Dès 1912, les auteurs et très probablement les lecteurs de l’Almanach du cavalier bleu cherchent dans l’art des enfants, des primitifs et des fous un point d’origine de l’art, une forme de création non corrompue par la culture occidentale. André Breton et le groupe surréaliste, dans ses différentes configurations, puis les membres des deux Compagnies de l’Art Brut réunies successivement par Jean Dubuffet, poursuivent et reformulent cette quête pendant au moins un demi-siècle de recherches, de collecte et de pratique artistique. Parce qu’ils n’ont cessé de « chercher l’or du temps1 » dans leurs collections et dans leur écriture, André Breton et Jean Dubuffet sont les fils d’Ariane d’une exposition présentée au LaM du 14 octobre 2022 au 29 janvier 2023 et de ce numéro qui lui est associé. Ils ont les mêmes admirations : les patients des asiles, les médiums, les anonymes auteurs de graffitis ou d’objets étranges ; les mêmes épouvantails : l’art académique, la culture officielle, l’apprentissage ; la même tentation, celle de trouver dans d’autres cultures, océaniennes, arabes ou américaines, des foyers de création plus authentiques. Chemin faisant, ils mettent au jour des œuvres jusqu’alors invisibles et contribuent à leur donner une reconnaissance qui atteint les sphères les plus officielles.
L’intérêt d’André Breton pour le pouvoir créateur de la folie, qui se manifeste dès son affectation comme médecin militaire auxiliaire au centre neuropsychiatrique de Saint-Dizier, est nourri par la lecture de Sigmund Freud et des premières publications consacrées aux œuvres des patients des asiles, parmi lesquelles le célèbre Bildnerei der Geisteskranken de Hans Prinzhorn. Dès 1929, des œuvres de patients issues de la collection du docteur Marie entrent dans sa collection et celle de Paul Éluard. Au début des années 1920, Jean Dubuffet côtoie le cercle surréaliste de la rue Blomet, mais c’est essentiellement à partir du milieu des années 1940 qu’il occupe le paysage avec son invention de l’art brut. Le docteur Gaston Ferdière milite, quant à lui, pour la création d’un musée d’art psychopathologique, au moment même où le pouvoir nazi met dos à dos avant-garde et folie dans l’exposition « L’Art dégénéré ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, des lieux de résistance à l’inhumanité et à l’aliénation sociale s’organisent. Loin de Paris ou de New York où sont réfugiés Breton et bien d’autres, l’hôpital de Saint-Alban, avec les docteurs François Tosquelles et Lucien Bonnafé, est à la fois un point de diffusion du surréalisme, un refuge pour tous, malades ou non, et un lieu de création où Jean Dubuffet fera l’une de ses premières campagnes de collecte.
En novembre 1947 s’ouvre le Foyer de l’Art Brut pensé par ce dernier comme un lieu d’exposition pour présenter le fruit de ses recherches. En septembre 1948, le Foyer devient la Compagnie de l’art brut avec pour membres fondateurs André Breton, Jean Dubuffet, Jean Paulhan, Charles Ratton, Henri-Pierre Roché et Michel Tapié. Breton, Dubuffet et Benjamin Péret se rencontrent, échangent et collaborent à un important travail éditorial, un Almanach de l’art brut qui doit comprendre douze cahiers dévoilant des œuvres d’une quarantaine d’auteurs d’art brut. La préparation de l’almanach révèle des points de vue communs ainsi que des différends entre Dubuffet et Breton. Leurs objectifs sont proches : atteindre les confins de la culture et des arts, remonter à la source de l’acte créatif. Il ne s’agit pas tant de créer une nouvelle avant-garde que d’opérer une réévaluation de la notion d’art, d’engendrer un récit de ce qui n’a pas été vu, de relier ce qui ne l’est pas d’ordinaire. Les moyens mis en œuvre sont différents : l’un par la recherche de la création d’un mythe social, l’autre par la mise en doute systématique de la culture occidentale. Si le projet n’aboutit pas, il peut être compris finalement comme porteur de nouvelles perspectives.
Les discours de Breton et Dubuffet dans les années 1950 éclairent un point de rencontre : une critique de la civilisation industrielle qui se nourrit d’une sensibilité à la nature longtemps ignorée. Les expositions et les publications surréalistes sont pourtant remplies d’« objets naturels » exposés tels quels, photographiés, interprétés ou transformés, d’œuvres visant à garder la trace de forces invisibles, de trouvailles faisant point de contact entre le réel et l’imagination et jouant avec le paradoxe d’un « art naturel ». On trouve aussi dans la Collection de l’Art Brut et le projet d’almanach nombre d’œuvres composées de cailloux, silex, racines, brindilles et coquillages à peine transformés par leurs inventeurs. S’il finit par déconsidérer les objets naturels interprétés, dont il dit qu’ils n’appartiennent à l’art brut que de loin, Jean Dubuffet garde un attrait viscéral pour la matière organique ou inerte, qu’il préfère non polie et qu’il n’hésite pas à doter d’une existence propre. La nature sert de contre-modèle à l’« asphyxiante culture2 » de Dubuffet, qui ne néglige pas pour autant l’existence d’« un point de réception bizarre où s’inscrivent à la fois l’univers corporel et le monde des faits mentaux3 ». C’est la recherche de ces convergences qui anime André Breton depuis l’écriture des Champs magnétiques, décrits comme une tentative d’extraire le « minerai brut », de se « borner au travail d’extraction4 » des productions de l’inconscient. L’exil américain pendant la Seconde Guerre mondiale affecte sa pensée : au contact des Indiens Hopi et à la lecture de Charles Fourier, il élabore un système analogique qui relie étroitement l’humain à son milieu et dont on trouve les développements dans l’aménagement de son atelier, avec le jeu de correspondances entre les objets, et dans ses écrits avec la parution, en 1957, de L’Art magique.
Nés avant la Première Guerre mondiale, Breton et Dubuffet n’échappent pas toujours aux raccourcis ou aux préjugés de leur époque, ni aux apories d’un discours qui se souhaite anti-culturel et s’adresse à une élite. Mais ils prennent alternativement position, très tôt, contre la colonisation, le scientisme, l’impérialisme de la société occidentale et plus généralement les mécanismes de prédation associés au capitalisme. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le surréalisme et l’art brut connaissent un regain notable dans l’actualité des expositions et de la recherche, ce dont témoignent les contributions recueillies dans ce numéro. Les deux premières se penchent sur un aspect précis, et peu travaillé en profondeur, des collections de Jean Dubuffet d’une part, et André Breton d’autre part. Pauline Goutain analyse le rôle du caillou dans la collecte et la théorisation de l’art brut par Dubuffet. Au plus près des écrits et des œuvres, notamment de Juva et Jean Pous, collectées entre 1945 et 1970, elle suit l’élaboration d’un art « impoli » qui s’appuie sur le naturel, le non raffiné et le populaire pour contrer l’ « art culturel » honni par le collectionneur. Si l’importance des insectes dans le bestiaire surréaliste n’est pas une découverte, l’article d’Orane Stalpers se penche sur la présentation de la collection entomologique de Breton dans son atelier pour montrer comment l’écrivain y noue l’histoire naturelle, l’ethnographie et l’anthropologie pour repenser le système épistémologique moderne et élaborer un nouveau mythe. Roberta Trapani élargit le champ de l’étude en offrant une synthèse de la position des surréalistes, notamment Breton, Tristan Tzara et Salvador Dali, à l’égard de l’architecture fonctionnaliste, à laquelle ils opposent une architecture organique et onirique. Leur réception des architectures de Gaudi ou de Ferdinand Cheval ouvre la voie aux campagnes photographiques de Robert Doisneau, Gilles Ehrmann ou Clovis Prévost des environnements construits par ceux que Bernard Lassus nommera « les habitants paysagistes ». En filigrane, c’est une contre-histoire de la modernité qui s’élabore à travers la documentation photographique ou la collecte d’objets et se poursuit dans des pratiques artistiques transdisciplinaires. Les propositions de Flavie Beuvin et Cécile Cunin reviennent sur les écrits de Dubuffet sur l’art brut au prisme de la territorialisation et du genre. Flavie Beuvin analyse la frontière qu’il trace entre l’art brut et l’art culturel, deux expressions dont il est l’auteur, pour y installer son territoire critique. En se penchant plus particulièrement sur les textes consacrés aux femmes créatrices dans les Fascicules de l’art brut, auxquelles il attribue un pouvoir de métamorphose et d’ensauvagement, elle met au jour le processus d’appropriation et la relation d’interdépendance qui se tisse entre ces artistes et leur « inventeur ». À travers trois études de cas, Aloïse Corbaz, Jeanne Tripier et Laure Pigeon, Cécile Cunin interroge la pertinence d’une dialectique nature / culture dans les écrits de Dubuffet, qu’elle confronte à ceux d’autres observatrices, Lise Maurer et Jacqueline Porret-Forel. Par le biais des études de genre, elle souligne sa manière d’attribuer aux créatrices d’une relation au naturel et au surnaturel garante de leur entrée dans l’art brut, et suggère d’autres analyses possibles. Simon Willemin procède quant à lui à une analyse textuelle fine des propos de Meret Oppenheim, en s’appuyant sur des sources primaires inédites en français. Il y montre la singularité de son positionnement dans le surréalisme, notamment sa distance avec André Breton, dans son rapport à l’objet naturel trouvé. Revenant a posteriori sur le malentendu qu’a pu constituer la réception du Déjeuner en fourrure baptisé par ce dernier, elle conteste un rattachement trop littéral de son travail à la nature pour élaborer et revendiquer au contraire un processus de spiritualisation de la matière. Enfin, Lucie Garçon ouvre une porte vers ce qui pourrait être la suite de ce projet conjoint d’exposition et de recherche. Consacré à un court-métrage réalisé par le cinéaste Teo Hernandez au début des années 1980, son texte met à jour la persistance profonde de ce régime de perception et d’expression particulier qu’a été le surréalisme dans son approche de l’objet, naturel ou non, et de l’évènement que constitue sa trouvaille.