement dépendant de ces quelques conditions et pourtant les déclinaisons sont nombreuses. Quand il y a combinaison, elles deviennent infinies. Mais on constate aussi que malgré la sensibilité aux données initiales et la multiplicité des possibilités, toutes varient autour d'un même. Le Kouglof ne « se définit plus par une forme essentielle, mais atteint à une fonctionnalité pure, comme déclinant une famille de courbes encadrées par des paramètres, inséparable d’une série de déclinaisons possibles ou d’une surface à courbure variable qu’il décrit lui-même7. »
« Appelons objectile ce nouvel objet » comme nous y invite Gilles Deleuze
La capacité du Kouglof à générer de multiples situations, de nouvelles typologies d’objets, développant des spatialités particulières suscite un questionnement sur son ontologie puis sur son inscription dans l’histoire et la culture du design. Sur quel modèle nous appuyer pour en expliciter les logiques ?
Face à l'évolution de l’objet industriel, en réponse aux évolutions scientifiques et techniques de la fin du siècle dernier, Gilles Deleuze et son ami Bernard Cache s’interrogèrent sur le nouveau statut de l’artefact. Les technologies numériques ont infiltré peu à peu les secteurs de l’architecture et du design d’un bout à l’autre. De la cao à la fao (Conception ou Fabrication Assistée par Ordinateur), de la communication à la distribution, la démarche de projet doit désormais prendre en compte dès la conception cette nouvelle chaîne de production industrielle. Bernard Cache a décrit cette situation dans Terre Meuble en 1993 :
L’image cao malléable en temps réel a déclassé le prototype aussi bien que toutes les représentations de l’objet. (...) Le modèle change de signification. L’image est désormais la représentation d’un champ de contraintes, qui se croise avec les courbes d’optimisation de la gestion, numérique, de la production, et l’objet naturellement se dessine à leur intersection8.
La notion d’objet est mise à mal par l'évolution de l'économie capitaliste. Par le télé-achat, l’usine et les ateliers flexibles deviennent le lieu utopique du marché parfait. L’objet est la résultante, inconstante au gré du marché, des courbes de l’offre et de la demande. Le critère d’usage est aussi remis en cause, le fonctionnement devenant de plus en plus numérique. Dès lors que la forme n’est plus issue de son contenu comme un agencement d'éléments mécaniques fonctionnels, quelle construction, quelle matérialité donner à une chose devenue lieu de traitement informatique ?
« Il n’y a plus de fonctions préétablies auxquelles attribuer des formes, il nous reste à chercher des fonctions occasionnelles à des formes fluctuantes. » L'architecte théoricien rejoint le philosophe, concluant sa réflexion ainsi : « À peine des objets, plutôt des objectiles ».
En parallèle de la définition deleuzienne évoquée en exergue de l’objectile comme nouvelle entité issue de la pensée des mathématiques baroques, les objectiles sont selon Bernard Cache des objets variables calculés à partir d’algorithmes sensibles aux conditions initiales comme des surfaces (subjectiles) qui se rebouclent sur elles-mêmes, formant ainsi des volumes9. Avec les objectiles, le design perd tout principe d’échelle et l’architecture toute pérennité de forme. Comme l'explique G. Deleuze, « le nouveau statut de l’objet ne rapporte plus celui-ci à un moule spatial, c’est-à-dire à un rapport forme-matière, mais à une modulation temporelle qui implique une mise en variation continue de la matière, autant qu’un développement continu de la forme10. »
Si la modulation est un terme employé majoritairement pour évoquer l’inflexion lors d’émissions de sons (tons, accents, intensités, hauteur), cette description sied au Kouglof. Poursuivant l’analogie à la brioche, on pourrait dire qu'il se module plutôt dans sa recette. Sa variabilité est issue de la modulation de son enveloppe annulaire par tous ces aspects textiles dont texture, couleur, grammage, dimension, proportion, structuration, etc.
Le Kouglof est une mise en œuvre du second niveau d’une surface d’abord pliée sur elle-même en tube, puis le tube obtenu est courbé encore en tube. C’est donc une forme qui peut être décrite parfaitement et simplement. En géométrie élémentaire, elle renvoie à une surface de révolution engendrée par un cercle mis en rotation autour d'un axe : elle est un tore. Mais lorsqu’elle est mise une seconde fois en tube, la figure qui nous concerne ne subit pas la réduction qui en ferait un corps strictement toroïdal, telle une bouée ou pour rester dans l'évocation pâtissière un donut. Elle ne devient donc pas tout à fait tore et reste une surface réglée quoique plissée. Cette non réduction, c'est-à-dire la conservation de ses plis, constitue toute sa substance paradoxale : le Kouglof se définit par très peu de variables mais en même temps on ne sait jamais trop à quoi s’attendre. Ni objet vraiment, ni espace, pouvant passer de l’un à l’autre, la matière intérieure plissée devenant extérieure tendue, il est aussi forme qu'informe. Ses plis sont une élasticité centrale, lui apportant son caractère moelleux et sa mobilité. Sa fabrication tubulaire redoublée est excessivement basique et pourtant la logique de forme obtenue est complexe à manipuler avec l’esprit. À tout moment, il peut redevenir tube, voire surface plane si on le déplie, et se comporter l’instant d’après comme un anneau. En tant que tore ou tube, il peut faire varier ses proportions. Néanmoins, une dimension est toujours figée qui limite l’infinie ouverture que les plis lui confèrent. Il est un objet de constitution mathématique mais bien plutôt baroque que discrète quand il se situe toujours dans cet entre-deux états, quelque part entre tore plissé et plis réglés. Il est variant avec un cadre d’invariance. Et en cela, le Kouglof semble bien, tel un objectile, né de l’époque et des révolutions actuelles.
Mais l’objectile représente aussi l’objet non standard par excellence, c’est-à-dire le produit d’une conception de Design Non Standard, telle que celle du mouvement du même nom. Le mouvement Non Standard est né dans les années 1990 d’une ambition créative face à un contexte industriel devenu omni-numérique. Plutôt que de le subir, ses acteurs11 envisagèrent au contraire de déployer une nouvelle approche projectuelle. La chaîne associative désormais possible des procédés numériques pouvait permettre de mettre à profit le potentiel de la programmation informatique issu des dernières recherches mathématiques. Historiquement, le Non Standard est en effet une notion introduite dans le domaine mathématique par Abraham Robinson en 1961 à partir de la logique de l’infinitésimale, initiée en son temps par Leibniz, appliquée au calcul de façon rigoureuse grâce aux systèmes dynamiques. À l’instar de l'effet papillon de Lorenz en théorie du chaos, le vol d’un papillon en Asie peut déclencher un ouragan à New-York, une infime variation des conditions initiales peut entraîner des conséquences notables imprévisibles. Les outils de conception par modélisation informatique permirent de paramétrer l'organisation spatiale de la matière en systèmes algorithmiques. Un projet d’architecture ou de design put dès lors être modélisé puis calculé selon les variables que l’on y injectait. Dans un transfert disciplinaire fécond, s'ouvrit la possibilité de variations illimitées, donc de solutions personnalisées, dans une maîtrise globale de la chaîne créative, technique et économique. Telles furent en tout cas les ambitions déclarées. Ce mouvement s'inscrivit dans la continuité du Radical Design qui développa dès la fin des années 1960 une forte contestation face au positivisme industriel du mouvement moderne. La logique universaliste et la notion de standard furent vivement dénoncées par des propositions expérimentales, parfois extrêmes, le plus souvent demeurées « projets de papier ». Le Non Standard naquit sur ce terreau comme si l’outil numérique pouvait enfin offrir des moyens de réalisation à ces utopies, à savoir la possibilité d’agir au cœur du système de production et changer en son sein les rapports entre donneur d’ordres et maître d’œuvre. La métamorphose numérique des techniques de représentation et de construction autorisa ainsi une profonde remise en cause de la démarche de projetation.
En tant qu'objectile, le Kouglof est-il non standard ? Par sa position libérée vis-à-vis des contraintes techniques, par la production qu'il permet de singularité, de fluctuance incertaine, de variation infinie, le Kouglof s'apparente à de telles postures radicales. De même, son ontologie mathématique le place à sa façon dans une situation numérique. Dans le contexte de ce mouvement de la troisième révolution industrielle, le Kouglof trouve sans doute sa place dans son concept, mais non dans ses réalités technologiques et par-delà esthétiques. Car le Non Standard engendra un univers esthétique si original et exubérant que cet aspect devint l'une, si ce n'est sa caractéristique majeure aussi vite que le lieu de réactions virulentes. On l'appelle autrement Blob pour « Binary Large Objects12 », et le mot dit bien ces formes rondes et molles, brillantes et colorées, ondulantes, boursouflées, contorsionnées. L'essence baroque de sa pensée, sa traduction algorithmique à partir de modèles issus de phénomènes naturels, semblent retranscrites dans un formalisme organique excessif. Mais le Kouglof est également un corps complexe qui emporte aisément toute une imagerie biologique13.
Afin de juger concrètement de la position de notre objectile sur ce territoire, terminons ce questionnement par la comparaison entre le Kouglof, soit un tore textile avec plis, avec un autre Tore Plissé, projet de l'agence Objectile14 en 1991, et un troisième tore globulaire, le Blobject de Karim Rashid, projet présenté à l'occasion de Trans>6 en 1999.
Le Tore Plissé est une forme sculpturale en bois massif issue d’un processus non-standard. Il est calculé à partir de la relecture informatique de données initiales et fut réalisé sur machines à commande numérique. Les paramètres pouvant être changés, il est théoriquement une instance prise dans une série. Néanmoins, ce tore est demeuré au stade d'expérimentation tant sa fabrication par fao est coûteuse. Son usinage est excessivement compliqué, et de nombreuses ruptures de la chaîne associative obligent à régénérer manuellement les programmes d’une étape à l’autre. L’industrialisation du Tore Plissé aurait nécessité une simplification importante de sa géométrie, lui faisant perdre tout intérêt. C’est pourquoi, quatorze ans après, « le Tore Plissé représente un point de départ et demeure toujours néanmoins un objectif à atteindre », explique Bernard Cache dans le catalogue de l’exposition au Centre Pompidou où il fut exposé en 2003. Néanmoins, cette exposition déchaîna la critique sur le décalage entre le message Non Standard exprimé et les propositions exposées. Le formalisme inféodé au calcul mathématique fut attaqué en tant qu’un nouveau standard organique mais dénaturalisé15. La personnalisation invoquée par les variations initiales est utopique ; au mieux elle conduit à une singularité formelle. L'optimisation économique n’est encore qu’un espoir et les quelques réalisations nécessitent des technologies ultra spécifiques et très coûteuses. Si l'esthétique est effectivement novatrice, les organicités artificielles paraissent étrangères à toutes références naturelles. Jean-Paul Robert, critique d’architecture, qualifia les projets de « non-architectures standard, décontextualisées par une confusion entre formes dans l’espace et formes de l’espace ». « L’histoire se réduit à celle de l’apparition de formes, laissant de côté la contingence et la réalité16. »
De son côté, le Blobject de Karim Rashid est le blob-objet par excellence, une sorte de coussinet présentant une concavité centrale, jaune poussin brillant, en pvc enduit d'élastomère. Sa brillance et ses courbes sont parfaitement tendues et symétriques, seule une discrète fente sur son côté semble évoquer la possibilité d’y glisser quelque chose (son usage n’est pas précisé). Sa forme comme sa matière offrent une nouvelle expérience physique augmentée, selon les propos du designer. Karim Rashid est d'ailleurs considéré comme le plus « blob » de tous. Ultra-prolifique depuis une vingtaine d’années dans tous les secteurs du design (scénographie, mobilier, objet, accessoire, flacon, art de la table, bijou, tatouage, vêtement) il est l'un des premiers à s'être approprié l’outil numérique pour concevoir un nouveau monde « soft, twix and relax », voire « sensual, sexual, subliminal and ethereal »17 tel qu’il l’exprime dans l’ouvrage qui lui est consacré18. Le blob est présenté comme la réponse idoine à notre époque de flexibilisation générale dans nos modes de vie et nos façons de communiquer. Mais si on touche le Blobject comme nous y sommes tentés, la surface est collante et les doigts y laissent des traces. Afin d'accéder à son intérieur, on l’écrase selon son grand diamètre. La matière élastique résiste et la fente pince les doigts... Des chiffres lumineux apparaissent alors au travers de sa peau. Si le Blobject est l’évocation même du soft-world, c’est un soft uniquement visuel, comme s’il n’était pas tout à fait sorti de l’écran où il est né. Et en effet, dans le texte où il le présente, K. Rashid décrit comment les outils de la modélisation informatique « nurbs, splines, metaball and other bioshaping commands » dessinent d’eux-mêmes « a more relaxed organic condition »19. David Byrne, dans un article de ce même ouvrage, décrit cette révolution comme « wildly optimistic » mais « in a weird way ». Dans cette façon dont le blob design abuse, pour nous être séduisant, d'une esthétique biomorphique jamais encore atteinte par l'industrie, il y a quelque chose de « so obviously fake, so obviously manufactured » qu’un malaise naît ou une distance. « The utopian manifesto is revealed to be a dystopia. Like the Soviet Union of Pokemon. »20 Si les algorithmes utilisés dérivent de ceux établis par les mathématiques pour modéliser des phénomènes chaotiques certes naturels, tel le mouvement des nuages, la représentation de sa modélisation l’est-elle21 ? De même, la forme issue de l’injection de variables dans l’algorithme, croisée avec les courbes des contraintes de la gestion de production a-t-elle encore des raisons de l'être ?
Si ces trois tores plus ou moins plissés devaient se battre dans l'arène de la modernité triomphante, le Kouglof perdrait sans doute. Face à cette impressionnante sculpture si complexe à fabriquer, et à cet écran metaballé, le Kouglof semble une version non aboutie, triviale dans sa matérialité, simplement facile à fabriquer, et bêtement quotidienne dans ses usages d’objet assimilable à un coussin à poignée22. Les ondulations majestueuses du premier, les courbures botoxées du second ne sont bien ici que des plis. Ces plis sont des plissements de matière bien réels au sens commun comme ceux qui se forment naturellement sur une manche quand on plie le bras23. Ils sont présents tout au long de la chaîne jusque dans les produits qui en émergent, qui y perdent sans doute en bio-morphisme mais qui y gagnent en bio-logique, en logique du vivant. C’est l’effet pli dans sa première acception, selon G. Deleuze « Le pli est la possibilité de traiter la matière comme un corps spongieux, musclé, élastique, fluide, qui se contracte et se dilate, se comprime, explose, pliant et dépliant dans un rythme d’accroissement et de réduction qui est celui de la vie et de la mort24. »
D'ailleurs, le Kouglof n'est que plis quand sa forme est informe pour cette raison même qu'elle n'est que la résultante des plis qu'a formés le textile mis en tore. Et il redit alors ainsi, par la capacité du process à déterminer intrinsèquement ses formes, son statut d'objectile et son esprit non standard. Pourtant, sa programmation naturelle l'emporte ailleurs ? Pourquoi ?
Du moule à Kouglof à la brioche, réduction numérique versus différentiation
Le Kouglof est-il dès lors une créature biotechnologique ? Cette question volontairement absurde évoque pourtant les engouements actuels pour situer, contrôler et produire le vivant dans la matière, ce que l'on surnomme déjà la quatrième révolution industrielle. Les recherches scientifiques infiltrent de plus en plus profondément le monde vivant, et les nano – et bio –technologies sont déjà passées à l’acte d’une fabrication de ses « briques élémentaires ». À l’heure où la science bouleverse notre relation à la nature, la question de savoir où s'arrête le naturel et où commence l’artificiel intéresse forcément le designer.
Pour nous resituer dans la posture poïétique initiale, nous revenons sur l’acte de création en jeu ici et le rapport du concepteur à l’œuvre. Nous le citions plus haut, G. Deleuze le présente comme un aspect essentiel du nouveau statut de l'objet : la disparition du moule et son remplacement par la modulation. Mais il précise encore, en s'appuyant sur la pensée de G. Simondon : « Mouler est moduler de façon définitive, moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable25 ». L'absence de moule signifie l'absence de dessin, mais la modulation, une autre façon de dessin : un dessin infini. Quand cette question touche à celle de la place du designer, qu'en est-il pour les démarches que nous évoquons ?
Tentons une mise à plat du processus de conception non-standard. Quelle que soit la délégation à l’ordinateur, la première étape revient au designer d’émettre une première idée initialisante. K. Rashid lui-même dit procéder par une multitude de dessins dans des carnets avant les formes sur l'écran. La numérisation de cette intention primaire permet alors l’entrée dans la filière de représentation-vérification-optimisation-production. Il s’agit de « scanner » l’idée pour la traduire en un programme multi-tâches. Pour ce faire, le programmeur décompose la forme en modèles virtuels simples (spline, nurbs...) et en opérations de transformation (booleans, dont metaball vu plus haut). Dans un troisième temps, l’injection de diverses variables dans l’algorithme obtenu permet de lui faire librement subir des métamorphoses. En choisissant un jeu de variables donné, on obtient un objet numérique singulier, voire personnalisé. Celui-ci peut entrer dans la dernière phase de fabrication. L’outil numérique vérifie sa constructibilité par un modèle en maillage d'éléments finis, et sa compatibilité avec la machine. L’objet est produit. Reste le plus souvent à effacer les traces que l’outil y a laissées26. Pour reprendre les termes mêmes de Frédéric Nantois, docteur en architecture et fondateur de la revue Archimédia : « L’ouverture à des sciences plus dures, dans lesquelles le calcul domine, élargit le champ d'expérimentation de l’architecte (ou du designer, nda) et modifie son rôle : il n’est plus tant le concepteur d’une œuvre que son programmateur. (...) L’initialisation d’un algorithme générique vient se substituer au dessin pour produire non pas un objet mais une famille de formes27. »
Ici, on peut considérer que le moule est remplacé par le système d’équations de la modélisation numérique. Une fois les variables choisies, la chaîne omni‑numérique commande jusqu’à la fabrication. Le produit peut avoir été pensé pour ses formes fluides, il est néanmoins plastiquement déterminé par elle.
Dans le travail évoqué préalablement à l'origine du Kouglof, il n’y a de la même façon ni moule ni étape de dessin. La manipulation divagatrice semble déclencher une intuition sous forme d’image mentale. La fabrication immédiate la fixe en une première entité, neutre, pluripotente. À partir de là, les questions relatives à sa matière et à ses dimensions peuvent se poser, et de là celles liées à son caractère. C’est un premier stade, la singularisation. S’ensuit une étape où l'imagination s’en mêle : des hypothèses de scénarii conduisent à des fonctionnalisations variables. La figure neutre peut ainsi tendre à devenir objet et acquérir quelque usage. C’est un second stade qu’on pourrait appeler de différentiation, à l’instar des cellules biologiques28. Une fois différencié, le Kouglof est prêt à émerger du processus. Du fait de son ontologie textile et de ses plis, il présente encore à cette étape une qualité de variation dans sa pratique (polyvalence, réversibilité, combinaison). Prolongeant le parallèle biologique, c’est le stade, transmis à l'usager, de l’individualisation. Dans ce second cas du Kouglof, la variance n’est pas portée par la déclinaison au sein d’une série mais concentrée dans l’objet même et plusieurs états coexistent dans l’objet final. La modulation se retrouve à tous les niveaux, comme si les plis matériels influaient conceptuellement sur le déroulement du travail. À aucun moment, le processus ne s’occupe de la forme par son dessin, pour la réduire en vue de la parfaire, pour l'optimiser en vue de la simplifier ; au contraire il préserve toujours l'indétermination initiale de la première entité neutre. Le rôle de moule ne serait-il pas ici joué par cette figure primordiale du Kouglof avant différentiation : une figure souche comme il y a des cellules souches qui permettent la spécialisation cellulaire ? Le modèle du Kouglof se rapporterait-il davantage qu'à la météorologie, à l'embryologie ? Pour tenter de l'intégrer tout à fait à son tour dans la logique de l'ère numérique, et étant donné la mathématisation de plus en plus performante des sciences biologiques, ne peut-on trouver une modélisation adéquate pour un tel système de pensée ?
L’état actuel des recherches dans ce domaine est clairement décrit par Dominique Lambert, philosophe des sciences, dans Quelques réflexions sur la mathématisation de la biologie29. Après en avoir retracé l’historique et précisé les champs ouverts et prometteurs, il explique comment la modélisation bute irrémédiablement sur les phénomènes de contingence. En fait, c’est comme s’il y avait deux biologies. Si une première biologie, celle qui s'intéresse aux composants élémentaires peut être parfaitement décrite avec des lois physico-chimiques et être modélisée, une seconde biologie qui s'intéresse à la façon dont ces constituants vivent et se transforment, interagissent avec leur environnement et s'adaptent, s'auto-régulent et évoluent, cette biologie du vivant résiste encore. La caractéristique majeure qu'est la plasticité met hors de portée de la prédiction, elle ne peut être décrite qu’a posteriori mais n’est pas prédictible, donc ni calculable ni programmable.
À priori, la biologie devrait être mathématisée aussi bien que la physique. La grande différence vient probablement du fait que le domaine des phénomènes singuliers, contingents (non universels, non-nécessaires, ceux pour lesquels on ne peut associer des invariants ou des régularités caractéristiques) est beaucoup plus étendu en biologie. Il le serait encore plus pour les sciences humaines30.
Face à ce constat, se présentent à nous deux options en vue de la modélisation numérique du Kouglof. La première revient à négliger les dimensions problématiques : sa plasticité, sa mobilité, son indétermination fonctionnelle. Mais cette démarche revient à le réduire de ses plis, c'est à dire à le figer en une forme unique et stable, un tore. Il semble que nous touchions avec le Kouglof au point précisément où les mathématiques (bien avant l'informatique) butent à modéliser le phénomène biologique. La seconde, et c'est la thèse de Dominique Lambert, appelle à retourner le problème, à se pencher sur ce que le vivant a de spécifique et non pas en quoi il est semblable à d’autres phénomènes naturels non vivants. L'auteur propose alors de partir non pas « du bas », c’est-à-dire de l’organisation des composants comme fait aujourd’hui, mais « du haut »31, et ainsi « nous pourrions tenter de trouver des concepts qui collent directement à la réalité de la vie ». Pour ce faire, les théories paysagères développées depuis les années 1950 à partir de l’approche morphogénétique de A. Turing semblent les plus adaptées. Le vivant y est vu de façon globale et qualitative comme une trajectoire dynamique tendant vers une multitude d'états stationnaires locaux en réponse aux sollicitations extérieures. L'évolution d'un organisme correspond au chemin particulier qu’il prend dans un environnement chaotique constitué de creux et de bosses, une géographie accidentée de vallées et de montagnes. Et ce paysage, plissé, se dessine en même temps qu'il le parcourt. Ce chemin n’est peut-être pas le meilleur mais c’est le sien.
Cette option préserve les plis du Kouglof et les respecte même dans leur puissance processuelle. Dans une position encore moins standard que le Non Standard, elle vise non plus à chaîner comme replier le process sur lui-même mais à le plisser comme le chiffonner. Quand les plis sont constitutifs, inhérents à la variabilité, elle force à un réel changement de paradigme. Selon D. Lambert, s'intéresser à nouveau à la théorie des paysages, c'est accepter une perte de validité des informations pour gagner en viabilité et cela revient à reconsidérer l'attitude empirique dans la recherche scientifique ; et nous concernant, le travail expérimental dans le projet. La pensée du Kouglof évoque alors la possibilité pour le design d'une nouvelle esthétique de l'habitabilité dans une approche qualitative et non plus seulement quantitative. Et « l'épaisseur du réel » y gagne déjà en gourmandise.