Les autrices tiennent à remercier Maurice Corbet, Lionel François (Musées d’Annecy) et Jeanne Pommeau de La Národní filmový archiv (Archives Nationales du cinéma, Prague) pour leurs contributions.
Introduction
Nous proposons dans le cadre de cet article d’apporter des pistes de réflexion concernant la définition des « objets de scène » en prenant comme cas d’étude des œuvres des artistes tchèques, Jan et Eva Švankmajer, conservées dans les collections de cinéma d’animation des Musées d’Annecy. La particularité de ces pièces, telles que nous allons l’exposer, questionne à la fois leur fonction au sein de leur univers filmique, ainsi que leur conservation. Dans un travail d’inventaire typologique de musée, la catégorisation de ces pièces pose par ailleurs des difficultés. Celles‑ci résultent notamment du rapport d’interpénétration entre la production du couple en tant qu’artistes plasticiens et leur création filmique. Leurs œuvres résistent à une définition unique.
Qu’est-ce qu’un « objet de scène » ? Il s’agit d’un concept particulièrement large qui toucherait les pièces créées pour le cinéma, le théâtre ou encore la performance. En ce qui concerne le statut de ces pièces dans le contexte de la production cinématographique, nous pouvons nous référer à la notion « d’objets de cinéma » proposée par la théoricienne du cinéma Joséphine Jibokji1. Il s’agirait « d’objets fabriqués pour les films de fiction2 » qui apparaissent à l’écran.
Dans les cinémathèques, ces collections apparaissent souvent sous la dénomination de « collections non-films ». Cette désignation par la négation crée une hiérarchie entre les collections qui n’est pas sans cohérence. En effet, les objets conservés sont, généralement, subordonnés aux films et prennent sens par rapport à eux. Employé sans doute comme terme générique, le « non-film » décrit la grande diversité d’objets et de documents qui y sont conservés3, sans se limiter à des pièces qui apparaissent à l’écran, contrairement aux « objets de cinéma ». Ce contexte expliquerait la recherche d’une définition plus précise de ces pièces. Pour Jibokji, « la démarche consistant à fabriquer un objet pour un film, invite à poser des questions sur le rapport de l’image de cinéma au réel et aux autres représentations ». Observant la double appartenance de ces objets, « autant au monde du tournage qu’à celui de la projection », elle préconise une méthode d’analyse qui prendrait en compte « à la fois la fabrique de l’image et son défilement fictionnel.4 » Tout en adhérant à cette méthodologie, cet article soutiendra que ces objets ont également une vie après le tournage, par leur conservation dans les musées en tant qu’œuvres à part entière.
Les objets de cinéma au cœur de notre réflexion proviennent principalement de films d’animation en stop motion5 (animation d’objets en volume). Une classification large pourrait les répartir en trois catégories : objets fixes (décors ou accessoires), objets inanimés animés (décors ou accessoires animés, hors personnages) et enfin, objets auxquels l’animation donne l’illusion de vie (personnages). La filmographie de Jan Švankmajer est à ce titre intéressante car elle accorde parfois à un seul et même objet ces trois statuts, brouillant la distinction entre l’animé et l’inanimé. Dans le cadre de cet article nous allons nous concentrer sur une sélection de sept œuvres : trois pièces associées à l’univers du court métrage, Les possibilités du dialogue (Moznosti dialogu, 1982, animation d’objets. Figures 1 à 3), trois pièces tirées d’Alice (Něco z Alenky, 1988, long métrage signé Jan Švankmajer, mêlant prises de vues réelles et animation en volume, dans lequel Eva, son épouse et collaboratrice, cosigne la direction artistique du film avec Jirí Bláha. Figures 4 à 6) et enfin, une œuvre appartenant à la production plastique du couple (sans lien avec un film spécifique), intitulée Collection d’insectes II (Figure 7). Ces pièces permettent d’exposer la manière dont les œuvres cinématographiques des Švankmajer s’inscrivent au sein d’une production plastique plus large qui forme un ensemble cohérent.
Pouvons‑nous considérer, pour citer Jibokji, que les objets, une fois sortis du film, « perdent leur sens et même parfois leur forme lorsque celle‑ci résulte d’un trucage de l’image6 » ? Le cas des œuvres de Jan et Eva Švankmajer offre des exemples qui remettent en question cette affirmation. Ces pièces ont la particularité d’appartenir non seulement, comme le propose Jibokji, au monde du tournage et de la projection, mais aussi, avec leur entrée aux musées, à celui de l’exposition. En prenant comme point de départ cette réflexion, nous allons, dans un premier temps, analyser la manière dont les objets de cinéma deviennent des objets de collections muséales. Nous observerons l’approche proposée par différentes institutions, ce qui permettra de mettre en perspective les spécificités des Musées d’Annecy. Nous reviendrons sur la question de la constitution de ces collections de cinéma d’animation en mettant en avant l’approche de la valorisation de ces œuvres en comparaison avec les choix d’exposition de différents musées du cinéma. Cette comparaison ne prétend pas être exhaustive, elle ne hiérarchise pas non plus les musées entre eux. Elle permettra, nous l’espérons, de mesurer comment les diverses scénographies tentent de redonner un sens aux objets de cinéma. Dans un second temps nous explorerons les univers de Jan et Eva Švankmajer en nous focalisant notamment sur le rapport particulier qu’entretient le cinéaste aux objets. L’analyse de son œuvre par le prisme du concept du cabinet de curiosités, omniprésent dans les différentes facettes de sa création, contribuera à la réflexion sur la définition des objets de cinéma, tout en révélant la manière dont le couple d’artistes défie le statut habituel de ces derniers : ils vont jusqu’à renverser le rapport de subordination entre les films et les objets de scène.
L’introduction des objets de cinéma aux musées
Entrée des œuvres de Jan et Eva Švankmajer dans les collections du Musée-Château d’Annecy
Jan Švankmajer est né à Prague en 1934 où il vit toujours aujourd’hui. Il cultive une passion pour le théâtre de marionnettes depuis son enfance. Il suit des études à l’École supérieure des métiers d’art de Prague et rentre à l’Académie des arts de Prague, où se trouve la faculté d’art dramatique qui possède une section marionnettes. Diplômé en 1954, il travaille comme metteur en scène, marionnettiste et directeur de théâtre.
Eva Dvořáková (1940–2005) est née à Kostelec nad Černými lesy. En 1954, elle rentre à l’École secondaire de création de mobilier et étudie la sculpture sur bois. C’est en 1958 qu’elle débute ses études à l’Académie des arts de Prague, également dans la section marionnettes. Tous deux se marient en 1960, Eva prend le nom de son mari. Fortement influencés par le groupe surréaliste de Prague, bien qu’ils mènent chacun leur propre création artistique, leurs œuvres dialoguent et se complètent. Eva a régulièrement collaboré aux films de son époux, entre autres, en tant que directrice artistique sur ses films.
Jan Švankmajer n’est pas un artiste reconnu par le pouvoir en place lorsqu’il démarre sa production cinématographique. On sait que pour les arts et la liberté d’expression en Tchécoslovaquie, il y a un avant et un après 1968. Les chars russes qui pénètrent dans la ville cette année‑là, mettent fin au printemps de Prague ainsi qu’au vent de liberté créative qu’il a pu générer. Son œuvre filmographique qui utilise des techniques de stop motion, s’en trouve dès lors censurée par le pouvoir communiste de Tchécoslovaquie. La censure d'État a en effet directement touché sa production dans les années 70. On lui a reproché notamment que ses films n’affichaient pas suffisamment la cause socialiste7. Il explique :
Certains de mes films à la fin des années 1960 : Le jardin (Zahrada, 1968) et L’appartement (Byt, 1968) ont été confisqués et enfermés dans un coffre. Les films suivants ont été coupés : Le journal de Léonard (Leonardvu denik, 1974), L’ossuaire (Kostnice, 1970), Jabberwocky (Zvahlav aneb Saticky Slameného Huberta, 1971). Lorsque j’ai refusé de respecter les remarques des censeurs concernant Le Château d’Otrante (Otrantský zámek, 1973), on m’a interdit de tourner des films durant 7 ans8.
Cette situation ne va pas sans poser des problèmes de conservation de ses œuvres filmiques et plastiques dans son propre pays.
Jan Švankmajer participe pour la première fois au Festival international du film d’animation d’Annecy en 1967, puis, en 1978, le festival organise une rétrospective de ses courts métrages, même si ce dernier ne s’est jamais considéré comme un cinéaste d’animation9. Dans les années 80, deux de ses films sont récompensés par le Grand prix du festival d’Annecy : en 1983 son court métrage d’animation Les Possibilités du dialogue et en 1989 Alice.
En 1991, une première exposition met à l’honneur l’œuvre de Eva et Jan Švankmajer à Annecy. Intitulée « La contamination des sens », elle se tient dans l’espace d’exposition du centre culturel de Bonlieu10. Puis, en 200211, à l’occasion de la saison tchèque en France, une seconde exposition, « Švankmajer E & J : Bouche à Bouche » est présentée, cette fois, au Musée-Château d’Annecy12. Le projet d’acquisition des œuvres de Jan et Eva Švankmajer est initié par le musée à la suite de cette exposition. Ainsi, un ensemble de 18 œuvres composées de pièces présentées dans le cadre de l’exposition entrent en collection l’année suivante (2003). Le dossier d’acquisition précise que la sélection « est surtout axée sur des œuvres en lien direct avec des films de Švankmajer et de façon à voir une bonne représentation des diverses facettes de sa création. » Nous pouvons identifier au sein de cet ensemble trois catégories d’objets :
- Des pièces tirées des films (et notamment des films primés au Festival d’Annecy).
- Des œuvres associées ayant servi à la conception des films mais qui n’y apparaissent pas.
- Des œuvres plastiques de Jan et Eva Švankmajer externes à la production des films.
Jan Švankmajer est un artiste majeur, « incontournable », comme l’écrit Pascal Vimenet dans la note d’opportunité scientifique rédigée en 2003 pour le Musée-Château d’Annecy13. Selon lui, il est nécessaire de connaître son œuvre pour comprendre d’autres productions artistiques comme celles des frères Quay ou de Tim Burton, auteurs qui ont été inspirés par le travail du cinéaste. Ces aspects de l’œuvre du couple tchèque expliquent, entre autres, leur entrée dans les collections de cinéma d’animation du Musée‑Château d’Annecy.
Si ces pièces trouvent naturellement leur place au sein des collections de cinéma d’animation du musée, c’est qu’elles répondent aux exigences et objectifs de ces collections, dont l’histoire remonte à l’époque de la création du Festival d’Annecy. Le projet complètement inédit de la création d’un musée dédié au cinéma d’animation est évoqué dès les premières « Journées Internationales du cinéma d’animation14 » (jica), organisées à la marge du festival de Cannes en 1956. À cette occasion, l’Association Française pour la Diffusion du Cinéma (afdc), organisatrice de l’événement, monte une exposition intitulée « Pour lire entre les images », qui présente les différentes techniques d’animation. Lorsque les jica s’installent à Annecy en 1960, les organisateurs proposent la création dans la ville d’un musée dédié au cinéma d’animation, sans que le projet ne se concrétise. Néanmoins, en parallèle du festival, se constitue dans la ville une collection de cinéma d’animation unique en France, conservée au Musée-Château d’Annecy aux côtés de cinq autres collections : Archéologie, Ethnologie, Sciences naturelles, Beaux-Arts, et Art Contemporain.
Il s’agit d’un projet exceptionnel à plusieurs titres. D’abord, si à l’époque les pièces réalisées dans le cadre de la production cinématographique n’obtiennent pas encore une reconnaissance en tant qu’œuvres à part entière ou d’objets patrimoniaux, ceci est d’autant plus vrai pour le cinéma d’animation qui se bat pour sortir de l’ombre du cinéma en prises de vues réelles. La décision de déplacer les jica de Cannes à Annecy, reflète cette recherche d’indépendance de la part des professionnels de l’animation. Aussi, contrairement aux cinémathèques, qui ont longtemps donné la priorité aux projections de films, le projet de musée d’animation concerne, dès ses origines, les créations des artistes pour la production des films. Ainsi, les collections de cinéma d’animation du Musée-Château d’Annecy ne conservent pas de films mais conservent aujourd’hui plus de 6000 pièces, parmi lesquelles des story-boards, des dessins de concept, des dessins d’animation, des cellulos, des éléments en papiers découpés ou des marionnettes. Enfin, la collection bénéficie depuis 2003 de l’appellation « musée de France », ce qui la distingue des fonds des cinémathèques.
L’objectif formulé lors des premières jica transparaît à travers la collection. Comme l’a écrit Maurice Corbet, ancien responsable de la collection : « la volonté de constituer un inventaire raisonné des techniques du cinéma d’animation a déterminé la nature des objets du fonds réuni par l’association organisatrice du Festival d’Annecy15 ». Bien que les politiques d’acquisitions aient évolué au fil des années, la volonté de représenter l’ensemble des techniques de l’animation reste aujourd’hui encore d’actualité. Le lien historique entre la collection et le festival est quant à lui préservé, entre autres, par l’acquisition d’objets tirés des films primés.
L’exposition de ces pièces, provenant de films d’animation au musée, s’inscrit dans une histoire ou une tradition d’expositions sur le cinéma, comme nous allons l’observer à travers une brève présentation des premiers musées de cinéma. Nous nous focaliserons sur le regard que portent quelques institutions sur l’exposition du cinéma, en particulier dans le contexte de leur naissance. Ces pratiques seront ensuite mises en lien avec l’exposition des œuvres des Švankmajer afin de présenter la part de filiation et de rupture avec cette histoire.
La scénographie des objets de cinéma
S'intéresser à la conservation des objets de cinéma implique d’évoquer les missions des premiers musées de cinéma (autrement désignés archives de films ou cinémathèques) qui, dans les années 30, collectaient par des dons ou des ventes des films nitrates, des livres ou des revues, des appareils, des affiches, des photos, des costumes, etc. Ces acquisitions pouvaient être bien souvent très hasardeuses et lacunaires, du fait même que les producteurs ne voyaient pas la nécessité de conserver ce qui n’était pour eux qu’un simple divertissement. Plus spécifiquement, la conservation de l’objet de cinéma n’était pas une évidence puisque le cinéma n’était pas considéré comme un art à part entière. Exposer les objets de cinéma, ou « artefacts », pour reprendre le terme employé par les institutions canadiennes et anglo-saxonnes16, n’a sans doute pas été la priorité à la naissance de ces institutions, puisqu’il fallait, avant tout, sauver les films eux‑mêmes. La destruction, la décomposition, le recyclage par des industriels, les différentes censures, voire l’autodestruction résultant du support nitrate17 hautement inflammable, faisaient partie des dangers auxquels étaient exposés les films. Avec le développement de ces institutions, la conservation des objets de cinéma devient un enjeu majeur qui contribue aujourd’hui pleinement à la vie de ces musées.
L’exposition sur l’art cinématographique, inaugurée au musée Galliera en 1924, a été le prototype des musées de cinéma selon les propos d’Henri Langlois (co‑fondateur de La Cinémathèque française en 1935), où l’on retrouve « de nombreux appareils anciens18 et modernes, des dessins originaux d’Émile Cohl, des maquettes de Claude Autant‑Lara, Alberto Calvacanti, Robert Mallet Stevens (plans de l’Inhumaine), des manuscrits originaux de Louis Delluc, Abel Gance, Germaine Dulac, Marcel L’Herbier, des costumes (la robe d’Huguette Duflos dans Koenigsmark etc.)19 ».
Parmi les projets de musées, celui de la Cinémathèque française20, semble être le plus conséquent en dimension. Il ouvre ses portes au musée des Arts et Traditions populaires21 en février 1971. Il réunit les arts et les techniques dans une approche « d’archéologie du cinéma » (ou de pré-cinéma22) ainsi qu’une histoire esthétique du cinéma mondial23. Symboliquement, son installation dans ce lieu évoque l’hésitation sur l’identité du cinéma, entre art, technique ou folklore. L’aspect éclectique des collections pouvait également nourrir ce questionnement. On trouve, en effet, au musée du cinéma, aux côtés d’objets de cinéma ou des croquis réalisés pour les films, des jouets optiques issus de la collection de l’anglais Will Day, dont les disques stroboscopiques et les zootropes étaient exposés au Science Museum de Londres dans les années 2024.
Ce lien entre les musées des techniques et les musées de cinéma apparaît également dans l’histoire de la création des musées de cinéma de Prague, ville qui a vu naître Jan Švankmajer. Les appareils de cinéma et les jouets optiques ont été conservés par le musée des techniques (Technické muzeum) dès 192325, collections ayant été en grande partie constituées par le conservateur Jindřich Brichta dans les années 20. C’est sous l’occupation nazie en 1943 que naissent les premières archives filmiques tchèques26. Au sortir de la guerre, ces archives sont intégrées au nouvellement constitué « Institut du film tchécoslovaque » (Ceskosloensky filmovy ustav – csfu). Ce dernier fait l’acquisition au début des années 50 de l’immense fonds du collectionneur Bohumil Veselý. Leur première salle de cinéma, le Kino Ponrepo27, ouvre en 1957. Puis après maintes transformations sous le régime communiste, l’institut devient l’archive nationale de Prague en 1992 (Národní Filmový Archiv – nfa).
Malgré des origines qui partagent des similitudes, contrairement à la Cinémathèque française, la nfa n’a pas exposé d’objets de cinéma, puisqu’elle ne possède pas de galerie d’exposition28. Elle a eu, néanmoins, une influence majeure sur une génération de réalisateurs et d’artistes tchèques, dont Švankmajer.
Parmi les ambitions d’Henri Langlois et de Lotte Eisner au moment de l’installation du musée de La Cinémathèque française au Palais de Chaillot, c’est sans doute de créer une scénographie immersive. Celui‑ci comprend lors de sa première ouverture, la reconstitution de décors entiers comme une rue expressionniste issue du Cabinet du docteur Caligari (1920, Robert Wiene). L’immersion sensorielle semble elle‑même illustrée par ces propos de Philippe Azoury, ancien guide du musée de Chaillot :
Au‑delà de l’évidente ambiance de spectre qui régnait là certains après‑midis, la scénographie selon Langlois n’était que fétiches, et qu’à travers ces costumes qui – il faut bien le dire –nous faisaient chier un maximum se jouait quelque chose d’une croyance folle : le cinéma embaumait les corps (…)29.
« L’ambiance de spectre » traduit selon nous un phénomène immersif qui a trait à l’étrangeté et aux curiosités. En effet, cet alliage entre cabinet des sciences et fétiches divers dans certaines sections du musée, peuvent éventuellement évoquer un cabinet de curiosités du cinéma, scénographié par Langlois et Eisner30. Parmi les fétiches, en dehors des costumes et accessoires des acteurs, on trouve la tête mortuaire de Mme Bates issue de Psychose d’Alfred Hitchcock, un objet qui renvoie précisément à l’embaumement. Cet alliage se retrouve ensuite dans la scénographie du nouveau musée de la Cinémathèque française à Bercy31 qui ouvre ses portes en 2005, suite à sa fusion avec la bibliothèque du film. L’exposition permanente met en scène dans sa première partie, un cabinet des sciences où les objets mécaniques laissent place à des objets organiques, comme l’étoile de mer dans un bocal, de Man Ray32. Nous pouvons voir dans le choix des pièces exposées et dans cette nouvelle scénographie, par ses références à l’univers des cabinets de curiosités, l’héritage des différentes évolutions de cette institution et de ses collections.
La question des objets, considérés comme des « fétiches » et exposés dans les musées de cinéma, peut, par ailleurs, se poser sous différents angles, comme le démontre le cas du George Eastman Museum de Rochester (usa). Il est conçu d’abord comme un musée de la photographie fondé au cœur de la maison du grand industriel de Kodak, fabricant de pellicule et d’appareils. L’exposition permanente, qui montre une évolution chronologique des techniques de photographie et de cinéma aux États‑Unis, est associée à la découverte de la maison du riche industriel George Eastman. Construite au début des années 1900 au style architectural dit « colonial33 », la maison compte des attractions curieuses comme un orgue gigantesque ou les têtes d’animaux africains naturalisées agrémentant les murs et qui sont des trophées de chasse.
L’association de ces « trophées » et attractions avec les objets de cinéma et/ou les appareils, évoque (involontairement sans doute de la part du musée) la tradition des cabinets de curiosités. Les appareils, comme les objets de cinéma, seraient des sources de fascination qui permettraient l’exposition, figée, de l’art du mouvement qu’est le cinéma.
Enfin, autre exposition permanente de cinéma, la Deutsch Kinematek à Berlin, met en avant une histoire plutôt nationale du cinéma dans une scénographie futuriste spectaculaire. Un immense couloir dédié aux robes portées par l’actrice Marlene Dietrich crée une atmosphère fétichiste puisque ces costumes sont associés au seul corps de la star. Ce surplus de robes, porté par des mannequins sous vitrine, devient lui‑même curieux puisqu’on a l’impression que le costume devient objet de culte34.
Ces premières expériences de l’exposition du cinéma et d’objets de cinéma révèlent un rapport de fascination envers ces collections, entretenu par les musées, notamment à travers leurs modes d’exposition. Malgré l’évolution des approches muséographiques et la reconnaissance des films et des objets de cinéma comme objets patrimoniaux, nous trouvons, aujourd’hui encore, les traces de cet héritage dans certaines expositions de cinéma.
Le Musée‑Château d’Annecy hérite également de ces traditions, mais comporte aussi ses spécificités. Son statut de musée pluridisciplinaire expliquerait que les approches muséographiques qui nourrissent ses expositions reflètent également l’expérience des conservateurs du musée dans leur valorisation de collections diverses et notamment des collections de Beaux‑Arts et d’Art contemporain. Ce sont les traces de ces approches que nous pouvons identifier dans l’exposition dédiée à l’œuvre de Jan et Eva Švankmajer en 2002.
Les collections d’Eva et Jan Švankmajer
Brouiller la distinction entre l’animé et l’inanimé
L’exposition « Švankmajer E&J Bouche à Bouche » a été conçue autour de l’œuvre cinématographique de Jan Švankmajer mais elle présente également de nombreuses œuvres graphiques et plastiques de Jan et Eva Švankmajer, réalisées indépendamment des films. Le parcours, organisé en six parties, présentait chaque film dans un espace délimité évoquant conceptuellement l’enfermement. Des écrans, placés dans ces espaces, permettaient de découvrir les films du cinéaste. On observe ainsi, simultanément, la place des objets dans le monde de la projection et en tant qu’œuvres muséales. Le projet de l’exposition a pointé la vitalité et la force des œuvres des Švankmajer et une scénographie « sobre » a permis de « laisser les œuvres [sic] et objets parler d’eux‑mêmes35 ». Jan Švankmajer échangeait régulièrement avec le commissaire de l’exposition, Maurice Corbet, sur le projet de l’exposition. Il ressort de ces échanges36 que l’artiste souhaitait que les œuvres soient installées contre des murs blancs, confirmant également une recherche de neutralité scénographique en faveur des œuvres. Alors que la scénographie évacue par son minimalisme toute référence à l’univers des cabinets de curiosité, celui‑ci y est introduit par la nature même des œuvres exposées. Cette esthétique qui fait la marque de fabrique du cinéaste, révèle le rapport particulier qu’il entretient avec les objets du quotidien.
Parmi les pièces qui méritent notre attention dans le cadre de la réflexion sur la notion « d’objets de cinéma », il y a trois compositions tirées du film Alice. Les assemblages d’éléments de décors et de personnages donnés par Jan Švankmajer sont des compositions qui évoquent ses univers filmiques. Une fois exposées, elles semblent former une œuvre nouvelle, presque autonome. Ces pièces nouent un lien avec « le cabinet de curiosités » de l’artiste, par leur mise en vitrines et par l’aspect éclectique des matériaux ou leur étrangeté. Elles ont été nommées « scènes de films37 » dans le dossier d’acquisition, pour les situer dans des séquences spécifiques. Cette démarche n’est pas atypique lorsqu’il est question de l’exposition de compositions tirées de films d’animation d’objets en volume. Bien qu’elle exprime une volonté de figer un moment du film, il s’agit souvent d’une nouvelle composition.
L’une de ces compositions renvoie à la séquence de la rencontre entre Alice et la chenille.
Au départ les objets apparaissent comme des accessoires au sein du décor de la chambre d’Alice : un simple panier rempli d’objets de couture et de chaussettes. Mais plus tard dans le film, la chenille se constitue elle‑même d’objets pour se former en personnage capable de dialoguer avec l’héroïne. Les chaussettes deviennent des vers de terre qui entrent et sortent des trous du parquet tandis que la chenille, elle-même issue de la même famille, se fabrique « en direct » avec un fil et une aiguille, tous deux issus du panier, qui cousent son œil (un bouton, voir Figure 4.). Nous pouvons observer ici la manière dont le statut d’un seul et même objet peut évoluer au fil du film. Le rapport qu’entretient l’artiste avec les objets brouille ainsi la distinction entre l’animé et l’inanimé, ajoutant à la difficulté de leur classification dans une perspective de catalogage.
À propos du cabinet de curiosités de Jan Švankmajer
Comment expliquer l’intérêt de Švankmajer pour le cinéma d’animation ? Nous trouvons une première réponse dans le lien entre surréalisme et cinéma qui se manifeste également au sein du groupe surréaliste tchèque dont les membres expérimentent avec le médium. Mais l’attrait de Jan Švankmajer pour cet art découlerait également de sa formation dans le domaine de la marionnette, en particulier dans ce pays qui a vu naître des maîtres de l’animation de marionnette tels que Jiří Trnka et Břetislav Pojar. Néanmoins, le recours à l’animation refléterait surtout le rapport particulier qu’entretient l’artiste avec les objets :
Si je fais de l’animation, ce n’est pas par plaisir ou par amour de la technique d’animation mais pour exprimer au mieux ce que je veux dire. Comme vous avez pu voir, j’anime dans mes films des objets réels, des éléments concrets que le spectateur connaît avant tout comme des objets utilitaires. Je leur donne un mouvement qu’ils n’ont pas dans la réalité. J’essaie ainsi d’annuler le rapport utilitaire à l’objet, de donner aux spectateurs une certaine incertitude dans leurs relations aux objets. Je veux montrer que ces rapports peuvent être très différents, un peu comme dans les sociétés primitives où les objets n’avaient pas seulement un rôle utilitaire mais aussi une fonction magique. Aujourd’hui cette fonction s’est perdue. […] Aujourd’hui, il n’y a plus de communication entre les gens et les objets. Par le biais de l’animation, je vais forcer les gens à communiquer avec les objets. Pour moi, l’animation a avant tout un caractère subversif38.
Ces propos de Jan Švankmajer évoquent une première caractéristique importante des objets qui composent ses films et y agissent : il s’agit souvent d’objets du quotidien, détournés de leur fonction d’origine, représentés souvent dans un environnement réel39. Ces objets proviennent de la « collection » de l’artiste pour qui « tu dois d’abord devenir un collectionneur et seulement après un cinéaste40 ». Pour le théoricien du cinéma Pascal Vimenet, il s’agirait de l’une des « obsessions » qui régissent l’œuvre de l’artiste41. Son atelier à Prague évoque par ailleurs selon Vimenet, un cabinet de curiosités.42
L’idée de collection, associée à celle de l’accumulation, crée ainsi un premier lien entre la démarche de l’artiste et le concept du « cabinet de curiosités » qui semble traverser son œuvre et exprimer le rapport qu’il entretient aux objets. La nature même des objets collectionnés noue un lien iconographique avec la tradition des cabinets du xvie siècle, notamment par ses sculptures d’animaux hybrides43. Cette deuxième catégorie d’objets de la « collection » de Jan Švankmajer, composées de chimères et autres objets hybrides produits par l’artiste, associe matières organiques et créations de l’homme à la frontière entre une histoire naturelle et une pratique artistique. La créature hybride sans nom du film Alice (voir Figure 5.), est composée de trois types de squelettes : arêtes de poisson en guise de colonne, deux paires de pattes d’oiseau et un crâne désincarné de rongeur (un rat ?). Avec son bonnet à grelot, elle évoque un petit lutin malicieux. En effet ici, c’est un personnage à part entière, avec une garde‑robe rangée dans la petite armoire derrière lui. On y observe une créature dans son espace de vie, un décor, qui rappelle un diorama, ou peut-être, aussi, les boîtes de l’artiste contemporain Joseph Cornell, qui mêlent réalité et imaginaire44. L’idée de l’embaumement, qui demeure une manière d’éterniser des corps mais aussi de les objectifier de façon mystique, réapparait également à travers cette œuvre.
Ces sculptures rappellent que le premier terme employé pour décrire les cabinets de curiosités à la Renaissance, était celui de « Wunderkammer » (« chambre de merveilles45 »). Ce terme évoque le lien fort entre les objets réunis dans ces cabinets et l’imaginaire, celui qui consiste à « réanimer, peut‑être, la puissance onirique de l’évocation de l’enfance46».
Nous pouvons enfin souligner l’aspect hétéroclite des objets qu’il met en scène et la fascination qu’ils produisent. Chacun possède une caractéristique originale bien à lui, tandis que les objets hors norme renvoient à d’autres types de cabinets de curiosités, comme les « cabinets de raretés » ou de « singularités47 ». Le caractère étrange et composite des œuvres est également l’un des traits qui lierait Švankmajer au peintre de la cour de Prague, Giuseppe Arcimboldo (1527-1593), « le plus fameux concepteur de bizarreries48 ». Oublié au cours de l’histoire, il bénéficie d’un regain d’intérêt auprès des surréalistes qui contribuent à réintroduire son œuvre au xxe siècle49. Sa relation aux objets résonne en effet avec les préoccupations des surréalistes qui considèrent que chaque objet serait « potentiellement “chargé” par ce qu’il a vécu50 ».
L’objet a donc une signification forte pour l’artiste, il a une histoire qu’il communique. Sa démarche comporte notamment l’idée d’improvisation à partir des objets. Ce principe qui évoque l’écriture automatique des surréalistes est appliqué de ce fait à la réalisation de ses films. Là aussi, l’artiste inverse le rapport habituel entre l’objet et le film. L’objet n’est pas nécessairement fabriqué pour répondre à un besoin de mise en scène mais participe pleinement à la conception du film. Cette idée prend de plus une signification supplémentaire dans le cadre de l’animation où l’action sur l’objet, sa manipulation image par image, crée l’illusion du mouvement pour faire le film. Nous pouvons ainsi nous demander comment évolue ce rapport en dehors du contexte filmique ?
Les objets « hors films », et leur valeur référentielle
Comme indiqué précédemment, en plus d’une collection de cinéma d’animation, les Musées d’Annecy conservent également, entre autres, des collections d’Histoire Naturelle, de Beaux‑Arts et d’Art contemporain. Dans une perspective transversale des collections, l’œuvre des Švankmajer apparaît comme un choix particulièrement intéressant pour le musée et explique également l’intérêt pour les pièces liées moins directement aux films mais à la démarche plastique des artistes. « Collection d'insectes ii » (voir Figure 7.), notamment, évoque les insectes naturalisés sous cadre des cabinets de curiosités d’entomologie. Pourtant cette composition peut surprendre le spectateur attentif car l’artiste y fige une action en train de se faire – celle des insectes préparant leur fuite. En effet, en observant la position des insectes, il apparaît que certains sont représentés en dessus du cadre et d’autres semblent se diriger vers le trou qui se trouve en haut à droite du cadre. Ce mouvement d’animation potentielle invite le spectateur à imaginer « l’image suivante », la prochaine phase d’animation. Il interroge aussi le statut de l’objet et, en particulier, des insectes qui apparaissent ainsi à la fois comme objets animés (et anciennement vivants) et inanimés51.
Avec l’œuvre « Dialogue tactile » (1994, voir Figure 3.), réalisée indépendamment des films, l’artiste nous replonge dans la mise en scène du court‑métrage Possibilités du dialogue. Comme avec « Collection d'insectes ii », il fige un instant qui n’a jamais été animé. D’autres pièces comme « Tête arcimboldesque » (aquatinte, 1975, voir Figure 1.), et « Étirement de la langue » (objets divers assemblés, 1996), renvoient également à ce film et montrent comment les films s'intègrent dans une démarche créative plus large. Chapitré en trois parties : « Dialogue objectif52 », « Dialogue passionné » et enfin « Dialogue épuisant », ce court‑métrage, qui emploie différents types de « matériaux primitifs », argile, imitation de fer, nourriture, vraies langues, commence par deux visages « arcimboldesques », composites, vus de profil et animés. L’un est constitué de nourriture (chou, poulet, fruits) et l’autre d’ustensiles de cuisine et d’outils de petits travaux manuels (dés à coudre, aiguille). Les deux têtes se rencontrent et s’entre‑dévorent en se mélangeant. Les outils de fer/ustensiles, ont le dessus et réduisent tout l’organique en morceaux, pour le vomir et le recomposer sous une forme complètement altérée. Ensuite la tête d’ustensiles rencontre une tête composée d’outils d’études et de création (manuel, équerre, stylo, pinceau, tubes d’acrylique colorés, etc.) et c’est cette dernière qui dévorera l’autre en déformant et en brisant tous les ustensiles, et les recrache altérés et usés. Ce dévorement mutuel qui altère l’autre inexorablement, finit par former une tête humaine en argile, capable de se reproduire et de se sérialiser en se recrachant à l’infini. La seconde partie met en scène un homme et une femme en argile molle, assis, dont on voit les bustes. Ils se touchent et s’absorbent l’un et l’autre dans une relation amoureuse et érotique, fusionnelle. De leur union naît une petite créature innocente et informe, que ni l’homme ni la femme ne souhaite reconnaître ou adopter. De ce rejet naît un conflit : les deux êtres s’envoient au visage la créature puis s’attaquent mutuellement pour se détruire et se réduire en bouillie. La troisième partie montre deux têtes d’hommes plus âgés qui se ressemblent à s’y méprendre, à l’expression lasse et fatiguée. La banalité des objets et l’aspect répétitif des échanges introduisent une forme d’ennui profond dans leur dialogue. Ils sortent de leur bouche des objets censés se combiner, une chaussure, une brosse à dents, un taille crayon ou du beurre. Progressivement, les objets ne se combinent plus, et le taille crayon taille par exemple la brosse, ou le beurre donné par l’un est étalé sur la chaussure sortant de la bouche de l’autre. Les Possibilités du dialogue est également une satire sociale puissante, puisque le dialogue inclut la nouvelle création d’un être à partir du recyclage et de la destruction, produisant un seul et même être reproduisible en série, qui se recrache à l’identique. Cette allégorie filmique, incroyablement ingénieuse, explique aussi, en partie, pourquoi l’œuvre du couple Švankmajer a été censurée en Tchécoslovaquie, pays régi par la dictature communiste. Ce film marque le retour de Švankmajer au cinéma, après 7 années d’interdiction de réaliser des films dans son pays. Toutefois, même en 1982, le film a été désapprouvé par la commission des visas. Le cinéaste doit encore une fois mettre ses projets au placard, et n’en tourne certains qu’à partir de 198953.
La thématique d’usure et de recyclage d’objets est très clairement identifiable : elle caractérise aussi bien les œuvres qui partagent l’iconographie du film Possibilités du dialogue conservées à Annecy, que celles du monde d’Alice. Dans ce long‑métrage, rappelons‑le, le lapin en retard est en fait un animal taxidermisé : il est, au départ, inanimé en vitrine dans la chambre de la petite fille.
Ces différents exemples illustrent bien le rapport particulier qu'entretient Jan Švankmajer avec les objets. Nous pouvons observer comment l’artiste annule le rapport utilitaire habituellement installé entre les gens et les objets, par l’animation, ou par l’évocation du potentiel de l’animation. Par ce biais, il interroge le spectateur sur sa propre relation aux objets qui se produit face aux films, mais aussi, face aux pièces exposées.
Conclusion
Est‑il possible de penser les objets de cinéma indépendamment des films qui les ont vus naître ? Il semble en effet contre‑productif de les considérer en dehors du contexte de leur fabrication. Il existerait, à notre avis, un rapport de dépendance entre ces objets et le film : l’œuvre filmique enseigne sur l’objet et l’objet enseignerait sur le film. Ces éléments forment une trace tangible de l’existence du film, pouvant être conservés et exposés en dehors du contexte de la projection. Cependant, le cas de l’animation, qui n’a pas été étudié dans le cadre du travail de Joséphine Jibokji, semble démontrer que si le lien entre les « objets de cinéma » et les films ne doit pas être rompu, les objets détiennent également une existence propre qui fait leur intérêt en tant que pièces d’archives ou œuvres à part entière, en dehors du contexte filmique. Ceci est particulièrement vrai dans le cadre de la démarche artistique de Jan et Eva Švankmajer, comme exposé préalablement, et dont les films seraient eux‑mêmes des « objets » au sein d’une entreprise artistique plus large.
Leurs créations, conservées dans les collections des Musées d’Annecy, révèlent, par leurs facettes multiples, la difficulté à laquelle font face les institutions lorsqu’il s’agit de les qualifier dans leurs inventaires. Par exemple, l’appellation « scène de film » qui a été choisie au moment de l’entrée en collection des pièces tirées d’Alice, traduirait la volonté de capturer un moment du film et de le présenter dans le contexte muséal. Bien que ce terme fasse abstraction du fait que la composition serait une création nouvelle, adaptée à l’exposition, il permet de refléter le lien réel entre l’objet et le film. Cette appellation descriptive qui comble l’absence, à ce jour, d’une dénomination précise, évoque des problématiques qui concernent l’identification et la qualification de différentes catégories d’objets et de documents tirés de films d’animation. Nous trouvons une autre proposition en anglais qui mériterait d’être citée pour contribuer à cette réflexion : le terme « set54 » qui pourrait se traduire par « plateau de tournage ». Employée par exemple par le studio d’animation britannique Aardman, cette notion renvoie à la fonction initiale de ces pièces dans le contexte de production des films et permet d’englober le décor, les accessoires et les marionnettes. Néanmoins, bien que ce terme puisse être appliqué à certaines pièces conservées dans les collections, nous pourrions débattre de son adéquation à l’égard des compositions de Jan Švankmajer tirées d’Alice. En effet, la démarche de l’artiste qui compose des pièces choisies qu’il enferme sous vitrine, renverrait davantage à l’univers des cabinets de curiosités et à l’exposition qu’au contexte du tournage. Cette forme correspond bien au rapport qu’il cherche à provoquer entre le spectateur et l’objet, comme nous avons pu le décrire dans le cadre de ce travail.
C’est pour tenter de répondre à cette problématique dans le contexte du cinéma en prises de vues réelles que la notion « d’objet de scène » semble proposée. Cependant, dans le cadre de l’animation d’objets en volume, nous pouvons nous demander si cette notion permettrait de rendre compte de la dimension spécifique de ces pièces et notamment dans les cas des marionnettes et des objets animés ? La question de la définition et de la dénomination des objets créées par les artistes pour les films d’animation doit encore être affinée et tranchée. Le terme « objets de cinéma », apporte une proposition intéressante au besoin de trouver une appellation commune à l’ensemble de ces pièces, en formant une catégorie plus restreinte au sein de celle du « non‑film ». Celle‑ci doit elle‑même être divisée en catégories, si nous prenons le cas de l’animation en volume : marionnettes, accessoires, éléments de décors (ou décors), etc. – des appellations déjà utilisées dans le catalogage des œuvres au musée. Mais cette classification n’est pas toujours simple, comme le démontre le cas des Švankmajer : lorsqu’un seul et même objet peut comporter plusieurs fonctions au sein d’un film, ou encore, si nous considérons que la mise en place des éléments en vitrine par l’artiste donne lieu à une œuvre nouvelle. Enfin, nous pouvons aussi argumenter que ces appellations « techniques », aussi bien que le terme « objet de cinéma », ramènent ces pièces à leur fonctionnalité au sein des films au détriment de leur statut d’œuvres à part entière, telles qu’elles sont souvent présentées, notamment aux Musées d’Annecy.
Dans l’espace d’exposition, le regard des visiteurs raccorde les objets entre eux de manière intellectuelle et/ou sensorielle. Les visiteurs qui regardent les objets figés dans leurs vitrines, pourraient hypothétiquement créer un nouveau rapport avec ces créations. Une interaction s’opère avec ces objets bizarres conçus pour être animés. Mais cette interaction diffèrerait selon la connaissance des spectateurs vis‑à‑vis des films. Au cas où ce dernier les a vus, il pourrait probablement se remémorer la séquence filmique par l’intermédiaire de l’œuvre. Autrement, si le spectateur ignore tout du film ou de l’auteur55, l’objet pourrait être interprété comme une œuvre plastique composée d’objets divers qui stimulent l’imaginaire, à l’instar des cabinets de curiosités. La relation à l’objet désormais inanimé pourrait ainsi évoquer des mondes différents de ceux de l’univers filmique, comme un pays des merveilles résultant de l’expérience de la visite.
Ceci nous rappelle que l’expérience face à l’objet est une expérience individuelle qui s’appuie sur le vécu du spectateur, qu’il s’agisse de ses expériences personnelles ou de ses expériences de l’art. En outre, dans bien des cas, ces éléments étant des personnages à part entière dans les films, leur état de « poupées inanimées » créé aussi un phénomène d’inquiétante étrangeté56, comme s’ils avaient acquis un statut taxidermique, à l’image du lapin d’Alice, prêts à s’enfuir de leurs vitrines de présentation quand le moment sera venu. Les visiteurs du musée auront‑ils le fabuleux courage d’Alice pour les poursuivre au pays des merveilles ?