Dans ses Mythologies, Roland Barthes définit le mythe comme un langage qui « ne saurait surgir de la "nature" des choses » mais qui est construit par l'Histoire1. Il met ainsi en avant le caractère idéologique du mythe. L'objet, mis dans un certain contexte, n'est jamais, selon lui, un simple objet mais un objet « investi (...) d'un usage social qui s'ajoute à la pure matière2. » Dans son ouvrage Les Antimodernes, Antoine Compagnon, quant à lui, définit l'antimodernisme comme une résistance ambiguë des modernes à la modernité3. Selon lui, l'attitude antimoderne consiste à la fois en une critique des changements amenés par le progrès technique, une nostalgie d'un monde disparu sous l'effet de la modernité et une réticence à toute forme de classicisme.
Sur la base de ces définitions, l'art brut peut être conçu comme un mythe antimoderne. Les matériaux employés par les auteurs d'art brut – bois, pierre, matériaux de récupération – sont mythifiés en des symboles de valeurs supposées en déperdition dans la société moderne. Les textes sur les œuvres collectées prônent un retour à la nature, à la spontanéité, à la pauvreté et aux valeurs populaires contre le progrès, la mécanisation et la capitalisation du monde moderne. Les œuvres en matériaux « pauvres », organiques, végétaux, et minéraux sont ainsi transformées en des objets dotés d'une vertu subversive et régénératrice. Le caillou est particulièrement représentatif de cette construction idéologique.
Loin de bâtir une culture antithétique, les mythologies matérielles de l'art brut jaillissent d'un imaginaire qui prend naissance au cœur de la culture européenne de l'après Seconde Guerre mondiale. Elles ne sauraient être comprises sans la pensée surréaliste qui place la notion de « trouvaille » au fondement de l’acte créateur et accorde aux pierres un intérêt particulier. Toutefois, l'éloge du « caillou » dans l’art brut se distingue de l’approche surréaliste en évacuant la notion de magie et en accordant aux pierres un langage « anti-culturel ».
Cet article se propose d’exposer les différents mythes associés au caillou dans l’art brut. Nous montrerons en quoi le « caillou » supporte une autre idée de la beauté et de la création, simple et modeste4, à portée de pieds. Nous éclairerons en quoi ce minéral de petite taille défend des valeurs populaires. L’ « âme » de celui qui s’intéresse au caillou est, aux yeux des défenseurs de l’art brut, authentique car elle est tournée vers la terre. Enfin, nous mettrons en avant combien le caillou, matériau « impoli » et « rebelle », sert les idées « anti-culturelles » de Dubuffet et la remise en question du goût opéré par l’art brut dans la seconde moitié du xxe siècle.
La beauté à nos pieds
« J'aime ceux qui sont tournés vers le sol ; j'aime le sol.5 »
La Compagnie de l'Art Brut s'intéresse dès les premières prospections au « caillou ». Les silex du Prince Jurizky dit Juva – dont le plus petit mesure 5 cm – sont les premiers à être portés aux yeux du public6. En 1949, l’exposition manifeste L’Art brut préféré aux arts culturels présente trois cailloux du prince : Trois en un (silex jaune, 16 cm), Lune colère (silex noir, 20 cm) et Trois frères hiboux (silex noir et blanc, 26 cm) – (fig. 1). Dans les années 1960, la seconde Compagnie de l'Art Brut intègre aux collections les pierres peintes de Charles Paris dont certaines tiennent dans la paume de la main et, par l’entremise d’Alphonse Chave, les galets sculptés de Jean Pous (fig. 2)7. La présentation L’Art Brut au musée des arts décoratifs en 1967 met à l’honneur ces œuvres. Quatre silex de Juva et quatre galets peints de Paris y sont visibles8 (fig. 3 et 4).
En intégrant les cailloux à la Collection de l'Art Brut, Dubuffet remet en question les critères artistiques de son temps et sensibilise le regardeur à une autre forme de beauté. L’esthétique du caillou s’oppose à la conception platonicienne du Beau et à la notion de Sublime qui guident l’esthétique occidentale. Objet des « plus communs », de « deux fois rien », comme Dubuffet le décrit, le caillou appartient à notre quotidien9. Il invite le passant à regarder à ses pieds, à abaisser ses yeux, à se concentrer sur l'ici et maintenant.
Dubuffet met lui-même en œuvre ce principe dans sa création. Les Petites Statues de la vie précaire qu'il réalise à l'automne 1954 sont composées de « pierres de pouzzolane », aperçues sur « le sol du chemin » qui le mène à la carrière de Gravenoire en Auvergne10. Revenu à Paris les poches pleines de ces cailloux de lave, il les transforme en sculptures belles et précaires. Le conservateur de la Collection de l'Art Brut et bras droit de Dubuffet, Slavko Kopač, qui partage ses idées, fait de même. Les scories, sans doute récupérées dans l'atelier de Dubuffet11, lui inspirent des Têtes à la fois modestes par leur taille (une dizaine de cm) et puissantes par leur expression (fig. 5).
Dans un texte intitulé « Apercevoir », Dubuffet sensibilise déjà le lecteur à cette beauté du banal : « Nul besoin d'aller au loin chercher des raretés, tout est là devant votre nez ou par terre à vos pieds.12 ». En 1946, suite à la collecte de cailloux, il rapporte à Jean Paulhan :
[O] n ne peut rien imaginer de plus beau et de plus passionnant et ornemental, et ça me confirme tellement bien dans mon système : que plutôt que de partir en lointains et rares parages à la découverte de la beauté, regardez plutôt à vos pieds. Mais c'est vrai c'est aussi ton système.13
Un peu plus tard, il écrit à Jacques Berne :
Ce n'est pas du tout histoire de rigoler et par plaisanterie que je mets en œuvre des matériaux et moyens réputés simples, réputés trop simples réputés de rebut, c'est parce que moi je les aime vraiment, je les trouve vraiment beaux, et pas du tout simples et si nuls qu'on croit. J'aime aussi les beaux silex. J'ai un très gros caillou de silex que j'ai rapporté une fois d'une petite carrière de silex où j'avais fait une expédition l'année dernière, te l'ai-je montré ? Je l'ai eu longtemps comme ornement sur le buffet de la salle à manger. Ce n'était pas du tout par plaisanterie et par paradoxe, c'était parce que j'aime passionnément ce caillou, je le trouvais extrêmement beau.14
Pour Dubuffet, pas besoin d’aller chercher les « orchidées des espèces les plus rares » pour créer, les « premiers cailloux venus » sont bien suffisants15. Les écrits sur l’art brut réaffirment, dans une sorte d'oxymore, la portée esthétique du caillou. Le Fascicule n°3 indique au lecteur :
Tout couteau premier venu fait aussi bien l'affaire, et même tout caillou que ramasse l'artiste à ses pieds. Nous ne sommes même pas loin de penser que son art sera par là même plus prestigieux de n'avoir nul égard aux objets qui y servent.16
Le caillou symbolise l'idée que l'art « se promène partout », incognito, sans que personne ne le reconnaisse17. Il est de ces objets esthétiques auxquels on ne prête pas attention mais qui, pourtant, se trouvent à portée de main. En étant présent à ce qui se trouve là, toute personne peut accéder à l’ « ivresse » et à la « jubilation » de l’art18. L'éloge du « caillou » vise à déplacer les regards et à renouveler le goût du public en rendant perceptible l'inaperçu.
L'éloge du caillou et du sol – d’une beauté simple qui exige simplement d’être attentif à ce qui est présent – n'est pas sans rappeler certains courants de pensée extrême-orientaux dont on sait que les compagnons de l'Art Brut étaient fervents. Michel Ragon notait à ce sujet : « le bouddhisme, et plus particulièrement le zen, lui [à Dubuffet] paraît une philosophie (…) voisine de sa pensée.19 » L’inventaire de la bibliothèque du maître de l’Hourloupe présente en effet plusieurs éditions du Tao-Te-King, les Œuvres complètes de Tchouang-Tseu et les entretiens du maître Zen Lin-Tsi20. Les correspondances de Dubuffet avec Jacques Berne et Jean Paulhan qui, rappelons-le, s'intéresse dès les années 1920 à la poésie japonaise21, sont peuplées de références plus ou moins explicites à l’Asie. Dubuffet côtoie Henri-Pierre Roché qui est adepte de l'hindouisme, du yoga et de la méditation22. Henri Michaux, un des premiers à intégrer la pensée taoïste dans sa pratique artistique23 et Michel Tapié, qui considére les philosophies d'Extrême-Orient comme un dérivatif salvateur aux « problèmes du classicisme » occidental, côtoient la Compagnie de l’Art Brut24. Cette fascination pour les philosophies extrême-orientales ressort dans l’interprétation du « caillou » et du « sol ». À travers eux, Dubuffet prône le peu, la simplicité, la non-hiérarchie et remet en question le cadre de pensée occidental.
Le caillou : reflet d’une âme simple
Le caillou, issu d’une rencontre entre l’artiste et la terre, est associé à des valeurs populaires. L'éloge du caillou par Dubuffet supporte l'idée d'une beauté « commune », « naturelle », « ordinaire » dépourvue des artifices des « arts culturels »25, et cultivée par des personnes attachées à la terre.
La collecte de caillou n’est pas sans évoquer la pratique de la « trouvaille » de certains surréalistes et leur intérêt pour la préciosité du banal. Roger Caillois, en introduction de son texte « Pierres » affirmait en 1966 vouloir se pencher uniquement sur les pierres « humbles », non façonnées, encore dans leur état naturel et brut :
Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n'intéressent ni l'archéologue ni l'artiste ni le diamantaire. Personne n'en fit des palais, des statues, des bijoux ; ou des digues, des remparts, des tombeaux. Elles ne sont ni utiles ni renommées. Leurs facettes ne brillent sur aucun anneau, sur aucun diadème. Elles ne publient pas, gravés en caractères ineffaçables, des listes de victoires, des lois d'Empire. Ni bornes ni stèles, pourtant exposées aux intempéries, mais sans honneur ni révérence, elles n'attestent qu'elles.26
Toutefois, la « trouvaille » dans le langage surréaliste met l'accent sur le fonctionnement onirique de l'objet trouvé. Pour Breton, l'objet trouvé fonctionne à la manière du rêve et agit comme « un précipité de désir » qui permet de mieux se déchiffrer soi-même27. L’approche de Dubuffet se démarque de cette conception. Il rattache les œuvres en caillou, « objets trouvés » au sol, non au rêve mais à l’âme du peuple. Cette interprétation vise avant tout à contrer l’élitisme perçu dans les « arts culturels ».
Les commentaires de la critique de l’époque donnent la mesure de l’investissement symbolique, voire politique, des cailloux dans l’art brut. Sur un ton peu élogieux, Jean Bouret, en 1948, voit dans les « racines de bruyères et cailloux » exposés au Foyer de l’Art Brut « la fumisterie de l’ "Art Brut" » et dénonce une « marche en arrière genre "retour à la terre"28 ». À l’opposé, en 1967, Gaëtan Picon s'exclame de manière un peu prophétique face aux mêmes objets :
Au moment où s'éteint le soleil d'un art classique, et avant d'allumer un soleil comparable, on ramasse ces objets qui sont comme des cailloux ayant gardé la chaleur du vrai soleil. Au moment où le terrain trop labouré s'épuise, on s'accroche à ces racines simplement vivantes.29
Sans que nous ayons pu établir la connexion réelle entre le projet de Dubuffet et ceux de Charlotte Perriand, nous remarquons que ces idées sont également présentes dans une série de photographies que l'architecte réalise dans les années 193030. Quelques-uns de ces clichés sont publiés en 1949 dans L'Architecture d'aujourd'hui sous le nom « art brut », alors que ce terme est déjà connu du public. Ils représentent des cailloux, silex, galets façonnés par la mer, et autres objets ramassés avec Pierre Jeanneret et Fernand Léger au bord de la mer. Le catalogue de l’exposition qui s’est tenue sur l’architecte en 2011 fait directement le lien entre l’acte de trouver, la notion d’ « art brut » et l’ « âme du prolétaire31 ». La notion d’art brut y est ainsi définie :
"Art" parce qu'il y a une émotion esthétique, un sens, une résonance profonde dépassant l'objet lui-même qui appartient à un système : un choix, un acte de présentation. "Brut", parce qu'il n'y a pas d'intervention humaine dans le processus d'élaboration de la forme ou de la transformation de l'objet préexistant modelé par la nature32.
François Cheval montre en quoi la collecte de « cailloux » et leurs photographies participent de l’engagement révolutionnaire de Perriand vis-à-vis des classes sociales ouvrières et paysannes. Les clichés de cailloux et de galets pris par l’architecte, abrogés « de toute ornementation », donnent, selon lui, « accès à une conception de l'existence » nouvelle s'opposant à l'industrialisation moderne33. Le caillou véhicule une esthétique de la simplicité qui incarne l'âme des « gens simples34 ».
Bien qu'il existe des différences entre la série photographique de Perriand et le projet de Dubuffet, les mêmes idées ressortent dans l'interprétation des œuvres d'art brut s'apparentant à des « cailloux ». Les « silex » de Juva – qui figurent, en outre, dans L'Architecture d'aujourd'hui de 1949 (fig. 6 et fig. 7)35 – sont ainsi loués à la fois pour l'émotion esthétique qu'ils dégagent, pour ne faire intervenir aucun geste artistique et pour refléter l' « âme » simple de leur auteur. Dans le texte qu'il lui consacre en 1948, Dubuffet revalorise la beauté de ce minéral face à des contemporains ayant, selon lui, perdu le goût pour ces pierres non précieuses. Il compare ce « caillou communément priv[é] d'estime » à des « petites noix grimaçantes et merveilleusement dures » faites de « nobles molécules de la noble silice36 ». Il présente Juva comme le découvreur de cette beauté « brute ». Il précise que Juva n'avait pas sculpté ses silex mais les a mis à jour en les gardant intacts dans leurs formes premières. Juva a déterré son art guidé par son intuition à la manière d'un chercheur de truffes. Il trouve ses œuvres dans les amoncellements de cailloux déversés « sur le bas-côté de la route et destinés à l'empierrement de la chaussée37 ». Juva – « monsieur d'âge », « paraissant quelque austère docteur d'Europe centrale38 » – est d'autre part portraituré comme un dont « l'âme » se tourne naturellement vers les choses simples, qui ressent « pour le vaillant bulbe de silex un sentiment d'estime et de respect39 ». Il est, est-il écrit, une des rares « personnes éprises du message que les choses livrent immédiatement aux yeux » et qui regardent « plus avidement que ne font d'autres » des lieux et des objets dépourvus d'intérêt40. Bien que d'origine noble, il n'a pas la prétention des grands sculpteurs « humanistes » qui ont besoin de grandiose. « Dans notre temps d'arts si futiles », conclut Dubuffet, Juva est un des rares à se sentir touché « par ce vent venant », « non des points indiqués par la rose mais de sous les pieds et de sous-sol41 ». S'adressant au public, il dit espérer que ce dernier, en prenant garde à ses statues, change son regard et soit plus attentif à la banalité grandiose.
Pour un art impoli
La matérialité même du caillou sert le discours sur l’art brut. Les aspérités visibles sur les œuvres de Juva, de Paris ou de Pous font directement écho au qualificatif « brut ». La texture et la forme des cailloux – saillantes, irrégulières, accidentées – assoient les idées avant-gardistes de rébellion et de résistance qui soutiennent les propos de Dubuffet pour détrôner les « arts culturels ».
En 1947, le premier Cahier de l'Art Brut présente l’art brut comme le pôle opposé à l'art « poli ».
Il y a (il y a partout et toujours) dans l'art deux ordres. Il y a l'art coutumier (ou poli) (ou parfait) (on l'a baptisé suivant la mode du temps art classique, art romantique ou baroque ou tout ce qu'on voudra, mais c'est toujours le même) et il y a (qui est farouche et furtif comme une biche) l'art brut.42
Le terme « poli » recouvre ici deux sens : un état spécifique de la matière qui désigne une surface lisse et brillante et une manière de se comporter en société respectueuse des règles de bienséance. Ce second sens qui ne paraît peut-être pas évident au premier abord est explicité par une série de lettres échangées entre Dubuffet et Paulhan à propos de la rédaction de cette première publication.
Je ne suis pas complètement à l'aise avec l'expression d'Art POLI à cause des harmoniques du mot POLI qui rayonnent certaines suggestions peut-être étrangères, hors du propos, détournent quelque peu l'intention ? Mais ce n'est pas très poli de dire cela. Je vais refaire quelque chose de tout autre, d'abord bien plus court, et sans chercher à définir l'indéfinissable, nommer l'innommable… mais bien bonace et simplet. (Et poli.)43
En tant qu'ordre opposé à l' « art poli », l'art brut est donc pensé à la fois comme un art impoli – un art qui ne défère pas aux bonnes manières, aux conventions en usage – et un art non poli s'opposant aux surfaces lustrées des sculptures classiques. L'impolitesse de l'art brut – sa grossièreté – serait donc directement liée à l'aspect grossier des matériaux employés et de leur assemblage. Les cailloux, matériaux non polis, se voient ainsi attribués un langage ; ils sont présentés comme des « rebelles » parlant contre les cadres conformistes de l'art classique.
Au sujet de l'exposition L’Art Brut au Musée des Arts décoratifs, le critique d'art Jean-Jacques Fouché confirme cette vision en mettant en avant que les œuvres exposées se situent « hors de la politesse44 ». Selon lui, leur « brutalité » rappelle que « la politesse [est] corruptrice de la nature » comme « Rousseau [l'a] bien montré45 ».
Derrière l'idée d'un art impoli et non poli, Dubuffet vise en premier lieu l'idéal de perfection défendu par les traités académiques. Selon les préceptes de ces derniers, les traces laissées par la main et l'outil du sculpteur doivent disparaître derrière le sujet final. Vasari décrit ainsi la technique de la sculpture :
On lime avec des outils plus fins et des lames droites, jusqu'à obtenir une surface lisse ; avec des pointes de pierre ponce, on ponce toute la statue pour lui donner cet aspect de la chair que l'on voit dans les sculptures dignes d'admiration. On utilise encore le plâtre de Tripoli pour le brillant et le poli. On peut aussi frotter avec de la paille de grain dont on fait des tampons. Brillantes et polies, les statues nous apparaissent dans toute leur beauté46.
Les aspérités du matériau, signes de l'origine terrestre de la matière, sont éliminées afin de transcender ses qualités physiques et laisser place à ses qualités métaphysiques. En polissant son bloc de marbre – étape essentielle à l'achèvement de son œuvre –, le sculpteur tend à faire naître de la pierre des qualités qui ne lui appartiennent pas comme l'illusion de légèreté, de translucidité et de moelleux. Le poli des surfaces accentue les lignes, donne un éclat à la matière et gomme les imperfections. Il est perçu comme l'équivalent de la pureté du corps et de la douceur des chairs. Le théoricien néo-classique Winckelmann affirmait ainsi que dans les
chefs d'œuvres de l'antiquité, la peau, au lieu d'avoir un air de contrainte, et de paraître avoir été étendue avec effort sur la chair, semble au contraire intimement unie à elle, et en suit exactement tous les contours et toutes les inflexions ; on n'y remarque jamais, comme à nos corps, de ces plis détachés qui lui donnent l'air d'une substance.47
Cette osmose entre la chair et la matière, signe de perfection, est indissociable de la qualité du matériau. Vasari discréditait notamment le bois par rapport au marbre pour ces raisons disant qu' « on ne peut jamais donner au bois cette expression délicate des chairs que nous voyons dans (...) le marbre. 48 » Le marbre – de marmaros, « pierre resplendissante » – est décrit comme le matériau le plus noble en raison de la finesse de son grain, de son uniformité, de sa blancheur et de son caractère lustrable.
Une des visées du projet de l'art brut est de faire taire le « fade marbre grec »49. Dans le texte sur les silex de Juva, Dubuffet reproche à « M. Phidias ou M. Michelangelo » de « rogne[r] », « cure[r] », « lime[r] dans tous les sens, façon savon de Marseille », « leur marbre, avec leurs escabeaux et leurs grattoirs » et faire « dégrossir ça par des praticiens d'après la maquette » avant de revenir « avec [leur] papier de verre50 ». Au poli du marbre des sculptures classiques, les cailloux de Juva opposent des matériaux hétéroclites non « fignolés »51.
Des matériaux « rebelles »
Le mythe d'un art brut impoli ne réside pas seulement dans l'aspect « non poli » des œuvres. Il repose également sur une personnification de la matière et sur l'idée que les matériaux auraient un langage « brutal », « rebelle », opposé aux conventions culturelles. Cette approche différencie le discours de l'art brut de la pensée surréaliste. Si André Breton et Roger Caillois accordent également aux pierres une personnalité, la « langue » et « l'écriture » qu'ils leur prêtent sont « visionnaires » et « magiques » 52. Dans l'art brut, la pierre brute devient le porte-parole de valeurs anti-culturelles. En 1945, Dubuffet affirme : « L'art doit naître du matériau et de l'outil et doit garder la trace de l'outil et de la lutte de l'outil avec le matériau. L'homme doit parler mais l'outil aussi et le matériau aussi.53 »
À l'encontre du modèle académique qui veut que le sculpteur maîtrise la matière et lui impose une forme, la création art brutesque est conçue comme un dialogue entre le matériau et l'artiste. Dans cet échange, le matériau parle et l'artiste écoute ; il est son complice.
Aux yeux de Dubuffet, l'acte de polir la matière est représentatif d'une confiance aveugle en la raison et de la supériorité de l'Homme occidental sur la nature. Pour lui, les procédés employés par ces sculpteurs académiques sont irrespectueux vis-à-vis de la matière naturelle. En la polissant, ils la policent, ils la consignent dans des normes humaines et culturelles et subordonnent son potentiel expressif à la volonté humaine. Dans le texte sur les silex de Juva, Dubuffet affirme ceci à propos des sculptures de la Renaissance : « Il faut être bien effronté pour traiter ainsi la matière naturelle. Il faut être bien persuadé que ce qu'elle a à dire est de nul intérêt auprès de ce qu'on a à dire. Il faut être bien fort épris d'humain et bien sourd au reste.54 »
À l'opposé, les auteurs d'art brut sont présentés, de manière idéale, comme des individus à l'écoute du langage « naturel » et « sauvage » des choses, qui laisseraient parler le matériau dans leur création. L' « opération de haute œuvre de M. Juva » est ainsi décrite comme un art se situant aux « antipodes » de « l'art humaniste55 ». Il est dit dans le texte de l'exposition de 1948 ceci :
Il n'enseigne pas le minéral. Il le questionne. (...) Au bout de quelques jours ou quelques semaines d'auscultation, M. Juva en obtient une réponse. [Le minéral] répond quelque chose d'obscur naturellement, et de mal distinctement formulé, comme il est dans sa nature.56
Cela convient à M. Juva, est-il ajouté, car il n'est pas épris « de clarté cartésienne ou de formulations rationnelles » mais « de manifestations tout autres57 ». Il s'intéresse aux « ressemblances entre les idées des hommes et les idées de la matière physique.58 » Peu enclin aux « phraséologies humaines », il écoute le langage des pierres, « prête[e] l'oreille » à ses « plus sourdes voix », à ses « plus éteints murmures59 ». D'autre part, à la différence du marbre qui se conforme à la volonté du sculpteur, les silex de Juva sont présentés comme des « êtres » insoumis. D'un côté, Dubuffet décrit le marbre comme une roche « imbécile », « toute uniform[e] et sans diversité interne » qui « se laisse scier et creuser comme du fromage à râper60 ». D'un autre, il portraiture le silex en un matériau impoli car non polissable. Selon les mots de Dubuffet, son insolence réside dans sa texture – équivalent de sa personnalité – faite « toute de caprices61 ». À la manière « de ces animaux sauvages » qu'on ne peut « faire asseoir sur un tonnelet avec une bougie sur le nez62 », le silex est indomptable. Le silex, du fait de sa dureté, résiste à toute technique académique. Il impose ses exigences à l'artiste et l'oblige à suivre d'autres méthodes que celles apprises sur les bancs de l'École des Beaux-Arts.
À la différence du modèle démiurgique de la création selon lequel l’œuvre naîtrait sans effort de la matière, le dialogue entre le matériau et l'artiste est décrit comme une lutte brutale. L'auteur d’art brut se voit obligé de répondre avec force et brutalité au langage du matériau. Il agit, tout comme son interlocuteur, avec une certaine sauvagerie et impolitesse. Il brutalise le matériau proportionnellement à son caractère rebelle.
Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss définit les arts dits primitifs en opposition à l'art savant par le rapport particulier que l'artiste entretient avec la matière. Il note à propos de l' « art dit savant » qu'il « est ou se croit libér[é], sous le double rapport de l'exécution et de la destination. [Il] atteste dans ses meilleurs exemples, une complète maitrise des difficultés techniques. 63» « Tout se passe à la limite comme si », l'artiste, avec son matériel, « pouvait faire exactement ce qu'il lui plaît64 ». L'anthropologue affirme, à l'opposé, au sujet des « arts primitifs » et de l' « art brut », que le « dialogue avec la matière » est à son maximum65. Tout comme pour les arts dits primitifs, selon lui, la création d'art brut « extériorise l'exécution66 ». Le sculpteur « primitif » – dont il rapproche l'auteur d'art brut – se confronte, à ses yeux, aux accidents du matériau. Il se sert des contingences qu'il rencontre au cours de son travail, que ce soient celles de « la taille ou la forme du morceau de bois » dont il dispose, de « l'orientation des fibres », de « la qualité du grain », de « l'imperfection des outils dont il se sert », des « résistances qu'oppose la matière, ou le projet, au travail en voie d'accomplissement », des « incidents imprévisibles qui surgiront en cours d'opération67 ». Bien que le rapprochement entre « arts primitifs » et art brut ne soit pas en accord avec les principes de Dubuffet qui veut éviter l'assimilation de ces deux termes, la thèse de l'anthropologue est un leitmotiv du discours sur l'art brut68. Alors que la tradition classique s'attache à décrire la communion du geste de l'artiste avec son matériau, dans l'art brut, ce sont au contraire le caractère inapproprié de l'outil et la résistance du matériau qui sont mis en avant.
Au sujet des silex de Juva, Dubuffet écrit ainsi :
Entamer un rognon de silex on ne le peut. (...) La dureté est trop grande. Mais le briser oui on peut. Pas facilement bien sûr, il faut le lancer avec violence contre un autre silex et l'ébranlement du choc le brisera peut-être. Certainement pas à l'endroit qu'on voulait. Il se brisera à son caprice, selon les localisations (imprévisibles) de ses centres de tension internes et zones de moindre cohésion.69
Le caractère non poli du caillou est ainsi présenté comme un dialogue doublement révolté : celui du matériau et celui du créateur en proie avec les résistances du matériau. En prêtant au matériau un langage rebelle, Dubuffet fantasme un langage naturel non conforme aux conventions sociales ; et en insistant sur l'idée de brutalité du geste créateur, il présente la création artistique comme un acte d'impolitesse.
Conclusion
Ainsi, le caillou est présenté de manière métaphorique comme le terreau salvateur de l'art et de la culture. Le discours sur l'art brut cherche, à travers ce matériau, issu de la nature, à renouveler le regard et à le déporter vers une autre forme de beauté. Il vise également à remettre en question la supposée supériorité de l'artiste sur la nature. Les œuvres en caillou sont le résultat d'une interprétation poétique du monde et d’une intervention minime de l'Homme sur la matière.
Au-delà des questions esthétiques, les mythologies associées au caillou dans l’art brut ont une portée politique. Elles proposent de nouvelles valeurs, un nouveau modèle de pensée. Bien que datant d'il y a soixante-dix ans, elles ont une résonance particulière avec les préoccupations actuelles de nos sociétés sur la décroissance et le nouveau rapport à trouver entre l’Homme et la nature. Ré-enchanter le monde avec ce qui est à notre portée, là est peut-être la leçon donnée par le caillou.
Comme le constatait Francis Ponge au sujet du « galet » :
Chaque homme peut toucher en chair et en os tous les possibles de ce monde dans son jardin. (…) Toutes les formes de la pierre, qui représentent toutes quelque état de son évolution, existent simultanément au monde. (…) Les Temples, les Demi-Dieux, les Merveilles, les Mammouths, les Héros, les Aïeux voisinent chaque jour avec les petits-fils.70