L’Eau de la Seine (1982-1983) : un film de Teo Hernandez
Paris, début des années 1980. Le cinéaste expérimental Teo Hernandez fait virevolter sa caméra Super 8 au bord de la Seine, qui scintille au couchant. À travers sa pellicule lacérée d’éclats cuivrés, l’eau du fleuve paraît transfigurée : elle ressemble à du feu. L’accélération du défilement des images et le montage, très rapide, du court métrage qui en découle – L’eau de la Seine1 – ajoute à cet effet de confusion. C’est à grand peine que l’on discernera quelques images familières dans ce brasier : ici un pont, là un arbre, ici un bateau et là un pêcheur… Il semble que Teo Hernandez ait voulu, plus que filmer la Seine, suivre le mouvement de ses eaux jusqu’au plus infime pour voir les choses comme le fleuve les verrait s’il était doué de regard, si les milliers de petits tourbillons qui l’animent étaient des yeux. Vient une minute plus calme, composée de travellings embarqués sur une péniche par temps maussade, puis un épilogue : une série de plans rapprochés sur les statues du pont Alexandre iii, couvertes de graffitis. Silencieux, L’Eau de la Seine dure 11 minutes et 12 secondes ; Teo Hernandez l’a réalisé en compagnie de son ami Gaël Badaud, dont le profil apparaît à contre-jour, dès sa première minute2. Ce film participe de l’ensemble d’œuvres cinématographiques et photographiques de Teo Hernandez dont Michel Nedjar a fait la donation au Centre Pompidou en 2000, avec un important fonds d’archives comprenant les écrits du cinéaste3.
Teo Hernandez est né à Ciudad Hidalgo, dans le Michoacán au Mexique, en 1939. Après avoir étudié l’architecture à l’université de Mexico, il s’oriente vers le cinéma dès 1960 ; avec Antonio Campomanes, il fonde alors le C.E.C. (Centro Experimental de Cinematografia). Mais le groupe se dissout et dans un contexte de tensions familiales, Teo Hernandez choisit de quitter le Mexique. Après un séjour en Californie, il s’installe à Paris en 1966. L’influence d’Un chant d’amour de Jean Genet (qu’il a vu à San Francisco en 1965) sur l’un de ses premiers films, Un film provocado por… (1969) où deux amants se construisent un lit, ne fait aucun doute4. Il lie connaissance avec Michel Nedjar en 1970, et voyage avec lui pendant six ans en Scandinavie, en Afrique du Nord, au Moyen Orient et en Asie. Il revient au cinéma en 1976 avec un long métrage, Salomé, que suivront beaucoup d’autres films – citons ceux de la tétralogie Le Corps de la passion : Cristo (1977), Cristaux (1978), Lacrima Christi (1979-1980) et Graal (1980). En cette seconde partie des années 1970, Teo Hernandez fait deux autres rencontres importantes : celle de Jakobois, peintre autodidacte qui s’initie alors au cinéma et celle de Gaël Badaud, un jeune homme précaire d’une sensibilité fulgurante, qui s’exprime aussi graphiquement (il est l’auteur de plusieurs œuvres d’art brut conservées au LaM5)6. Gaël Badaud, Teo Hernandez, Jakobois et Michel Nedjar forment ensemble un groupe, qu’ils baptisent Métrobarbèsrochechou art autour de 1980. Deux rétrospectives sont consacrées à Teo Hernandez de son vivant, l’une par la Cinémathèque Française en 1979 et l’autre par le Centre Pompidou en 1984. Son approche du cinéma par le corps et le mouvement, inspirée des traditions chamaniques mésoaméricaines7, le conduit à collaborer avec la compagnie de danse de Catherine Diverrès et Bernardo Montet, Studio DM, à partir de 1987. Il meurt du sida en 1992, après avoir légué son œuvre à Michel Nedjar. Composée de 133 films personnels de durée très variable – auxquels il faut ajouter vingt autres films dont Gaël Badaud est aussi l’auteur, ainsi que 4x4 et Grappe d’yeux du groupe Métrobarbèsrochechou art – l’œuvre de Teo Hernandez repose sur un imaginaire profondément métissé, lié à son homosexualité et à son expérience de l’exil volontaire.
La Seine : terrain surréaliste
Il serait abusif de présenter Teo Hernandez comme le continuateur d’une avant-garde européenne. Mais sa culture visuelle, vaste et panachée, inclut des cinéastes comme Abel Gance ou Jean Cocteau8. Au surplus, on ne peut qu’être frappé par la multitude des correspondances entre L’Eau de la Seine et tout un pan de l’iconographie et de la littérature associées à l’histoire du surréalisme. Cela passe d’abord par le sujet principal – la Seine – qui inspira tant un précurseur de ce mouvement, Guillaume Apollinaire, pour « Le Pont Mirabeau9 » au début des années 1910, que Jacques Prévert (« Chanson de la Seine10 ») ou encore Francis Ponge (La Seine11) quelques années après la Deuxième Guerre mondiale. Le paysage tout en contraste qui se déploie autour de la Seine, où l’eau rencontre la pierre, le brillant, le mat et l’horizontalité du fleuve, la verticalité des architectures, fit de ses rives un territoire d’exercice privilégié pour les photographes Dora Maar ou Man Ray, Pierre Boucher, Brassaï, Marianne Breslauer, Florence Henri, André Kertész, Germaine Krull, Eli Lotar. Peuplées de silhouettes anonymes – flâneurs, ouvriers, clochards… – , ces photographies ne manquent pas de documenter la société parisienne de l’entre-deux-guerres. Un film, La Seine a rencontré Paris, que Joris Ivens réalise sur une idée de Georges Sadoul avec la participation de Jacques Prévert, consacre l’attachement de cette génération d’artistes au fleuve.
Bien que tardif (daté de 1982-1983), L’Eau de la Seine apparaît comme un déferlement d’images affiliées à ce corpus visuel. Il suffit, pour s’en convaincre, de ponctuer son visionnage d’arrêts sur image aléatoires : les chances de tomber sur un photogramme, invisible en vitesse normale, comportant une saynète plus ou moins typique, de transport fluvial, de pêche ou de promenade, sont très élevées. De plus, les angles de vues d’Hernandez évoquent, de façon parfois troublante, les photographies des années 1920 et 1930. La bordure des quais, qu’il filme souvent en plongée, dessine une oblique récurrente en travers de l’écran, comme en travers de photographies de Marianne Breslauer (Soirée à la Seine, 1929) ou d’André Kertész (Bords de Seine, 1963). Son plan sur la main de l’une des statues du pont Alexandre iii à la fin du film rappelle un photomontage de Dora Maar daté de 1935 – celle-ci avait déposé les jambes d’un mannequin au bout des doigts de la statue.
S’agit-il d’évocations intentionnelles de la part de Teo Hernandez ? Celui-ci connaissait probablement les poètes et les photographes surréalistes, mais ces effets de ressemblance – qui par leur profusion, leur caractère submergeant, échappent complètement au mode du « clin d’œil » – pourraient aussi bien être appréhendés comme autant de coïncidences liées au lieu où le cinéaste a choisi de filmer. Or, comme nous allons le voir, il y a fort à parier que Teo Hernandez ait choisi les quais parisiens de la Seine pour des raisons internes à son œuvre cinématographique, et non pas dans le but superflu de faire référence à une imagerie surréaliste. Mais ces raisons internes, justement, Teo Hernandez les partage avec certains surréalistes – ce qui augure d’une affinité plus profonde, et plus constituante (cinématographiquement), avec le surréalisme.
La Seine : figure du temps
Le choix de filmer la Seine, pour Teo Hernandez, s’inscrit d’abord dans l’évolution de sa démarche personnelle ; il s’explique du fait d’une sensibilité au passage du temps qui s’exacerbe, chez lui, à partir de 1980. Lors d’un voyage à Marseille cette année-là, il éprouve l’irrépressible besoin de sauvegarder quelque chose d’une époque dont il pressent la fin12. Il en ressort un film, Souvenirs Marseille, point de départ d’une série de courts métrages tournés dans différentes villes de France, d’Espagne et d’Italie : les Souvenirs. Le mouvement frénétique qui s’empare de sa caméra trahit une profonde agitation qui concorde avec son sentiment de disparition imminente. À partir de cette série des Souvenirs à laquelle il appartient – et suivant la structure sérielle « à tiroir » selon laquelle croît alors l’œuvre d’Hernandez – le film Souvenirs Paris chapeaute une autre série, dédiée à des lieux emblématiques de la ville de Paris : Paris Saga. Sacré-Cœur, Foire du Trône, Parvis Beaubourg, Notre-Dame de Paris… Les courts métrages qui composent cette autre série sont l’occasion pour le cinéaste de renouer avec le domaine de l’architecture qu’il a étudiée à la fin des années 1950. Mais parmi tous ces films sur de grands artefacts urbains, on trouve L’Eau de la Seine qui fait exception. De substance liquide, la Seine n’est pas l’œuvre des Hommes, elle n’est pas non plus un site circonscrit dans Paris : elle coule entre de tels sites comme le montrent bien les travellings embarqués entre l’Île Saint-Louis et le Pont d’Iéna à la fin du film, elle coule à travers Paris comme à travers d’autres villes – ce pourquoi, d’ailleurs, elle apparaît en même temps dans Souvenirs Rouen (1983). Outre que ce motif fluvial introduit le spectre d’une transversale dans l’ensemble des films géographiquement localisés que Teo Hernandez réalise sur cette période, la Seine, en raison de son profil hydrographique et de son histoire poétique, transporte une charge de connotations particulières, liées à la question du temps et de la mémoire qui préoccupe alors le cinéaste.
La Seine descend du plateau de Langres jusqu’au port du Havre que seuls 405 kilomètres séparent à vol d’oiseau, sur moins de 450 mètres de dénivelé. Fleuve peu remarquable sinon par ses nombreux méandres, elle est – hors de ses périodes de crue ou de gel – tranquille et régulière. Tirant parti de ces caractéristiques naturelles, la poésie moderne a dressé un portrait assombri de ce fleuve. « Roule, roule ton flot indolent, morne Seine13 » écrivait Verlaine de ce « vieux serpent boueux » qui traine son lot de marchandises et de cadavres dans Paris. C’est ce fleuve monotone et lugubre qui reparaît, à l’avant-dernière minute de L’Eau de la Seine, lorsque sous un ciel chargé, les ombres du Pont Marie, de Notre-Dame et de la Tour Eiffel glissent sur l’écran à la vitesse de son courant et s’évanouissent dans le noir. « Vienne la nuit sonne l’heure, Les jours s’en vont je demeure » : depuis Le Pont Mirabeau d’Apollinaire, la Seine est restée, chez les surréalistes notamment, une figure du passage inexorable du temps. Après-guerre, et non sans un soupçon d’amertume, Prévert observe qu’elle « se la coule douce, le jour comme la nuit ». Indifférente aux circonstances historiques comme aux drames intimes, indifférente aux prestigieux monuments érigés autour d’elle comme au passant qui s’arrête, fébrile, et se penche vers elle… Indifférente au spectateur, comme à tout ce qu’elle fait glisser sous son regard : la Seine coule, cruellement impassible. À son sujet, Francis Ponge remet au jour l’idée de « temps transdialectique14 » qu’il retient du philosophe Bernard Groethuysen : c’est un temps sans évènement, ce temps qui fait que tout passe même quand rien ne se passe. De même, la présence de la Seine dans la filmographie d’Hernandez répond au besoin que soit incarné ce temps-là, interminable crépuscule, disparition continuelle de toute chose qui le pousse alors à faire des films.
Francis Ponge remarquait aussi que dans le sillage de la Seine, ligne la plus basse entre la Bourgogne et la Manche, convergent « toutes les humiliations15 » d’un territoire et d’une époque. « C’est le courant du non-plastique, de la non-pensée qui traverse constamment l’esprit — écoulant ses détritus, ses débris, ses ressources, les jetant à la mer16 ». Hernandez filme bien la dérive hasardeuse de bouteilles vides, à la surface de l’eau. Allégorie de l’oubli, la Seine est comme l’égout du temps. Chose inouïe – Ponge s’en étonne – : « c’est en ces eaux chargées de ce qu’on abandonne, chargées aussi du désespoir de ceux qui s’y sont jetés, c’est en ces eaux que ce qu’il y a de plus haut, à savoir le ciel, consent à se refléter17 ». Cela, Teo Hernandez l’a aussi remarqué, lui que fascinent les reflets d’or dont elles se parent au soleil. Ce sont de telles lumières (peut-être nocturnes, celles-là) qui arrêtèrent Nadja, tandis qu’elle flânait entre l’Hôtel Henri iv et le jardin des Tuileries en compagnie d’André Breton, le soir du 6 octobre 1926 : elle y voit une « main de feu sur l’eau18 ». Inquiet, Breton essaye de détourner son attention de cette vision (alors elle plaisante : « Bien sûr que ce n’est pas la fortune, le feu et l’eau, c’est la même chose ; le feu et l’or, c’est tout différent ») mais quelques jours plus tard, elle lui reparle de cette main, dont son esprit peine à se détacher bien qu’elle préfère, cette fois, s’éloigner des quais… Cette vision d’une main de feu accompagne l’expression de sa crainte de la disparition de toute chose et de son désir que Breton écrive, pour que « quelque chose reste19 » de leur relation.
La Seine : lieu de trouvailles
La Seine est aussi un lieu propice à la trouvaille, aux rencontres, aux découvertes surprenantes ou sublimes. Tout un imaginaire de ce fleuve, à cheval entre le mythe et l’histoire factuelle, le fait apparaître ainsi : des raretés que l’on déniche après des bouquinistes du quatrième arrondissement parisien à la légende de L’Inconnue de la Seine, mise en conte par Jules Supervielle en 192920, selon laquelle la jeune femme qui servit de modèle au masque mortuaire éponyme21 aurait été repêchée dans le fleuve après s’y être noyée. Et pour peu que l’on s’intéresse aux profondeurs de la Seine, quelque trésor pourrait ressortir de l’informe vase qu’elle charrie. Ainsi, par exemple, des Plombs de Seine : ces médailles, figurines et enseignes de pèlerinage médiévales exhumés par le numismate Arthur Forgeais22 à l’occasion des grands travaux d’Haussmann, au milieu du xixe siècle. Cinq d’entre ces artefacts énigmatiques et d’origine vraisemblablement populaire ont rejoint le Mur de l’Atelier André Breton23 : un petit cercueil et quatre statuettes. D’après la correspondance d’André Breton, ce dernier tenait ces Plombs de Seine de l’artiste Wolfgang Paalen24 et Alberto Giacometti en possédait également25. Puisque le temps s’écoule comme l’eau de la Seine, alors ces Plombs qui, durant des siècles, ont résisté au courant du fait de leur poids, sont un avatar possible de l’or du temps qu’André Breton disait chercher. L’espoir qu’un heureux hasard nous conduise face à ce genre d’objet qui par son éclat, son mystère ou son irrégularité, perturbe jusqu’à la marche du temps, est une bonne raison d’affluer sur les quais de la Seine. Qu’il soit de moindre valeur, ou d’apparence ordinaire… qu’importe.
Film tumultueux, L’Eau de la Seine s’achève, après ses travellings embarqués sur le fleuve, avec une série de vues étonnamment fixes (ou presque) : des plans de détail des statues des nymphes de la Seine et de la Neva qui ornent le pont Alexandre iii. Le premier plan de ce final montre un oiseau de métal posé sur le mollet de l’une d’entre elles. Vient le générique en tant que tel : le titre et le nom de l’auteur sont tracés à la craie sur du métal. Plusieurs plans de détail des nymphes se succèdent ensuite et montrent les graffitis ciselés à leur surface à la faveur de la pellicule d’oxydation vert-de-gris qui les recouvrait alors : le pont Alexandre iii, inauguré en 1900 pour célébrer l’amitié franco-russe, n’avait encore jamais été restauré lorsque Teo Hernandez le filme26. L’Eau de la Seine, qui d’abord se présente sous un jour chaotique, frappe finalement par sa structure d’ensemble, dissymétrique mais bien lisible : il consiste en un torrent de visions éphémères aux trois quarts de sa durée, suivis d’une dérive mélancolique jusqu’à la Tour Eiffel puis d’une sédentarisation du point de vue sur le pont Alexandre iii au plus près de statues — notoirement immobiles. Arrêté en travers de la Seine, entre l’Île Saint-Louis et le Pont d’Iéna, Teo Hernandez nous parle alors, plus fondamentalement que du fleuve, de l’évènement que représente la trouvaille de ces statues, couvertes de graffitis.
L’épilogue de L’Eau de la Seine : un évènement surréaliste
L’objet trouvé – et tels sont ces graffitis, bien qu’ils ne soient pas détachables de leurs supports – était aussi une préoccupation surréaliste. En juin 1934, un texte d’André Breton intitulé « Équation de l’objet trouvé27 » paraît dans la revue Documents, dans lequel il raconte comment lui et Alberto Giacometti se sont attachés à deux objets (chacun le sien) sur le marché aux puces de Saint-Ouen, au printemps 1934. Breton remarque une cuillère de bois dont le manche est orné d’une bottine, et Giacometti, un demi-masque de métal recouvert d’une grille protectrice. Les deux objets sont minutieusement décrits, dans leurs relations – saisissantes – avec les préoccupations artistiques et poétiques de leurs acquéreurs. Breton veut avant tout témoigner de l’évènement que fut la trouvaille de ces objets, qui s’accompagne d’un « contact sensoriel anormalement prolongé » (comme celui de Nadja avec la main de feu qu’elle voyait à la surface de la Seine…) puis de la mise en acte de toutes les « puissances associatives et interprétatives » amenant à voir, en eux, quelque chose comme une solution (le masque permit à Giacometti de vaincre une indécision concernant le Personnage féminin qu’il était en train de sculpter). « Brusque condensation atmosphérique dont l’effet est de rendre conductrice des régions qui ne l’étaient pas et de produire des éclairs28 », la trouvaille modifie le rapport au temps : « À la pointe de la découverte […], tout sentiment de durée aboli dans l’enivrement de la chance, un très fin pinceau de feu dégage ou parfait comme rien d’autre le sens de la vie29 ». Ce moment de « compréhension totale30 » a scellé le lien de profonde sympathie qui unit Breton à Giacometti ; il fut, écrit enfin Breton, « le pont indispensable jeté entre nous sur le temps31 ». Un détour par ce compte-rendu apporte un éclairage décisif sur le film de Teo Hernandez : la trouvaille y apparaît à la fois comme une expérience sémiotique, relationnelle et temporelle.
L’oiseau d’abord, fait rupture dans L’Eau de la Seine, paradoxalement statufié dans une position qui présage son envol imminent : les ailes écartées au-dessus de l’eau. D’après les écrits de Teo Hernandez, cette figure de l’oiseau doit être associée à Gaël Badaud32. La mention « avec Gaël Badaud », qui figure sur la notice du film dans le catalogue du Centre Pompidou n’indique pas seulement l’apparition de ce dernier à l’écran, mais bien sa présence aux côtés de l’auteur du film et par là, l’expérience relationnelle dont L’Eau de la Seine est le fruit. L’oiseau de pierre, ainsi placé au montage – en prélude au générique – signale a minima que L’Eau de la Seine a été réalisé en sa compagnie sinon avec sa participation informelle. Cela se comprend à l’aune d’un réel désir de création à plusieurs que Teo Hernandez partage alors avec Gaël Badaud, ainsi qu’avec Jakobois et Michel Nedjar en cette année 1983 : les quatre hommes achèvent alors leurs deux films collectifs, 4x4 Métrobarbèsrochechou art et Grappe d’yeux33. Au demeurant, Gaël Badaud n’en est pas à sa première collaboration artistique avec Teo Hernandez : il a notamment co-réalisé un grand nombre de films de la série des Chutes, entre 1976 et 1984.
Les autres vues prises sur le pont Alexandre iii pour L’Eau de la Seine attestent bien, ensuite, d’un « contact sensoriel anormalement prolongé » avec les graffitis couvrant le dos, les bras et les joues des nymphes de métal. Ces graffitis, gravés, rappellent à quelque égard ceux que Brassaï tenait à sauvegarder sous forme de photographies à partir des années 193034, à ceci près que la lettre y est plus présente : ils nous donnent à lire les prénoms de leurs auteurs inconnus, ainsi que les liens affectifs qui les unissent. Le plus remarquable est le sort qu’Hernandez a réservé à ces graffitis, au montage : eux ne sont pas dispersés dans L’Eau de la Seine comme d’autres images à caractère subliminal, mais comme repêchés parmi les rushes et laissés en évidence à la fin du film. Il leur confère une position symbolique loin d’être anodine vis-à-vis du film dans son ensemble, indiquant que leur observation s’est accompagnée d’une production de sens. Ils étaient donc dignes de tenir lieu d’épilogue… ou plus encore : de continuation du générique lui-même. Les passants anonymes qui en l’espace de 80 ans, avaient consigné leurs prénoms et leurs amours sur ces nymphes, rejoignent ainsi l’équipe de réalisation de L’Eau de la Seine, et cela sous l’égide du lien qui unit Teo Hernandez et Gaël Badaud.
Enfin, la chair minérale des statues qui servent de support à ce générique imaginaire tranche avec la substance aquatique et mouvante à laquelle le film semblait, jusqu’ici, dédié. L’eau incoercible de la Seine, image du temps qui s’écoule comme nous l’avons vu, n’est plus qu’un arrière-plan. Tout se passe comme si la découverte des graffitis du pont Alexandre iii devait satisfaire ce désir souterrain de défier le temps, voire de l’arrêter au bénéfice du déploiement de l’imaginaire contenu en chaque image, que Teo Hernandez avouait à Gérard Courant et Joseph Morder, en 197935. Cette pétrification finale est absolument constitutive L’Eau de la Seine en tant qu’œuvre cinématographique – œuvre que structure l’opposition entre l’impermanence du monde, et le hiératisme d’un moment à deux, ou à plusieurs, sur le pont Alexandre iii. S’il l’on accepte d’envisager le surréalisme comme un régime de perception particulier, partageable au-delà des limites chronologiques d’un mouvement artistique, L’Eau de la Seine entretient une relation inhérente avec lui, non seulement par l’attrait que ces écritures anonymes exerce sur le regard de son auteur mais aussi par l’effet de cristallisation et l’éruption de sens par recoupements inattendus qui accompagnent leur découverte. La trouvaille devait avoir lieu sur ce pont (figure du lien), en suspension au-dessus de la Seine (figure du temps) : pont indispensable jeté entre nous sur le temps.