« On n’aura pas tort de tenir [ce livre] pour un mythe : en quelque sorte, le mythe de la mythologie »
Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, t. i, Le Cru et le cuit (1964), Paris, Plon, 2009, p. 20.
Par son rayonnement majeur et son lien étroit avec la question de la mimesis, le célèbre mythe de Zeuxis1 et Parrhasios2 a parfois été considéré comme inaugurant l’Occident au même titre que la tragédie grecque ou que la géométrie euclidienne3. Fort de ce constat, il s’agira ici d’en proposer le découpage par mythèmes, selon la méthode d’analyse initiée par Claude Lévi-Strauss dans l'Anthropologie structurale.
L’attention sera également portée sur un texte moins connu : l’anecdote dite du Cedar Bar. Prenant son contexte narratif à New York dans les années 50, ce récit met en dialogue l’artiste Franz Kline face à un collectionneur dubitatif au sortir d’une exposition du peintre américain Barnett Newman4.
De ces deux textes particulièrement éloignés dans le temps, seul le récit grec est un mythe avéré sur un plan littéraire. Nous verrons toutefois que l’anecdote américaine peut également supporter une analyse par mythèmes.
Si, dans la réflexion sur la peinture moderne et plus largement sur la peinture abstraite, la question de la mimesis est souvent considérée comme inappropriée ou attestant d’une forme d’archaïsme, il s’agira toutefois de remplacer cette appréciation diachronique par ce que l’approche synchronique permet de faire ressortir. En effet, considéré sur un plan structural et au regard du récit moderne du Cedar Bar, le mythe antique de Zeuxis et Parrhasios n’apparaîtra pas tant dépassé que précisément rejoué.
Avant de débuter, notons que l’objet n’est pas ici de prétendre faire œuvre structuraliste. Notre intention s’inscrit davantage dans la mouvance décrite en 2004 par Françoise Héritier : « le renouveau du structuralisme, que l’on voit déjà en train de se faire » relève d’« une analyse qu’on dira peut-être plus structurante que structurale. Il s’agit moins en effet de l’application de la méthode d’analyse structurale que de la mise en évidence d’une structure déjà là (…)5. »
D’un récit fixé par Pline l’Ancien
Zeuxis et Parrhasios entrent en compétition afin d’élire le plus grand peintre de l’Olympe. Le dénouement est connu ; la victoire est rendue à Parrhasios pour avoir excellé dans le trompe-l’œil au point d’abuser son grand rival. De ce récit qui marquera des générations de commentateurs, il n’existe qu’une seule source provenant de Pline l’Ancien6. Cette première version du mythe, fixée dans l’Histoire naturelle, offre l’avantage d’être parvenue dans une rédaction globalement indemne de toute transposition stylistique ou morale7 :
Il eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasios. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasios avait trompé un artiste, qui était Zeuxis8.
Le récit peut interpeller par la manière dont il fait l’impasse sur le cadre réglementaire régissant le combat entre les deux peintres. En effet, quels sont les consignes, les contraintes, les enjeux, la durée ? Où l’épreuve et la délibération ont-elles lieu ? Qui est censé juger et sous couvert de quelles qualifications ? Y a-t-il un public ? etc.
En réalité, cet implicite n’a rien d’étonnant pour qui est familier des constructions mythiques. Au niveau des récits antiques qui, semblables à celui de Zeuxis et Parrhasios, ont trait au thème de l’imitation ; on rapporte par exemple qu’un étalon tente une saillie sur une jument représentée par Apelle ; ou encore qu’un cheval hennit devant une femelle figurée par le même peintre ; qu’une caille essaie de se confondre aux volatiles peints par Protogénès ; qu’un oiseau tente de becqueter des raisins peints sans craindre l’enfant mal représenté juste à côté ; que Dédale crée des sculptures dotées d’une mobilité mécanique ; etc. Or, dans tous ces mythes, Ernst Kris et Otto Kurz – les auteurs du précieux volume L’Image de l’artiste – remarquent que : « Le degré de perfection dans l’imitation n’y est pas véritablement évalué mais posé implicitement. L’anecdote se contente d’affirmer que l’œuvre a été prise pour la réalité, que le portrait a été confondu avec son modèle9 ». Les études menées par les mythologues font de cet implicite une caractéristique générale propre à la poétique même de ces récits de traditions orales.
La poétique des mythes
Il y a certes les non-dits, ces informations non-communiquées par le récit en raison notamment de la forme particulièrement elliptique et laconique de la narration. Face à ces indéterminations, l’observateur peut tout au plus formuler des hypothèses qui resteront cependant sans certitudes. Mais le mythe de Zeuxis et Parrhasios relève également d’autres types d’implicite. Il s’agit dans ce cas d’informations qui peuvent se déduire, avec davantage d’assurance, principalement par l’analyse sémantique mais également pragmatique du récit.
Tout d’abord, il y a ces déductions rendues possibles par l’étude d’un mot ou d’un groupe de mots que les linguistes appellent communément les présupposés10 : « Est présupposé un contenu implicite qui se trouve automatiquement entraîné par la forme même de certaines expressions linguistiques11 ». De ce fait, par leurs assertions superlatives, les formules comme « avec tant de vérité » et « si naturellement représenté » fonctionnent dans le mythe étudié comme présupposés et confessent à demi-mot que la fidélité à la nature est l’un des critères essentiels de ce combat.
Deuxièmement, le match qui oppose les deux peintres nécessite, pour être compris, l’adhésion sans preuve à un autre type d’implicite : le sous-entendu. Celui-ci se distingue du présupposé en ce que son contenu informatif ne peut être déduit qu’en procédant à la prise en compte de la situation d'énonciation (implication pragmatique12). Dans le cas du mythe de Zeuxis et de Parrhasios, ce n’est pas la compétition qui, par ses règles, définit le vainqueur ; mais le vainqueur qui par sa position dans le contexte narratif rend lisible les enjeux de la compétition. En somme c’est en encensant Parrhasios pour avoir su tromper son rival que le récit amène intuitivement le lecteur à intégrer la qualité d’imitation comme valeur supérieure et propre du Beau. S’affirme ici un trait fondamental du mythe et qu’on peut résumer par sa capacité à inverser le processus attendu d’accréditation.
Mettant en scène des sujets en prise avec l’univers naturel dans des situations chargées dramatiquement, la narration mythique ne s’établit pas à partir d’idées générales ou de propositions conceptuelles mais se déroule dans le concret de l’expérience, dans la chronique de l’ici et maintenant, autant de conditions auxquelles elle semble affecter un caractère de vérité supérieure. La raison, en tant que médiatrice, n’ouvre donc pas l’accès au mythe. Au contraire, c’est le relâchement de la raison comme outil de médiation qui, dans un premier temps, permet à l’observateur du récit de dépasser la succession insolite des situations. Perçues logiquement et pour elles-mêmes, ces dernières seraient sinon invraisemblables.
Le mythe ne devient intelligible que dans la mesure où l’observateur tire lui‑même les conclusions qui s’imposent. En conséquence, les sous‑entendus participent avec les présupposés d’un même implicite qui, sans surprise, peut se résumer en ces termes : la peinture la plus belle résulte de l’imitation la plus trompeuse. Le sens explicite est obtenu par l’identification de ce qui doit être tenu pour vrai pour que le récit soit cohérent (approche vériconditionnelle). Mais le mythe de Zeuxis et Parrhasios va encore plus loin puisqu’il passe en force – autrement dit sans en expliciter les raisons – qu’il est plus remarquable de parvenir à tromper un homme que des oiseaux. Pourtant, l’inverse ne serait-il pas plus vraisemblable ? À l’aune de l’analyse structurale du mythe, il s’agira pour nous de revenir sur cette opération singulière du récit.
Notons pour le moment que la conception, considérant l’imitation comme le but fondamental de l’art, n’est pas formulée de manière directe. Et puisque le mythe ne propose pas davantage d’en débattre : alors ce qui apparaît comme un postulat peut également faire figure de dogme. Effectivement, le récit mythique ne propose pas à l’observateur de suivre une démonstration intellectuelle, de vérifier la validité d’une proposition et d’y souscrire éventuellement in fine. Au contraire, le mythe prend en otage celui qui l’écoute : c’est en ce sens qu’il captive, c’est-à-dire qu’il rend « captif ». Sa saisie, relative à un système de présomption d’arrière-plan, rend son fonctionnement obreptice, voire autoritaire. Assurément, pour accéder au compréhensible, l’observateur est engagé à souscrire – au moins momentanément – au dogme véhiculé par le récit. Le succès du mythe consistant alors dans sa capacité à présenter comme acquise une information qui ne l'est pas ; à faire passer les non-dits pour des allants de soi.
La structure du mythe de Zeuxis et Parrhasios
Avant d’être fixé par écrit, les mythes sont le fruit d’une tradition orale, largement distincts d’un discours consciemment encodé. Effectivement, le mythe est un récit sans auteur identifié, non du fait que l’Histoire n’en ait gardé trace mais parce qu’il est issu d’une lente sédimentation inconsciente et collective qui n’émane en conséquence de la pensée propre de personne. C’est en cela que ces récits s’imposent à l’humanité, Lévi-Strauss précisant que ce ne sont pas les hommes qui pensent les mythes ou « dans les mythes », mais que ce sont les « mythes qui se pensent dans les hommes et à leur insu13 ». Signalant le caractère inconscient de ces récits, l’anthropologue y voit la manifestation d’un prédonné : « une image du monde déjà inscrite dans l’architecture de l’esprit14 ». Plus tard, en 1988, Lévi-Strauss explique : « Un peu comme les champignons, on ne les voit jamais pousser ! Une invention individuelle ne constitue pas par elle-même un mythe. Pour qu’elle le devienne il faut que transmutée par une alchimie secrète, le groupe social se la soit assimilée parce qu’elle répondait à ses besoins intellectuels et moraux15. »
Le caractère implicite pointé précédemment à tous les niveaux du discours mythique résulte pour bonne part de cette représentation du monde sous‑jacente à la conscience et donc hors d’atteinte des cadres formulés du discours objectif et scientifique. En ce sens, l’homme qui raconte les mythes, n’a pas plus élaboré les rapports qui les sous-tendent qu’il n’élabore, en parlant, les lois de la phonologie. Lévi-Strauss va alors suggérer que « s’ils ont un sens, celui-ci ne peut tenir aux éléments qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés16 ». À cette fin, proposons une réorganisation synchronique de ces différents composants du mythe que l’anthropologue baptise mythèmes17 dans le chapitre la structure du mythe de l’Anthropologie structurale.
Ici réside l’hypothèse18 et la tâche même de l'explication structurale : délaisser le mythe en tant que succession d’événements pour n’en considérer que l’état de système. Ainsi le privilège consenti à l’histoire dans sa valeur diachronique est en partie remplacé par celui, tout aussi grand, accordé aux structures permanentes. Pour ce faire, élaborons une répartition sous forme synoptique : « un peu comme si on nous présentait une suite de nombres entiers, du type : 1, 2, 4, 7, 8, 2, 3, 4, 6, 8, 1, 4, 5, 7, 8, 1, 2, 5, 7, 3, 4, 5, 6, 8, en nous assignant la tâche de regrouper tous les 1, tous les 2, tous les 3, etc., sous forme de tableau19 ». Est reproduit ici [Figure 1.] l’exemple fourni par l’anthropologue lui-même.
Figure 1. Exemple abstrait de regroupement synchronique.
1 | 2 | 4 | 7 | 8 | |||
2 | 3 | 4 | 6 | 8 | |||
1 | 4 | 5 | 7 | 8 | |||
1 | 2 | 5 | 7 | ||||
3 | 4 | 5 | 6 | 8 |
Procédons à notre tour, de manière analogue, avec le mythe de Zeuxis et Parrhasios en essayant de regrouper les mythèmes par trait de familiarité. Pour nourrir cet objectif il faudrait, s’il existait d’autres versions de ce mythe, chercher à définir ce qui régit non seulement les unités successives de la version donnée par Pline, mais également le corpus entier constitué par l'ensemble des variantes. Orphelins d’un tel corpus, il faudra se satisfaire ici de la seule version connue20. À cet égard, le mythe rapporté par Pline est relativement succinct et son analyse peu coûteuse en opérations. Proposons l’organisation suivante [Figure 2.].
Figure 2. Regroupement synchronique des mythèmes.
Parrhasios (…) offrit le combat à Zeuxis | Zeuxis (…) apporta des raisins peints | avec tant de vérité | que des oiseaux vinrent les becqueter |
l’autre (Parrhasios) apporta un rideau (…) représenté | si naturellement | que Zeuxis (…) demande qu’on tirât enfin le rideau | |
reconnaissant son illusion, il (Zeuxis) s’avoua vaincu avec une franchise modeste |
Habituellement, pour raconter le récit il conviendrait de lire le tableau de gauche à droite et de haut en bas. Ici les colonnes permettent de rompre en partie avec cette approche diachronique afin de mettre en valeur ce que révèle l’approche simultanée. Ainsi, toutes les relations rassemblées dans une même colonne présentent un caractère commun, certes parfois inversé, mais toujours du même ordre. Aussi, chaque colonne nécessite d’être envisagée comme un tout.
La première colonne renvoie au cadre symbolique du combat : Parrhasios procède à l’acte augural tandis que Zeuxis – en reconnaissant sa défaite – ferme l’épreuve. La seconde colonne renvoie au fait d’apporter ou de présenter quelque chose, ici chaque artiste apportant une peinture. La troisième colonne signale le degré de fidélité entretenu avec la nature. Enfin, la dernière colonne évoque le piège illusionniste rencontré à la fois par les oiseaux et par Zeuxis. Synthétisons maintenant l’analyse en regroupant sous forme de tableau [Figure 3.] le caractère commun des mythèmes de chaque colonne.
Figure 3. Caractères communs propres aux mythèmes de chaque colonne.
conventions sociales = extériorité / culture |
2 peintures = médiation /culture |
des raisins, un rideau = immédiation /nature |
perceptions sensibles = intériorité/nature |
Les deux mythèmes de la première colonne ont fonction de convention sociale puisqu’ils désignent l’espace symbolique du combat (Parrhasios ouvre le combat / Zeuxis ferme le combat). Les deux mythèmes de la seconde colonne signalent la monstration d’objets culturellement élaborés (deux peintures). Ceux de la troisième colonne renvoient directement aux éléments figurés pour leur valeur de vérité, leur « éloquence naturelle » au point que les artefacts deviennent les objets eux-mêmes (des raisins et un rideau). Enfin les mythèmes de la dernière colonne évoquent la perception sensible (Les oiseaux et Zeuxis sont dupés par leurs sens).
Si l'on considère maintenant la combinatoire qui ressort de l'opposition entre groupes de mythèmes, il apparaît nettement que la première colonne s’oppose à la quatrième de la même manière que la seconde s’oppose à la troisième. Ce rapport de proportionnalité commence à esquisser la loi structurale du mythe de Zeuxis et Parrhasios qui comme tous les mythes a pour but d’offrir « un modèle logique pour résoudre une contradiction21 ». En ce sens, comme le suggère Lévi-Strauss à partir de l’exemple du mythe d’Œdipe : « L'impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations est surmontée (ou plus exactement remplacée) par l'affirmation que deux relations contradictoires entre elles sont identiques, dans la mesure où chacune est, comme l'autre, contradictoire avec soi22 ». Le mythe de Zeuxis et Parrhasios, ainsi interprété, exprimerait la tension entre immédiation et médiation, intériorité et extériorité, autant de formes particulières affiliées à la dialectique nature / culture. Or, il convient maintenant de comprendre que cette tension se résout à l’avantage de la nature.
En effet, tout d’abord, le mythe rapporté par Pline s’appuie à deux reprises sur la chronique des ressentis (intériorité). À ce titre la présence ou l’absence d’un jury de spécialistes n’a guère d’importance puisque ce ne sont pas même des hommes (êtres de culture) qui vont décider du plus valeureux peintre mais la nature elle-même. C’est l’arbitrage des oiseaux, animaux sauvages, qui délivre dans un premier temps le verdict de la nature, autrement dit un verdict purement sensible. Les oiseaux ont d’ailleurs une valeur exemplaire en tant que motif qui parcourt différents récits23 : sujets sans conscience, ils figurent – pour emprunter au vocabulaire aristotélicien –de pures âmes sensitives séparées de toute intellection. Ils apparaissent comme des « yeux volants » au sens où ils seraient doués d’autonomie. Pensons à ce titre au récit des yeux de Léontios24.
Le mythe s’achève en entérinant encore un peu plus le triomphe du sensible sur l’intelligible puisque Zeuxis lui-même, et malgré son œil expert et initié, est vaincu par ses sens. En somme, par l’évidence de sa peinture, Parrhasios a ramené Zeuxis aux qualités d’un homme nu, un homme à l’état de nature. La savante culture, à savoir ici les connaissances artistiques et techniques de Zeuxis, en tant que médiatrice, ne lui aura finalement été d’aucun secours face à l’éloquence naturelle d’un rideau représenté. Ressort que l’œuvre n’a d’existence que du point de vue du spectateur et ne doit nécessiter aucune médiation intellectuelle pour être appréhendée (des oiseaux doivent pouvoir s’y intéresser). L’opposition structurale entre les colonnes 1 et 4 trouve sa résolution en affirmant la supériorité de l’immédiation et du ressentir.
Il est à noter maintenant que l’opposition entre les colonnes 1 et 4 est redoublée par celle entre les colonnes 2 et 3, à ceci près que ces dernières déplacent le point d’observation du spectateur vers l’artiste. Néanmoins, le discours sur la facture et le faire y est réduit à sa propre négation. En effet, l’œuvre doit masquer sa savante genèse afin de laisser place à l’évidence et à l’aisance du naturel. Autrement dit, la culture doit se faire oublier derrière la nature, le savant derrière l’évident, l’être derrière le paraître. Le motif contradictoire se résout dans ce paradoxe bien connu chez les classiques : la science picturale la plus remarquable est celle qui justement se fait la moins remarquer. Ingres synthétisera cette idée, principe même de la mimesis, sous une formule efficace : « L'art n'est jamais à un aussi haut degré de perfection que lorsqu'il ressemble si fort à la nature qu'on peut le prendre pour la nature elle-même. L'art ne réussit jamais mieux que quand il est caché25 ». Le mythe entérine cette condition comme indiscutable pour que l’art acquière les qualités d’un objet absolu. Toutefois, cet objet absolu n’est pas œuvre d’art, il est raisins ou rideau. L’opposition entre les deux séries de colonnes renvoie ainsi au même modèle logique : le culturel n’a légitimité à exister qu’afin d’établir les conditions de l’apparition disruptive du naturel.
Considéré comme l’ensemble de ses variantes, tout mythe serait réductible à cette relation que Lévi-Strauss n’hésitera pas à ériger en règle canonique sous la forme : Fx(a) : Fy(b) < Fx(b) : Fa-1(y)26. Cette formalisation – guère réutilisée ensuite par son auteur – intrigua les commentateurs. Sans pouvoir prendre le temps de développer ce point ici, nous renvoyons aux différentes controverses que la règle canonique engendra avant d’être réhabilitée récemment avec force. Il convient notamment de renvoyer au riche ouvrage de Lucien Scubla, Lire Lévi-Strauss27 (1998) ainsi qu’aux pages récentes de Maurice Godelier28 (2013). Retenons pour notre part qu’il faut voir dans cette formule – comme le revendiquera Lévi-Strauss lui-même à plusieurs reprises – un résumé sténographique29 et non la formalisation logico‑mathématique à laquelle prêtent les apparences.
L’anecdote du Cedar Bar
Évoquons maintenant l’amusant récit répandu dans les années 50 autour de l’œuvre du peintre américain Barnett Newman. Cette anecdote, nommée Le récit du Cedar Bar30 en raison du nom du café de Greenwich Village dans lequel les artistes new-yorkais préparaient l’avènement d’un art nouveau, met en scène Franz Kline avec un collectionneur anonyme. Elle fut fixée par écrit par Thomas B. Hess dans le catalogue Newman de 1972 :
Franz Kline et Elaine de Kooning étaient au Cedar Bar quand ils furent abordés par un collectionneur que Franz connaissait et qui était hors de lui. Il sortait de la première exposition particulière de B. Newman :
- Jusqu'où peut aller le simplisme, bredouilla-t-il. Croit-il qu'il va s'en tirer comme ça ? Il n'y avait rien là-bas, strictement rien !
- Rien ? demanda Franz avec un grand sourire. Combien y avait-il de toiles ?
- Oh, dix ou douze peut-être, mais toutes exactement pareilles, avec une bande au milieu, c'est tout !
- Toutes de la même taille ? S’enquit Franz.
- Euh non, il y avait des toiles différentes, de un à deux mètres à peu près.
- Ah bon, de un à deux mètres ; et toutes de la même couleur ? Poursuivit Franz.
- Non, non il y avait des couleurs différentes, du rouge, du jaune, du vert... mais chaque tableau était uni, tenez, digne d'un peintre en bâtiment et avec cette bande au milieu.
- Toutes les bandes étaient de la même couleur ?
- Non.
- Toutes de la même largeur ?
L'homme commença à réfléchir un peu.
- Voyons voir... Non. Je ne crois pas. Certaines devaient avoir 2 cm de large, d'autres 10, d'autres entre les deux.
- Et tous les tableaux dans le sens de la hauteur ?
- Oh non, il y en avait des horizontaux.
- Toutes avec des bandes verticales ?
- Heu non, je crois qu'il y avait peut-être des bandes horizontales.
- Et les bandes étaient plus claires ou plus foncées que le fond ?
- Je crois qu'elles étaient plus foncées, mais il y avait une bande blanche ou plus d'une peut-être.
- Est-ce que la bande était peinte sur le fond ou le fond était peint autour de la bande ?
L'homme commença à être un peu mal à l'aise.
- Je n'en suis pas sûr, dit-il, mais il me semble que c'était l'une ou l'autre manière, ou les deux à la fois peut-être.
- Je ne sais pas, conclut Franz, mais tout cela me paraît diablement compliqué31.
La méthode de Kline est socratique en apparence et consiste à faire accoucher son interlocuteur d’une vérité qui lui était jusqu’alors invisible. Toutefois, pas plus qu’avec le mythe de Zeuxis et Parrhasios, les critères du jugement ne sont définis ouvertement ou posés explicitement. L’enjeu sous‑jacent porte ici sur la représentation que se font les deux protagonistes de ce que doit (ou peut) être considéré comme relevant de l’art. Or, ce dialogue entre Kline et le collectionneur est en réalité travaillé par un différend, au sens entendu par Jean-François Lyotard lorsqu’il écrit : « à la différence d'un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement, faute d'une règle de jugement applicable aux deux argumentations32 ». Dans un tel cas d’anomie, toute argumentation est frappée d’inefficace ou contrainte de s’imposer de manière péremptoire puisque dépourvue de cadre théorique de référence.
Pourtant, là aussi le récit nous amène tout naturellement à désigner un vainqueur. Ce qui est présenté comme le béat simplisme de la peinture de Newman mute, de question en question et par glissements anodins, en son contraire, le diablement compliqué. Dans cette joute verbale, Kline finit par l’emporter.
Sans faire de ce texte un quelconque manifeste gorgé d’intentions, et sans non plus en ôter la nature humoristique, il est intéressant de le considérer en tant qu’apologue vis-à-vis de la question qui nous préoccupe ici.
Le collectionneur semble excédé par la nature répétitive et plastiquement économe de l’œuvre de Newman. Cette répétition du même ou du semblable est perçue comme le signe d’une indigence sur le plan symbolique. Par la surenchère de questions formelles, Kline fait dériver le nœud du débat exclusivement sur le plan matériel. Alors que le collectionneur pose une interrogation philosophique renvoyant à l’essence de l’art et que l’on pourrait formuler trivialement ainsi : Que signifient ces œuvres ? Kline y répond par une multitude de considérations formalistes. Celles-ci apparaissent alors diablement compliquées parce qu’inintelligibles sans les outils scientifiques permettant de se les approprier. Assurément, comment définir précisément la largeur d’une bande sans instruments de mesure ? Franz Kline noie son interlocuteur sous l’effet d’un discours descriptif dans le but de justifier l’expérience d’une œuvre de Newman, sans quoi celle-ci resterait mutique. Le collectionneur lui, s’impatiente et s’indigne devant le caractère hautement inintelligible des œuvres du peintre américain.
Les mythologues savent qu’il faut se méfier des faux mythes qui, à la manière de ceux façonnés dans la philosophie antique, sont l’œuvre d’une pensée consciente qui prend les apparences de la pensée mythique (ex : Le mythe de la caverne de Platon). On parle parfois dans ce cas de mythe-philosophique ou d’allégorie pour en signaler la genèse volontairement construite, autrement dit délibérée et consciente33. Sans doute est-ce le cas du récit du Cedar Bar, toutefois, en dépit des réserves dues à son origine incertaine, tentons de proposer un regroupement synchronique des différents éléments constitutifs du récit [Figure 4.].
Figure 4. Regroupement synchronique des présumés mythèmes.
Jusqu'où peut aller le simplisme | |||
Il n'y avait rien là-bas, strictement rien ! | dix ou douze (toiles) | ||
toutes exactement pareilles | il y avait des toiles différentes | ||
Toutes de la même taille | différentes, de un à deux mètres à peu prés | ||
toutes de la même couleur | il y avait des couleurs différentes | ||
Toutes les bandes étaient de la même couleur | Non (les bandes n’étaient pas de même couleur) | ||
Toutes de la même largeur | Certaines devaient avoir 2 cm de large, d'autres 10, d'autres (…) | ||
tous les tableaux dans le sens de la hauteur | il y en avait des horizontaux | ||
Toutes avec des bandes verticales | je crois qu'il y avait peut-être des bandes horizontales | ||
… | … | ||
tout cela me paraît diablement compliqué |
En considérant maintenant la combinatoire qui ressort de l'opposition entre groupes, il apparaît que la première colonne s’oppose à la quatrième de la même manière que la seconde s’oppose à la troisième. Les colonnes extérieures ont un caractère général, les colonnes intérieures ont un caractère particulier.
Si, comme nous l’avons dit, un mythe est un récit qui propose « un modèle logique pour résoudre une contradiction34 ». La contradiction qui fait foi ici est celle qui oppose le diablement compliqué au béat simplisme. Alors que le collectionneur porte ses interrogations sur un plan qualitatif, Kline y répond en portant l’attention sur un plan quantitatif. L’un cherche l’œuvre, l’autre proclame l’objet. Synthétisons ainsi l’analyse en définissant le caractère commun propre aux mythèmes de chaque colonne [Figure 5.].
Figure 5. Caractères communs propres aux présumés mythèmes de chaque colonne.
Commentaires sur l’exposition réflexions qualitatives |
Commentaires sur les œuvres « ce qui paraît » identique |
Commentaires sur les œuvres « ce qui est » singulier |
Commentaires sur l’exposition réflexions quantitatives |
S’esquisse finalement la loi structurale du récit du Cedar Bar : celle-ci tient pour implicite que le questionnement sémantique du collectionneur pourrait être surmonté, ou plus exactement remplacé, par celui, formel, de Kline. L’œuvre ne présenterait d’autre motif d’intelligibilité que sa propre présence plastique. La logique qui l’emporte dans le récit peut alors sembler être dérivée de la théorie de Clement Greenberg en ce qu’elle tend à rapporter chaque art à ses constituants plastiques. Si tel est le cas, cette anecdote du Cedar Bar a sans doute participé à entériner certaines lectures simplificatrices faites de la théorie formaliste35.
Enfin, à l’échelle ici de l’art, se joue un motif comparable à celui qui oppose – dans le débat scientifique – les approches quantitatives et les approches qualitatives. Sans non plus pouvoir nous étendre davantage ici, il convient de renvoyer aux recherches fondamentales sur cette question36 ainsi qu’au célèbre apologue de Borgès, la rigueur de la science37, qui synthétise parfaitement les enjeux. Retenons que le récit du Cedar Bar entérine à sa façon l’idée que le quantitatif pourrait se substituer au qualitatif à la manière de la célèbre formule du chimiste Ernest Rutherford38 : Qualitative is nothing but poor quantitative.
Zeuxis n’a vu dans l’œuvre de Parrhasios qu’un simple rideau là où il aurait fallu voir une œuvre peinte. De la même manière, le collectionneur n’a vu dans l’œuvre de Newman qu’une surface matérielle, une sorte de « peinture en bâtiment » ; alors qu’il fallait y voir un objet ontologiquement39 supérieur : une peinture d’artiste. Si, comme nous l’avons dit à partir de Ingres, la mimesis équivaut à l’idée que l'art n'est jamais à un aussi haut degré de perfection que lorsqu'il ressemble si fort à la nature qu'on peut le prendre pour la nature elle-même ; autrement dit, quand les apparences passent pour l’essence, le médiat pour l’immédiat, le savant pour l’évident, la culture pour la nature ; nous pouvons alors affirmer dans un paradoxe à la saveur anachronique et provocatrice que, Newman comme Parrhasios excellent tous deux dans l’art de la mimesis.
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Le procédé structuraliste est parfois décrit – également pour en démontrer les limites40 – comme se résumant à deux grands moments sur un plan épistémologique : la réduction et l’extrapolation. Le premier temps consiste à réduire les données de l’observation à un ensemble restreint d’oppositions ; tandis que le second temps propose d’étendre l’opposition afin qu’elle absorbe des notions voisines, parfois distinctes de forme et de fonction, permettant ainsi le passage du local au global. Cette méthode, avec ses postulats, nous semble ici apporter un éclairage original et pertinent à condition – et comme avec tout – de ne pas l’ériger en dogme.
Si le récit moderne du Cedar Bar reprend des mécanismes proprement mythiques et rejoue en filigrane (sur un plan structural) le mythe de Zeuxis et Parrhasios, une telle conclusion n’est pas sans sembler relativiser l’acquis moderniste faisant de la mimesis un vestige du passé ou un archaïsme lié à la représentation scrupuleuse du monde. La notion de mimesis peut dès lors être saisie autrement en ce qu’elle n’apparaît plus liée à l’exigence figurative. Dans une telle perspective, cette notion ne dépend plus de la manière dont l’artiste représente le réel – mais davantage de la façon dont le spectateur appréhende et qualifie cette portion de réel qu’est déjà l’œuvre d’art.
Comparer l’incomparable pour emprunter la formule de Marcel Detienne est un enjeu iconoclaste autant que programmatique et il convient de le saisir comme tel. Évidemment, le parallèle que nous construisons entre le peintre antique et le peintre moderne, autorise simplement de souligner une homologie partielle de penser. Mais, poser l’hypothèse que l’anecdote sur Newman rejoue dans sa structuration celle autour de Parrhasios, permet aussi de déplacer l’attention pour éclairer mutuellement et de façon inattendue l’un et l’autre des deux récits.
Ainsi, en allant plus loin, la volonté de produire un « trompe-l’œil » chez Parrhasios amène à se questionner sur l’existence d’une volonté comparable – avérée ou inconsciente – chez Newman. Ce dernier ne produit-il pas, lui aussi et à sa manière, un piège ? Un piège bien connu dans l’art moderne et qui, depuis L’Enterrement à Ornans ; Olympia ; Les Demoiselles d’Avignon ou encore Fontaine, se referme sur les spectateurs même les plus aguerris : l’Académie et le jury du salon officiel dans le cas de Courbet ou de Manet, leurs propres amis – poètes et artistes – dans le cas de Picasso ou de Duchamp, un collectionneur ici pour Newman. Finalement, si Newman excelle dans la mimesis, de son côté Parrhasios – en piégeant un autre peintre – ne fait-il pas déjà acte d’avant-garde ?