Le bureau-atelier d’André Breton, installé dès 1922 au 41 rue Fontaine à Paris au 4e puis au 3e étage de l’immeuble, a été photographié à plusieurs périodes de la vie de l’écrivain et théoricien du surréalisme. Parmi les photographies qui furent réalisées de cet appartement, l’une d’entre elles, réalisée par Lo Kay en 1939, revêt un caractère surprenant. Il s’agit d’un portrait du poète, assis dans son fauteuil et photographié de trois quarts, laissant apparaître, dans la partie droite de la composition, une superposition de cinq boîtes entomologiques remplies de papillons, de scarabées et d’imposantes cigales. Pourquoi le photographe a-t-il choisi de mettre en exergue, dans un portrait, une telle relation ou confrontation entre l’écrivain et ces boîtes d’insectes ? Quand on sait que Breton fut par moments un critique acerbe de la classification obsessionnelle et aveugle pratiquée par les entomologistes et les naturalistes, « qui s’en tiennent au visible et au palpable en ne satisfaisant pas en nous ce besoin ardent et pressant, qui porte moins vers ce que nous voyons dans les objets sensibles, que vers ce que nous n’y voyons pas1 », ce rapprochement peut en effet paraître surprenant. Breton fut pourtant bien, comme bon nombre de membres du surréalisme avec lui, un collectionneur de différents spécimens d’insectes pour lesquels il nourrit un intérêt certain tout au long de sa vie.
Si l’intérêt des surréalistes pour les insectes a rapidement été identifié par les critiques et historiens2 , le goût de ces écrivains et de ces artistes pour la collection entomologique demeure quant à lui moins étudié. Dans le cas d’André Breton, la place de ces boîtes parmi les œuvres de ses amis et des objets d’arts extra-occidentaux et populaires qui composent sa collection soulève bien des interrogations. Là où Claude Maillard-Chary a pu dans la thèse qu’il a consacrée au Bestiaire surréaliste dégager de nombreuses pistes d’analyse relatives au bestiaire poétique de Breton3 , cette étude privilégiera une approche centrée sur l’objet. C’est en nous intéressant à l’origine, au contexte théorique et au mode d’exposition de ces boîtes d’insectes, que nous tenterons de comprendre la place qu’elles occupent au sein du répertoire surréaliste que le poète se plaisait à mettre en scène sur les murs de son atelier.
Alors que les collections d’insectes de Breton s’inscrivent dans un bestiaire surréaliste partagé par les membres du mouvement, elles rendent aussi compte d’un contexte théorique et pratique où les frictions entre entomologie et anthropologie sont nombreuses. Nous verrons que ces correspondances trouvent certains prolongements dans le regard porté par Breton sur les spécimens qu’il collectionne, ainsi que dans la façon dont il les expose.
Bêtes de collection : les surréalistes collectionneurs
L’état des collections d’insectes de Breton nous est aujourd’hui connu par l’intermédiaire des boîtes entrées dans les collections publiques, celles présentées dans le cadre de la vente Breton de 20034 , le site créé à la suite de la dissolution de l’atelier de la rue Fontaine5 et les photographies réalisées de celui-ci. Moins importante que les autres segments, la collection d’insectes fut néanmoins amorcée assez tôt dans l’activité de collectionneur de l’écrivain et fut poursuivie tout au long de sa vie. Dès 1927, on distingue ainsi une boîte de lépidoptères au-dessus d’un portrait de Simone Kahn pris dans leur appartement commun6 . Si la collection d’insectes de Breton est l’une des plus identifiables aujourd’hui, la curiosité pour ce bestiaire miniature était assez largement partagée par les écrivains et les artistes affiliés au surréalisme. On sait par exemple que Paul Éluard conserve pendant longtemps une importante collection de mantes de toutes sortes7 , de même que Roger Caillois qui commence dès l’enfance et continue tout au long de sa vie à collectionner papillons, mantes, capricornes et autres scarabées8 . Lise Deharme, poète et habituée des réunions du groupe, semble également posséder une collection de cet ordre, dont une boîte qui lui fut offerte par Breton et Éluard en 19359 . Joan Miró, Salvador Dalí et André Masson témoignent quant à eux de ce goût partagé par les membres du groupe pour la capture et l’élevage d’insectes dont ils se plaisent parfois à observer les combats10 .
Parmi les spécimens conservés par Breton, certains sont achetés (peut-être chez Deyrolle où il fait l’acquisition d’une boîte d’élevage de chenilles11 et où Max Ernst et Joan Miró se fournissent également)12 , d’autres collectés par l’écrivain lui-même. Dans une lettre à sa fille Aube, ce dernier lui relate ainsi les trouvailles qu’il ramène d’une promenade dans la forêt de Grésigne, en compagnie d’un entomologiste amateur :
T’ai-je dit que nous étions allés en voiture dans la forêt de Grésigne, à quelque 80 km d’ici, conduits par un architecte qui est entomologiste à ses heures pour y chercher des scarabées sous les mousses des talus. J’en ai rapporté de très beaux, notamment le chrysocarabus hispanus et le chrysocarabus splendens (je n’y puis rien, ils n’ont pas d’autre nom mais ce sont des splendeurs, le premier à corselet bleu et élytres groseille en flammes, le second tout entier lisse et vermeil)13 .
On retrouve ce même goût de la chasse entomologique chez d’autres écrivains comme Roger Caillois14 ou Michel Leiris qui la pratique pour le compte du Muséum national d’Histoire naturelle15 .
Les boîtes qui intègrent la collection de Breton sont de différents ordres : certaines, nombreuses, à l’image de celles identifiées sur la photographie de Lo Kay, suivent une organisation conventionnelle où les spécimens sont classés par taille et accompagnés d’étiquettes déclinant leur nom latin. D’autres suivent un agencement plus original, signalant une intervention poétique de l’écrivain. C’est par exemple le cas d’une boîte composée de coléoptères récoltés dans le Tarn16 . Il faut enfin distinguer un troisième type de boîtes un peu à part : les poèmes-objets composés par l’écrivain. Ces derniers reprennent et détournent la forme conventionnelle de la collection entomologique à l’image du Petit Mimétique qu’il réalise avec Jacqueline Lamba17 . Comme Claude Maillard-Chary a pu le relever, le bestiaire qui compose la collection du poète est étroitement associé à celui qui traverse son œuvre littéraire, mais aussi plus largement celle des surréalistes18 . La mante religieuse, présente dans le Petit Mimétique, est l’un des insectes qui suscite le plus la curiosité des surréalistes. On retrouve également parmi les nombreux lépidoptères qui composent sa collection la présence de fulgores porte-lanterne et de sphinx de type Acherontia atropos, caractérisés par la tête de mort qu’ils arborent et leur cri. Les deux espèces sont associées à l’annonce des calamités et craintes par les populations des localités dont elles sont originaires. De manière générale, le bestiaire d’André Breton est à l’image de celui du surréalisme, peuplé d’insectes surprenants qui semblent défier les tentatives de classifications. La collection de Breton vient ainsi s’élever en opposition à un modèle, celui de la collection naturaliste composée à des fins scientifiques. Privilégiant l’insecte qui contredit la taxonomie linnéenne à celui qui en donnerait une parfaite illustration, l’objet de collection caché que l’on révèle (dans un tiroir, un coin du bureau ou dans le méli-mélo des murs de l’atelier) au présentoir qui expose, Breton conçoit sa collection d’insectes comme un dispositif destiné à surprendre et donc à émouvoir, plutôt qu’à démontrer.
De l’insecte à l’homme et inversement : surréalisme, entomologie et ethnologie
L’existence de collections entomologiques amateurs s’inscrit dans une tradition scientifique ancienne. Associant de manière indifférenciée objets naturels et culturels, les cabinets de merveilles qui s’épanouissent à la fin du xvie siècle en Italie et en Allemagne constituent alors des outils mis au service d’un savoir pratique et technique. Héritant de ces derniers, les cabinets de curiosités qui fleurissent en Europe dans la seconde moitié du xviiie siècle tirent parti des grandes expéditions scientifiques menées aux quatre coins du globe pour accroître l’étendue des collections. Ces dernières témoignent des analogies sur lesquelles s’appuient à ce moment les sciences naturelles en plein développement. Galvanisés par les débats contemporains sur l’origine et la classification des espèces et la place qu’occupent les hommes dans ces nouvelles ramifications du vivant, les travaux d’un Petrus Camper ou d’un Johann Kaspar Lavater tentent alors de fonder un savoir nouveau basé sur la mise en relation théorique et physique entre hommes et animaux19 . Les cabinets de curiosités constituent les outils de ces recherches. Les insectes ne sont pas exclus de ces rapprochements qui connaissent une certaine fortune populaire au cours du xixe siècle à travers la caricature20 et la littérature de vulgarisation scientifique qui humanise l’animal21 . L’ancien étudiant en médecine connaît de toute évidence ces théories anciennes au moins par l’intermédiaire des lectures qu’en propose alors Jurgis Baltrušaitis22 . Les différents ouvrages d’histoire naturelle qui intègrent la bibliothèque de l’écrivain au fil des années se font aussi le relai de ces rapprochements23 . Quand dans les années 1920 André Breton commence sa collection sur un modèle proche de celui du cabinet, il se trouve hériter d’une tradition analogique qui est donc déjà désuète sur le plan scientifique. Pour autant, la culture de cette proximité entre connaissance des insectes et connaissance de l’homme trouve des survivances dans la littérature de vulgarisation et dans une ethnologie encore en cours de professionnalisation24 . Comme Julien Bondaz a pu le soulever25 , nombre des missions ethnographiques organisées pendant l’entre-deux-guerres s’accompagnent de collectes entomologiques importantes pour les besoins du Muséum national d’Histoire naturelle. Productions culturelles et spécimens entomologiques se trouvent ainsi associés dans les mêmes missions, par souci pratique mais aussi scientifique relatif aux connaissances naturalistes locales.
Parmi les insectes collectionnés par André Breton nombreux sont ceux qui font l’objet de collectes et de publications dans ce contexte. On retrouve ainsi un Crenidomimas Concordia et un Semioptila papilionaria, deux papillons originaires d’Afrique de l’Est, dans la vente de sa collection en 2003. L’entreprise de retranscription de savoirs relatifs au spécimens collectés auprès des sociétés étudiées est par ailleurs encouragée par Marcel Mauss au sein de l’Institut d’ethnologie, créé par ce dernier en 1925 avec Lucien Lévy-Bruhl et Paul Rivet. Elle est pratiquée par nombre d’ethnologues formés à l’école de Mauss et notamment par Marcel Griaule qui rédige plusieurs articles à partir de ses enquêtes de terrain. Dans « Classification des insectes chez les Dogons26 », Marcel Griaule analyse ainsi la taxonomie et les symboliques attachées aux deux mille spécimens d’insectes qu’il collecte au cours des différentes missions qu’il effectue dans la région. Il relève par exemple que la « mante grise » (tòtogo pùrugu) est signe de bonnes récoltes lorsqu’on la voit passer dans les champs, que la « mante rayée de l’arc-en-ciel » (tòtogo nòmmo sìzu sélu) est séchée, broyée et jetée en l’air en nommant une personne pour la faire foudroyer, et que le « papillon du trou d’eau » (dìbe pipílu) rend malades ceux qu’il retrouve couchés chez eux. Si Breton n’a pas nécessairement lu l’article de Griaule, dont seul l’ouvrage sur les Arts de l’Afrique noire27 figure dans sa bibliothèque, il a en tout cas connaissance des collectes entreprises dans le cadre de ces missions, qui l’intéressent assez peu, et a pu échanger sur les connaissances acquises au sujet de ces spécimens par l’intermédiaire de Michel Leiris.
Célèbre tant par son ampleur que par la diffusion médiatique qui l’accompagne, la mission Dakar-Djibouti (mai 1931 - février 1933) accueille un naturaliste et est accompagnée d’une importante collecte de spécimens28 . Le second numéro de la revue Minotaure, dont Breton est un contributeur régulier, lui est consacré. Si l’ambition pluridisciplinaire de la mission est évoquée dans l’introduction méthodologique rédigée par Griaule, le numéro n’en fait pas davantage mention. Le frottement entre ethnologie et entomologie est pourtant bien présent dans la revue. Pensée par Albert Skira et Tériade comme une synthèse entre le surréalisme poétique de Breton et ses dissidents défenseurs d’une ligne scientifique défendue dans Documents, la revue accueille une série d’articles consacrés au monde animal ou à sa métaphorisation. Les articles de Roger Caillois, « La mante religieuse : de la biologie à la psychanalyse29 » et « Mimétisme et psychasthénie légendaire30 » y sont publiés en même temps que des articles à caractère plus poétique, comme le dialogue sur les automates animaux « Au paradis des fantômes » de Benjamin Péret31 . Si la ligne plus scientifique explorée un temps par Caillois n’est pas partagée par Breton, il n’en reste pas moins que le goût de la collection, l’étude des comportements des insectes et leurs symbolisations culturelles sont des sujets de discussions qu’ils partagent. Donna Roberts a par ailleurs pu démontrer les proximités théoriques persistantes entre les deux écrivains : l’un et l’autre voient dans la pensée analogique le fruit d’une génération naturelle de l’âme qui trouverait son expression dans le merveilleux. La rupture entre Breton et Caillois, sur laquelle on a un temps beaucoup insisté, tiendrait en ceci plus de l’agacement quant à la passivité avec laquelle l’automatisme surréaliste appréhende le merveilleux qu’à un profond désaccord théorique32 . On peut ainsi concevoir que, conformément aux affirmations de Caillois33 , Breton approuve alors les deux articles publiés par ce dernier et qu’il y trouve un répertoire symbolique nourrissant à la fois le regard qu’il porte sur sa propre collection et ses écrits. L’écrivain aurait alors pu trouver un certain écho dans la « capacité lyrique » que la mante religieuse manifeste à travers ses comportements. Caillois voit à leur sujet des « mythologie à l’état naissant » dont il analyse la présence symbolique dans différentes cultures – identifiant par exemple chez les Bochimans le « vestige d’une sorte de religion, sinon de civilisation, de la mante religieuse34 ». Dans La Clé des champs35 , Breton tisse également le parallèle entre le masque et le papillon, dont les ocelles viennent servir de signes évocateurs du premier. Parallèle développé par Caillois dans son article sur le mimétisme où il s’intéresse à ses manifestations chez les insectes, qu’il rapproche de celles présentes chez les hommes à travers les masques ou la danse36 .
En creux de la relation entre les deux écrivains, on peut ainsi trouver quelques éléments de réponse pour comprendre l’association sibylline que Breton tisse entre les insectes qu’il collectionne et les autres éléments qui occupent les murs de son atelier. Caillois et Breton sont tous deux des collectionneurs. Leur curiosité commune les pousse à assembler des objets de natures diverses, associant collections d’insectes, de pierres, de productions extra-occidentales et d’œuvres de leurs amis. Caillois reconnaît dans Cases d’un échiquier avoir partagé et développé son goût de la collection entomologique au contact des spécimens exposés dans l’atelier de Breton, déclarant ainsi : « Le premier fulgore porte-lanterne, je l’ai vu chez lui37 ». Or là où Caillois présente ses collections dans des vitrines et sur des socles, Breton les assemble dans des boîtes, dans ses tiroirs, sur son bureau, ou les accroche sur les murs de son atelier. On a longtemps insisté sur la rupture entre les deux écrivains, cristallisée par l’épisode des haricots sauteurs qui fut de nombreuses fois commenté et longtemps surestimé aux propres dires de Caillois38 . En décembre 1934, les deux écrivains réunis dans un café observent des haricots sauteurs qui viennent d’être rapportés du Mexique. Contre la proposition de Caillois qui désire vérifier si un insecte ne se trouve pas à l’intérieur, Breton refuse de l’ouvrir, préférant « qu’on rêvât, qu’on s’extasiât sur le prodige39 ». Face à la réaction de Breton qu’il tient alors pour un mysticisme dépassé, Caillois adresse le lendemain une lettre à Breton lui signalant sa sortie du surréalisme. Comme l’a souligné Emilie Frémond40 , l’opposition entre les deux écrivains doit aujourd’hui être relativisée au vu des thématiques qu’ils conservent en commun et entretiennent au fil d’une relation amicale qui ne s’arrête pas à cet épisode. Tous deux partagent une même relation herméneutique à leurs collections personnelles qui sont proches dans leurs affinités et dont l’analyse est nourrie par des lectures communes. Néanmoins, là où Caillois voit aussi ses collections comme des outils possibles d’une science analogique, Breton les envisage uniquement du point de vue poétique. Lorsque Breton invite plus tard Caillois à participer à son questionnaire sur l’art magique, Caillois se montre ainsi sceptique. Pour ce dernier, considérer la création contemporaine comme magique reviendrait à une « dégradation du sens du mot magie » et à un « envoûtement esthétique41 » : plus un objet est cru efficace, moins il a besoin d'être artistique.
Outre le caractère surprenant des spécimens collectionnés, la pensée analogique qui préside à leurs associations tient également d’une forme de dissidence à l’égard du modèle du musée d’histoire naturelle. Plus encore, elle constitue la base d’une herméneutique que Breton oppose à l’épistémologie scientifique en puisant dans une généalogie ancienne – celle du cabinet de curiosités. Nourri par les développements contemporains de l’anthropologie, l’écrivain a cultivé un intérêt pour les analogies entre les comportements des insectes et les comportements humains qu’il inscrivait, d’une manière en partie différente de celle de Caillois, dans une lecture qu’on peut qualifier de primitiviste de ces phénomènes.
André Breton dans le texte : affinités théoriques
Lecteur curieux des anthropologues, André Breton s’est régulièrement référé à leurs écrits pour appuyer ses théories tout en cultivant un rapport ambigu et sinueux avec eux. Certaines notions structurantes du lexique de Breton témoignent de l'imaginaire primitiviste que l'écrivain associe tant aux insectes qu'aux traditions des sociétés extra-occidentales rapportées par les ethnologues.
Lucien Lévy-Bruhl constitue l’une des premières références des membres du surréalisme. Son principal ouvrage, La Mentalité primitive42 , est ainsi cité parmi les principales découvertes scientifiques dans le « Panorama du demi-siècle » dressé en 1950 dans l'Almanach surréaliste43 . L’anthropologue pose une frontière franche entre ce qu’il appelle les « mentalités primitives » d’une part, et les mentalités rationnelles d’autre part. Ces premières sociétés qui intéressent Lévy-Bruhl fonctionneraient pour ce dernier sur un mode prélogique. C’est cette idée d’un mode de pensée non-rationnel, s’appuyant sur un rapport au réel davantage ressenti que conçu, qui intéresse à ses débuts André Breton. Selon Jean-Claude Blachère, « la relation du Moi et de la Nature » dans les premiers écrits de Breton rejoindrait « la mentalité primitive » théorisée par Lévy-Bruhl44 . Ce lien s’élaborerait sous la forme d’une continuité entre l’homme et la nature à son état « sauvage » cultivée par Breton45 . Or si la Mentalité primitive séduit dans un premier temps les membres du surréalisme, ils prennent rapidement leurs distances avec les travaux de Lévy-Bruhl, suivant en cela les réactions du milieu universitaire46 . Outre le caractère raciste des théories de Lévy-Bruhl, la recherche d’objectivité portée par l’anthropologue à l’égard de son objet d’étude constitue un sujet de méfiance pour Breton. Il faut dire également que les travaux de Lévy-Bruhl posent un troisième problème aux surréalistes, car en plaçant une frontière franche entre les « mentalités primitives » et les « sociétés rationnelles », ils excluent toute possibilité d’une réactivation poétique de cette pensée prélogique au sein de ces dernières. Aussi les surréalistes se sont-ils détournés de ces théories au profit d’auteurs plus compatibles avec l’idée d’une porosité entre ces deux modes de pensée, tels qu’Émile Durkheim, Olivier Leroy ou Claude Lévi-Strauss47 .
Le second point de frottement qui serait à identifier entre la perception des insectes et celle des sociétés extra-occidentales chez Breton concerne la question du totémisme. Sujet d’un vif débat chez les anthropologues, sont alors dites totémiques les sociétés observant un mode d’organisation sociale fondée sur le principe du totem où le groupe s’identifie à un animal ou un végétal. Pour Breton, l’identification d’une société à un animal ou un végétal relève d’un caractère magique – entendons par ceci comme ne pouvant être rationalisé du point de vue des besoins de l’organisation sociale. Si l’écrivain emprunte le terme aux ethnologues, il les accuse dans son introduction à L’Art magique de myopie quant à ce dernier point. Il préfère ainsi puiser dans d’autres références plus ésotériques, citant au premier chef les ouvrages de Lotus de Païni48 qu’il dit préservée de l’aveuglement des anthropologues professionnels en rendant « grâce à la seule magie » d’avoir permis à l’homme de se fondre dans un « sentir animal » ainsi que d’embrasser une sensibilité enlacée avec la nature sous ses différentes formes49 . On retrouve ici cette même idée d’une rencontre de l’homme et de la nature défendue à l’époque où Lévy-Bruhl servait de référence aux surréalistes. Cette fois, l’objet totem sert d’intermédiaire entre les deux modes de pensée, rationnel et sensible, et trouve ses équivalents tant dans les sociétés extra-occidentales que dans les pratiques surréalistes. Les objets, naturels ou culturels, qui constituent la collection d’André Breton, apparaissent ainsi comme des outils poétiques servant à la bascule d’un mode de pensée à l’autre.
Les poèmes-objets de Breton sont tout à fait exemplaires de ce dernier aspect. On peut sur ce point reprendre le cas évoqué plus haut du Petit Mimétique. Une mante religieuse naturalisée y est présentée les ailes déployées, disposée sur un amas de feuilles séchées dont les pétioles sont disposés vers le haut, de sorte à mettre en exergue une correspondance entre le corps de la mante et la forme de la feuille. À la relation mimétique entre l’animal et son environnement mise en évidence par Breton et Lamba s’ajoute l’analogie établie ici entre la mante religieuse et la figure humaine. Il s’agit d’une association récurrente chez les surréalistes que l’on retrouve entre autres chez Diego Giacometti, André Masson, et Salvator Dalí, qui en propose une lecture paranoïaque-critique au sujet de L’Angélus de Millet et de l’architecture « Modern’Style50 » . Si l’on pourrait voir en première analyse une analogie s’établir entre la mante « séductrice et prédatrice » et la figure de la muse, il nous semble que l’objet-poème de Breton et Lamba pourrait davantage s’apparenter à la réflexion que développe Caillois51 . Dans l’article qu’il publie dans Minotaure l’année qui précède la conception du Petit Mimétique, Caillois défend ainsi l’idée selon laquelle le mimétisme ne serait pas toujours utile à la survie (il irait parfois même contre elle), mais qu’il constituerait aussi dans certains cas un « luxe » qui n’aurait d’autre fin que lui-même. Caillois ajoute que cette pulsion mimétique répondrait à une contrainte exercée par l’environnement lui-même, dans lequel les animaux comme les hommes seraient tentés de manière presque irrésistible de se fondre. Le mimétisme, que Caillois qualifie aussi volontiers de « magie » et de « totémisme »52 , cristalliserait ainsi ces états de confusion entre l’organisme (animal comme humain) et son environnement qui agirait comme un aimant. Jouant un double jeu d’analogies entre l’animal et son environnement d’une part et entre la physionomie de l’insecte et le corps humain d’autre part, le Petit Mimétique viendrait traduire le lien « totémique » ou « magique » qui unit l’homme à son environnement.
La question de l’analogie entre sociétés humaines et animales est encore développée dans un troisième axe qui anticipe la question de l’art magique : celui des mythes collectifs qui fédèrent une société et qui prennent la forme, dans les « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non »53 , de « Grands Transparents ». Breton les définit ainsi : « L’homme n’est peut-être pas le centre, le point de mire de l’univers. On peut se laisser aller à croire qu’il existe au-dessus de lui, dans l’échelle animale, des êtres dont le comportement lui est aussi étranger que le sien peut l’être à l’éphémère ou à la baleine.54 » Sortes d’entités fondamentales qui uniraient les vivants, les Grands Transparents de Breton s’apparentent à des créatures mythiques fédératrices. Cette idée d’une communauté associée au sein d’un même organisme est renforcée par la citation de Novalis qui ouvre les réflexions de Breton dans ses notes préparatoires55 et concluent les « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non » : « Nous vivons en réalité dans un animal dont nous sommes les parasites56 . » Cette recherche de mythes fédérateurs pourrait également trouver son prolongement dans les collections de l’écrivain. Plus que les éléments d’un répertoire intime et personnel, les insectes qui composent sa collection pourraient s’apparenter à ces entités esquissées par Breton qui sont à la fois l’animal et son milieu. On pourrait ainsi émettre l’hypothèse que la Boîte de coléoptères précédemment décrite relève de cet ordre d’associations. Composée de plusieurs spécimens de scarabées récoltés par Breton lors de ses promenades dans la forêt de Grésigne, la vitrine est séquencée en masses de scarabées colorés assemblés et superposés à une carte dont ils redessinent le motif. À l’analogie entre l’insecte et son milieu vient ici se superposer celle de l’expérience subjective de l’écrivain à l’environnement où les spécimens ont été prélevés. L’exposition consacrée en 2014 par le musée de Cahors à la relation qu’André Breton entretient avec la région mettait en évidence la cartographie sociale, familiale, qui se superpose à celle des environs de Saint-Cirq-Lapopie où l’écrivain achète une maison et assemble une collection où figure la Boîte de coléoptères57 . Si la carte renvoie inévitablement à l’attachement personnel et intime de Breton à cet environnement, elle n’a plus rien ici de la carte routière. Elle ne vient pas guider nos pas mais figurer un territoire qui n’a rien d’humain. Entourée de scarabées monumentalisés par la différence d’échelle, cette forêt semble complètement hermétique à la présence humaine et les créatures qui la peuplent, indifférentes à l’homme, comme le seraient « l’éphémère » et « la baleine » mentionnés par Breton. La Boîte de coléoptères pourrait ainsi évoquer ce monde dont l’humain n’est pas le centre, peuplé d’organismes trop petits ou trop grands pour être vus, et animé par un lien magique identique à celui que Breton tisse avec les autres objets de sa collection.
Histoire d’expositions : place des insectes dans les accrochages d’André Breton
Si l’on revient à présent sur les modes d’exposition des boîtes qui composent la collection d’André Breton, on constate qu’elles sont omniprésentes sur les murs de l’atelier de l’écrivain. Lieu de rencontres, de jeux et de discussions du mouvement surréaliste dès ses premières années, l’atelier est à la fois un lieu de mise en scène de soi pour le poète et un lieu où s’exposent les totems du surréalisme à travers la collection qui s’y trouve présentée.
Dans le portrait de Simone Kahn pris dans l’atelier en 1927, la boîte de lépidoptères est exposée en symétrie avec la Guitare de Georges Braque58 avec au centre trois masques d’origines africaines et océaniennes : un masque Sepik (Papouasie-Nouvelle-Guinée, à gauche), un masque Guro (Côte d’Ivoire, à droite), et ce qui pourrait être identifié comme un masque Fang du So’o (Gabon, au centre). Ainsi mis en relation dans leur mode d’exposition, leur association révèle, outre le rapport d’équivalence dressé entre les différents éléments exposés, un même goût du « primitif » où l’insecte séduit à la fois pour son caractère naturel et pour les mythes qui lui sont associés. On retrouve ensuite de manière quasi systématique des boîtes naturalistes dans les photographies ultérieures de l’atelier. Dans une série de photographies anonymes de 192959 , on retrouve ainsi des lépidoptères accrochés au-dessus d’une série de gravures et sous le Guillaume Tell de Salvador Dalí60 . D’autres boîtes sont ensuite mises en évidence dans la photographie de Lo Kay de 1939, cette fois isolées et mises en confrontation avec le visage du poète. Ce jeu de mise en abyme entre Breton et sa collection d’insectes se prolonge jusque dans les photographies plus tardives que Sabine Weiss réalise vers 196561 . La figure de l’écrivain à son bureau se superpose à l’imposant globe d’oiseaux exotiques et d’insectes qui trônait au milieu du mur attenant à son bureau dans son ultime disposition. Comme l’a souligné Didier Ottinger, le mur de l’atelier d’André Breton reconstitué au Centre Pompidou s’apparente à un anti-musée où les relations entre les pièces de la collection ne fonctionnent pas sur le mode du « donc » de la démonstration scientifique mais sur le mode du « comme » de l’arbitraire poétique, à la manière de « champs magnétiques62 ». Nous pourrions ajouter que plus qu’une rencontre poétique entre des éléments qui n’auraient rien à voir les uns avec les autres, le dispositif pensé par Breton révèle la croyance que cultive l’écrivain en une forme de pensée magique primitive à laquelle l’individu pourrait retourner par l’intermédiaire de ces choses, à la fois spécimens surprenants, objets culturels et totems, abolissant la séparation entre le sauvage et le civilisé, ou entre l’homme et son environnement.
Ce point est particulièrement explicite dans l’Exposition surréaliste d’objets présentée à la galerie Charles Ratton du 22 au 29 mai 1936. Dans cette exposition, Breton propose de présenter ensemble de manière inédite objets scientifiques et naturels, objets trouvés, objets primitifs et objets dits « surréalistes ». Tous ces objets soigneusement étiquetés par Breton viennent témoigner de la réflexion amorcée par l’écrivain quelques mois plus tôt dans « Crise de l’objet » où l’analogie poétique doit venir se substituer à l’usage rationnel63 . Comme le souligne Sophie Leclercq, les objets extra-occidentaux, de même que les objets naturels, mathématiques et populaires qui y sont exposés, y sont « liés par analogie » et « combinés au sein d’une exposition », ces objets « sauvages » sont donc appropriés et deviennent des ‘objets surréalistes’64 ». Vincent Debaene, qui s’est intéressé à la relation entre la collection d’André Breton et le développement contemporain du futur musée de l’Homme, souligne également les divergences fondamentales qui persistent entre l’approche de Breton et celle du musée en termes de sélection, d’organisation et de rapport au discours colonial65 . Esthétisés sous l’œil du poète, rassemblés pour leur caractère surréaliste, ces objets sont aussi associés par le caractère primordial de la création auxquels ils renverraient. À cet égard, la place des objets naturels dans l’exposition de la galerie Charles Ratton revêt un caractère ambivalent, à l’image de celle qu’elle occupe dans l’atelier de Breton. D’une part, elle tend à appréhender l’objet naturel du point de vue de ses réceptions culturelles sans générer de hiérarchies entre celles-ci : l’insecte y est réceptacle d’une diversité de mythes traités de manière égale et qui interpellent pour la relation à l’animal qu’ils tissent. Mais d'autre part, ces associations trahissent la persistance d'un présupposé selon lequel les objets culturels et les objets naturels présentés par Breton témoigneraient d'un même lien originel, non-brisé, à la nature.
La collection d’insectes d’André Breton est, à l’image du bestiaire surréaliste, traversée par la recherche d’un détournement critique du besoin de classification de l’homme de science. À cet égard, le portrait de l’écrivain réalisé par Lo Kay met en scène cette confrontation du poète au simulacre de l’organisation rigoureuse de la collection entomologique, tout en rendant compte de l’omniprésence de ce bestiaire symbolique dans la littérature surréaliste. Mais plus que des sujets attisant la curiosité du poète pour leur caractère surprenant ou merveilleux, les insectes qui rejoignent sa collection témoignent également de l’étroite proximité, par leur nature et parfois leur provenance, entre collections entomologiques et collectes de savoirs et d’objets ethnographiques à la même époque. L’analogie entre hommes et insectes dans l’atelier de Breton traduit le rêve cultivé par l’écrivain d’un possible retour à un état de sensibilité première. Ainsi, c’est également l’ambiguïté de l’articulation entre objets naturels, créations extra-occidentales et objets surréalistes qui se trouve soulevée par la problématique en creux de l’enquête sur l’art magique que l’écrivain réalise plusieurs années plus tard. Préférant la quête esthétique à la quête épistémologique, le rêve au savoir discursif, Breton réactive ainsi la forme ancienne du cabinet de curiosités et de la pensée analogique qui préside à son élaboration contre un autre modèle, celui du musée d’histoire naturelle.