L’incident du regard d’Enfantin au procès des saint-simoniens d’août 18321 est un lieu commun des histoires conservatrices ou orthodoxes du socialisme, celles où la question politique de l’utopie inhérente aux textes comme aux faits et gestes est dénigrée voire passée sous silence. Ce qui est là occulté, laissé en sous-main, a le plus souvent à voir avec la place de l’art et du sensible et à cette aune, l’incident du regard apparaît opportun pour déconstruire l’abjection du sensible à l’œuvre dans ces lectures politiques de l’utopie, car il est mise en scène du sensible devant le tribunal symbolique et réel qui le condamne, affirmation de sa puissance au lieu même de son exécration. Ce que le corps du prévenu dit par ses gestes, ce qui s’énonce par le jeu de son regard, ce qui vient là toucher son public sans mots dire est en effet calcul : non pas chorégraphie, non pas suite ordonnée de pas, mais corpeaugraphie, expression par le corps d’un discours sensible2, enfance d’une performance3.
L’histoire récente des arts vivants retient du saint-simonisme la fameuse « prise d’habit » lors de la retraite à Ménilmontant en avril 1832. De « La performance des saint-simoniens » présentée par Louise Hervé et Chloé Maillet à Delme, à la Biennale de Lyon ou au centre Georges Pompidou depuis 2008 à « Baisse-toi, montagne, lève-toi, vallon », créé par Ulla von Brandenburg en 2015 à la demande des Nouveaux Commanditaires, ce moment, haut en couleurs4, est toujours privilégié pour rendre compte du désir des saint-simoniens de se faire les illustrations vivantes d’une parole nouvelle.
Légitime, ce choix manque pourtant une dimension agonistique propre au procès où s’énonce en outre, avec la place des femmes dans l’espace public et privé, la question de leur affranchissement. Au Palais de Justice de Paris, si les cérémonies édifiantes de Ménilmontant sont présentes dans tous les esprits, ce que l’autorité souhaite endiguer et contenir par-dessus tout dans ce lieu de pouvoir par excellence, est l’appel jugé immoral aux prolétaires, aux artistes et surtout aux femmes pour leur émancipation, appel dont le Père va se faire porteur par ses silences comme par ses regards, par sa corpeaugraphie.
Prosper Enfantin (1796-1864), désigné comme l’un des Pères de la Religion saint-simonienne à compter de 1829, fut le principal propagateur des idées de Claude-Henri Saint-Simon (1760-1825), y compris celles relatives à la place de l’art et des artistes dans la société. Dans un texte tardif, Saint-Simon théorisait le rôle de l’avant-garde des artistes pour la constitution d’une société autre et leur mission, par l’intermédiaire des œuvres, de pressentir, de désirer et d’appeler le peuple à venir déployer lui-même l’espace de son émancipation. Dans ce dialogue avec le savant et l’industriel, l’artiste occupe la première place :
C’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde ; la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide. […] nous exerçons une influence électrique et victorieuse. Nous nous adressons à l’imagination et aux sentiments de l’homme ; nous devons donc exercer toujours l’action la plus vive et la plus décisive.
« Produire sur l’homme des sensations fructueuses » et « propager, à l’aide de ces sensations, des idées généreuses qui soient actuelles5 » ne peut pourtant valoir qu’au regard de « l’amélioration de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse », celle des prolétaires et plus encore en leur sein celle des femmes, ces figures de paria. La fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’exploitation de la femme par l’homme doit pouvoir ainsi advenir par la voie du sensible, voie ouverte par les artistes grâce à la puissance de leur imagination.
Cette exigence, le Père ne cessera de la maintenir vivante comme en témoigne André Breton :
Le message d’Enfantin, message que de son temps les chiens de tous poils n’ont eu de cesse d’avoir brouillé et dont ils ont assez bien réussi à gêner la transmission jusqu’à nous, mais qui garde de ce fait même tout son éclat, toute sa rigueur, tient […] dans ces deux préceptes : 1° Il faut à tout prix lever l’anathème chrétien contre la chair, 2° Il faut à tout prix provoquer l’affranchissement de la femme par la femme.
Et de conclure : « nul n’a su plus souverainement, plus définitivement tenir tête à l’infâme appareil policier et judiciaire qu’Enfantin, prévenu d’outrage à la morale publique, en la Cour d’assises de la Seine, les 27 et 28 août 18326. »
Le 23 avril 1832 commençait, à l’instigation d’Enfantin, la vie nouvelle à Ménilmontant, un apostolat pacifiste dont l’objet, « convertir à notre foi les femmes et le peuple7 », devait avoir pour seules armes « la persuasion, la démonstration et l’exemple8 ». Il fallut en passer toutefois « par le recueillement, par l’abolition de la domesticité, par les travaux du prolétariat » et fonder le culte de cette religion inédite « par l’adoption d’un habit nouveau et la création de l’art nouveau9. »
Le 6 juin 1832, les portes de la maison restées closes s’ouvrirent au public pour la prise d’habit officielle qui « eut lieu dans le jardin, par une pluie battante au double bruit du tonnerre et de la canonnade10 », répression dans le sang des derniers feux de l’insurrection républicaine.
Porté comme « signe d’ASSOCIATION UNIVERSELLE11 » – le gilet réclamait une aide fraternelle pour être boutonné dans le dos –, l’habit, mais encore les chants et les gestes symboliques inventés pour le culte, excitèrent tant la curiosité que l’on put voir 10 000 personnes dans les jardins de la propriété aux jours de parade, foule qui inquiéta les autorités déjà échaudées par une propagation écrite conséquente que cette propagation orale, d’un genre nouveau, venait redoubler. Décision fut donc prise de limiter puis d’empêcher ces démonstrations publiques de la « secte de Ménilmontant » qui, réfractaire à dessein, fut dès lors traduite en justice.
Parmi les poursuites : délit d’association de plus de vingt personnes (art. 291 du Code pénal), excitation à la haine et au mépris d’une classe de citoyens, attentat à la propriété en général, provocation au renversement du gouvernement du roi et outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs12.
Dans son réquisitoire, l’avocat-général traduisit le point de vue des autorités : « Les Saint-Simoniens se sont mis en dehors de la société ; ils ont voulu se mettre en dehors de la loi13 ». L’intense propagation de leurs doctrines, de leur morale nouvelle jette « au sein de tous des germes de corruption » et ce trouble vise « à détruire les principes sur lesquels la société [est] fondée14 ». Refusant au saint-simonisme tout caractère religieux, il opposa l’association du « pays tout entier » et « sa conservation » aux « principes de désorganisation et de corruption », à « la destruction de l’ordre social » portés par ceux qui « attaquent la propriété », qui attaquent « la position de la femme dans les lois » et se proclament « le parti politique des travailleurs ». La « grande société » se doit ainsi de repousser et dissoudre la petite tant elle a besoin, pour sa conservation, de « prévenir les bouleversemens » et « nous qui sommes la grande société » demandons « la dissolution de la petite » qui, au mépris de ses devoirs, cherche à « faire impression sur le peuple15. »
À cette critique dans l’ordre social succéda celle dans l’ordre moral où ces doctrines perverses et dégoûtantes, professées opiniâtrement et propagées audacieusement, faisaient naître « la répulsion du mépris16 ». Cette dénonciation accablante, adossée à une lettre de Cécile Fournel réduite au silence pour avoir voulu protester, fut achevée par la lecture de La Femme, article du 12 janvier 1832 écrit par Duveyrier et dans lequel la volupté immorale du saint-simonisme semblait pactiser avec la débauche abjecte du fouriérisme :
On verrait des hommes et des femmes unis par un amour sans exemple et sans nom, puisqu’il ne connaîtrait ni le refroidissement ni la jalousie ; des hommes et des femmes qui se donneraient à plusieurs, sans jamais cesser d’être l’un à l’autre, et dont l’amour serait, au contraire, comme un divin banquet augmentant de magnificence, en raison du nombre et du choix des convives17…
Si tout était en place pour écraser ces agissements inconvenants, l’intervention de la justice fut au contraire perçue par les saint-simoniens comme une aubaine : non pas un tribunal, mais une tribune pour faire entendre leurs voix d’une manière plus claire, pour en accélérer la propagation18 et dès lors, le procès fut abordé tel une scène.
Figure 1
Les saint-simoniens aux abords du Palais de Justice
Gravure reproduite dans C. Libert, Saint-Simon, Paris, Les Contemporains, s. d., p. 16. (coll. F. Perrier).
On commença par publier dans les journaux le parcours qu’emprunteront les saint-simoniens à travers Paris pour rejoindre l’Île de la Cité19 puis, au matin du 27 août, toute la famille en grande tenue forma une procession soigneusement étudiée pour impressionner. Accompagné d’un grand nombre d’hommes et de femmes habitués aux chants saint-simoniens, le cortège progressa ensuite dans le « silence attentif20 » d’une foule immense venue voir passer Enfantin21 et ses fils revêtus du costume, ce gage de moralité qui, aux yeux de tous, distinguait ceux qui luttent pour le commun affranchissement de la femme et du peuple22.
À l’issue d’un procès de deux jours, tous les prévenus furent déclarés coupables, Enfantin et Chevalier envoyés en prison pour une année. Fustigeant l’association qui « cherche à séduire le peuple en exerçant sur lui de l’influence par des cérémonies et par des ramifications dans les faubourgs », le Président avait pour conclure répété ses attaques contre ceux qui « veulent régner par la volupté et par la dissolution23. »
Largement prévisible dans ses attendus, le procès le fut toutefois bien moins dans son déroulement comme en atteste la table des matières du Procès au chapitre : « Incident du regard. — Suspension de l’audience24 ». Cet épisode est présenté comme ce qui mit en déroute le bon fonctionnement de la justice et telle semble avoir été l’ambition délibérée d’Enfantin dont l’attitude, les faits et gestes, dont le jeu du regard doublé de poses silencieuses, eurent pour effet d’exaspérer juges et jurés jusqu’à provoquer leur départ de la salle d’audience. Ainsi, par sa seule corpeaugraphie, Enfantin parviendra à substituer à la logique de l’institution celle de l’attraction25.
Au fil du procès, le jeu des différents regards sera systématiquement noté, regards dirigés vers les accusateurs, les jurés, les témoins, le public ou, à plusieurs reprises, sur tel détail ou peinture située dans la salle d’audience.
Figure 2
Buste d’Enfantin par Aimé Millet (1866)
Version en marbre photographiée en mars 1961 (Studio P. Duroule) dans le parc de la mairie d’Oullins (Rhône), jadis propriété du saint-simonien Arlès-Dufour. Une copie en pierre surmonte la tombe d’Enfantin au Père-Lachaise. (coll. F. Perrier).
Enfantin, décrit par sa beauté calme et cette manière singulière de promener « ses regards sur l’assemblée26 », lui vers qui les témoins se tournent pour recueillir « une inspiration d’ardeur, de paix et d’amour27 », Enfantin pourtant déçoit. Son intervention, beaucoup plus courte que de coutume à en croire les témoignages sur sa capacité habituelle d’emporter l’adhésion, apparaît aussi sans vigueur aux habitués des salles d’audience. Pourquoi ? Précisément parce que le Père choisit pour mode d’expression son corps dans un lieu où sont attendus les éclats nés de la virtuosité rhétorique. Où il faudrait en effet séduire par la vitesse étincelante du verbe, Enfantin réduit son discours oral, il le ralentit même au profit d’une corpeaugraphie rétive aux codes de la justice et dont témoignent ses poses, ses regards, ses silences, tout un tissu de gestes performatifs destinés à subvertir le cérémonial d’assujetissement au pouvoir28.
Invité à parler, il se fait d’abord prier, « se lève gravement », place sa main droite sur sa poitrine puis parcourt si « lentement de son regard l’auditoire, les jurés et les juges », qu’il est immédiatement interrompu par le Président magnanime qui lui offre quelques instants pour se recueillir29.
Cette singulière attitude est en réalité une matrice inaugurale qui va scander son intervention, la ponctuer systématiquement. Sur les dix-huit pages de cette dernière, le jeu silencieux de son regard est ainsi souligné à vingt-cinq reprises et si l’on retient la partie juste avant l’interruption de séance, c’est à vingt-quatre reprises qu’est marquée cette attitude dont l’objet évident est, par sa fréquence, de provoquer un incident30.
Les termes varient peu, contrastant précisément avec l’impatience et l’irritation de la Cour contrainte de se retirer en abandonnant la salle au seul plaisir, à la seule satisfaction d’Enfantin :
Le PÈRE arrête quelques instans encore ses regards - Le PÈRE s’arrête un instant, et considère alternativement les juges et les jurés - Le PÈRE s’arrête encore, et regarde les juges et l’Avocat-Général. Un mouvement d’impatience se manifeste dans la Cour - Le PÈRE s’arrête en regardant - Le PÈRE s’arrête en fixant ses regards sur sa famille et sur le jury […]. En ce moment l’impatience de la Cour paraît très-grande, le Président s’agite ainsi que les deux conseillers. L’Avocat-général témoigne très-vivement son irritation - Le PÈRE promène ses regards sur l’auditoire - Le PÈRE passe en revue la Cour, le jury et l’auditoire […]. L’impatience de la Cour augmente - Le PÈRE regarde avec calme ; le Président, les juges, l’Avocat-Général et le jury manifestent visiblement leur irritation - Pendant ces dernières paroles l’irritation de la Cour était à son comble ; le PÈRE qui n’avait pas cessé de fixer ses regards sur les juges, continuait à les regarder silencieusement et avec un calme sévère. Après quelques instans, pendant lesquels le Président et les juges s’entretiennent vivement, le Président se lève avec humeur et dit, en se dirigeant rapidement vers la chambre du conseil : L’audience est suspendue. Nous ne sommes pas ici pour attendre le résultat de vos contemplations. Le PÈRE suit de son regard la Cour qui se retire, il accompagne de même le départ du jury, puis il se tourne en souriant vers l’auditoire qui examine cette scène dans le plus profond silence31.
Or, ce jeu du regard n’est pas seulement imposé à la Cour, il lui est aussi expliqué, il a valeur de leçon administrée au pouvoir, il s’arroge les vertus de la conférence didactique, mais une conférence performée et ainsi l’entend Enfantin qui, dès sa prise de parole, souligne qu’il n’a pas à se défendre, ni à se justifier, mais à enseigner :
J’ENSEIGNE. J’enseigne à tous ce qu’ils sont et ce que nous sommes, et voilà pourquoi, moi et mes fils, nous sommes devant la justice ; car la justice nouvelle doit se faire connaître à tous, et pour cela, il faut d’abord que, provoquée par la justice ancienne, elle montre clairement l’incompétence des organes de la loi ancienne pour juger les apôtres de la loi nouvelle. (Le PÈRE s’arrête un instant, et considère alternativement les juges et les jurés32.)
Cet enseignement positif, « vous enseigner qui nous sommes », se déroule aussi selon une voie négative33 lorsqu’il intime aux jurés de s’abstenir « de juger sur ce [qu’ils ne connaissent] pas34 ». Enfantin veut donc fixer l’attention de la Cour sur les éléments constitutifs de son incompétence et toute son attitude s’y emploie : « Nous avons voulu que tous les incidens du procès justifiassent radicalement votre incompétence », des incidents, dit-il, « prolongés quelquefois avec une ténacité toute particulière » comme en témoigne celui du regard : calcul « fait à l’avance35. »
Et c’est bien cette incompétence que la question du sensible vient crûment révéler. Aux réponses mécaniques et serviles exigées par la Cour, les saint-simoniens opposent l’affection religieuse qui les rassemble en une communauté unie par les liens du sensible, ceux, fraternels, de l’amitié voire même de l’amour. Or, c’est précisément cette part du sensible que scrute le regard d’Enfantin, c’est elle qu’il souhaite percer à jour en se faisant voyant, terme dont le gratifiera Victor Hugo36. Et Enfantin d’insister :
J’ai besoin de VOIR qui m’entoure […] de VOIR qui m’entoure et d’ÊTRE VU […] je désire apprendre à M. l’Avocat-Général l’influence puissante de la forme, de la chair, des sens, et pour cela lui faire sentir celle du regard37.
Et Enfantin de marteler qu’il est ici pour « apprendre la puissance qui existe dans la chair, dans le corps, indépendamment de la parole. C’est même là toute la cause38 ». Repoussant tout « mépris pour la BEAUTÉ39 », toute indifférence pour la forme, il précise encore :
Je sens bien aussi, lorsque silencieux je fixe mes regards sur vous, et lorsque vous-mêmes me regardez, que nous exerçons, vous sur moi et moi sur vous, une influence qui tient non à votre intelligence que j’ignore, ni à la mienne qui n’a point alors de parole, mais au geste, à l’expression qui se peint sur vos figures et sur la mienne40.
Resté seul avec le public, il revient sur son attitude volontaire et l’usage de cette « puissance du regard » :
Encore une justification de leur incompétence ; ils nient la puissance morale des sens, et ils ne comprennent point que sans parler, et seulement par mon regard, j’ai pu leur faire perdre le calme qui convenait à leur rôle41.
Au retour de la Cour, ses explications se poursuivront pour décrypter ce qu’il sait rester incompris de ses interlocuteurs :
On n’a pas senti que la meilleure manière de prouver la puissance des sens n’était pas de parler mais d’AGIR, qu’il convenait moins de raisonner que de se montrer, que j’avais moins à nous faire écouter qu’à nous faire voir
Et de conclure brusquement, fermant la parenthèse d’un enseignement vivant par le geste et par le regard : « Au reste, vous attendez de moi, selon l’usage, un discours ; je vais parler42. »
Les auteurs du compte rendu notent alors : « La parole du PÈRE, qui jusqu’ici, avait été lente et entrecoupée de longs silences, pendant lesquels sa physionomie seule parlait, prend dès ce moment une marche plus rapide. »
La rupture nette mentionnée ici entre un discours oral normé qui vient classiquement répondre aux injonctions de la justice et une corpeaugraphie déroutante qui le précède pour mieux dénoncer sa facticité est aussi une coupure grâce à laquelle s’affirme la dimension performative de la corpeaugraphie d’Enfantin et cela en toute primauté, quand il joue explicitement du rapport de son regard ou de ses gestes au verbe ou à la parole pour inaugurer une « conférence-performance » inédite d’un point de vue historique et qui vient, par sa nature même, creuser l’écart avec les modes convenus de défense au profit d’une attaque frontale de la prééminence traditionnellement accordée au logos et à son oubli des corps souffrants et aliénés comme des corps aimants et exaltés.
À l’univocité du discours dominant, Enfantin oppose ainsi, quand « sa physionomie seule parlait43 », une plurivocité énigmatique paradoxalement articulée sur des silences qui n’en sont pas moins explicites, c’est-à-dire agissants par leur résonance sensible immédiate.
Que signifie dès lors une physionomie à pleines voix et que recouvre ce pluriel ?
Derrière cette expression, il faut entendre la prépondérance accordée aux actes sur les idées, celle des faits et gestes car, disent les saint-simoniens, « nous vivons surtout dans un siècle où les hommes se jugent par leurs actes plus que par les discours44. »
L’enseignement vivant45, la loi vivante46, doivent s’incarner, prendre forme et beauté vivantes, non par la captation et la séduction mais, comme l’écrira Enfantin dès février 1832, par l’affection comme par l’attraction47. Nulle beauté ne doit rester éthérée, chose abstraite, elle doit prendre forme, prendre corps et devenir, avec les plaisirs, un « puissant levier de civilisation et de progrès48 », seule voie possible d’une réhabilitation de la chair.
La physionomie à pleines voix relève donc de l’incarnation plurielle et si Enfantin participe ici d’une « conférence-performance » face à ses juges, au public, c’est qu’il fait tour à tour de son corps, de sa physionomie, le porte-voix sensible des aliénations, des exploitations, des prostitutions garantes d’un ordre social abhorré que son regard mutique vient défier dans les yeux. Autrement dit, ce qui se joue par la « puissance du regard » que porte cette physionomie à pleines voix, ce que dit avec ses silences cette « conférence-performance », n’est rien moins que la dénonciation d’une justice prostitutionnelle et adultérine au profit d’un appel à l’émancipation qui s’adresse d’abord et avant tout aux femmes par la voie du sensible, par celle de l’art et des artistes.
Pour le comprendre, il faut rappeler la dénonciation précise, constante et virulente de la prostitution par les saint-simoniens. Qu’elle prospère dans les territoires colonisés où les femmes sont « esclaves, vendues, achetées », ou sous les fenêtres des bourgeois européens, la prostitution se maintient sous couvert et au bénéfice du gouvernement49, du « désir d’homme », du pouvoir mâle50.
À cela, les saint-simoniens opposent le couple insécable lutte des classes et émancipation de la femme51 : « Nous avons à chasser du monde l’exploitation de l’homme par l’homme, et celle plus brutale encore de la femme par l’homme. Notre œuvre […] c’est surtout détruire cette double conscription qui pèse sur le fils et sur la fille du peuple, qui envoie le premier à l’armée pour en faire de la chair à canon, et qui, de la seconde, fait de la chair à prostitution52. »
Seulement, pour ne pas risquer une répression plus féroce, l’émancipation se doit d’être pacifiste et progressive, ses voies seront donc celles d’une réhabilitation passionnée53 de la chair et des sens que la famille saint‑simonienne incarnera paradoxalement à Ménilmontant puisque, pour « apprendre au monde que la chair est bonne », les disciples mèneront une vie chaste et pure54 avant la « communion universelle de travail et de jouissances55 » que devait provoquer l’arrivée de la femme-messie56.
Pour Enfantin, « sanctification de la beauté » et « réhabilitation de la chair » vont de pair. Il faut « rendre justice éclatante à une puissance qui jusqu’ici n’a été employée qu’à opprimer, à tromper, à démoraliser, et qui doit et peut être salutaire, vraie et moralisante. Je parle de la puissance de la beauté, c’est aussi parler de celle de la FEMME57. »
À l’autorité despotique et patriarcale constitutive de la société traditionnelle et qui, par « l’esprit prétend à la domination de la chair, comme L’HOMME à celle de la FEMME58 », il oppose la réhabilitation de la chair dont il se veut la physionomie parlante, la marque tangible, la preuve vivante, lui que DIEU « a donné comme exemple et comme guide », mais un guide paradoxalement démuni, un exemple incomplet et mutilé qui attend en effet le moment espéré « où la parole de libération pour la femme, où le VERBE nouveau de DIEU se sera incarné dans la femme59 » pour l’arracher à son avilissante servitude.
Si l’harmonieuse union de la chair et de l’esprit caractérisera le « couple de l’avenir », Enfantin reste donc pour le moment seul au bord de la scène, debout devant les trônes vacants, calme et muet, les yeux tournés vers la Mère à venir : la femme-messie.
Figure 3
Enfantin debout devant les trônes vacants du Père et de la Mère et attendant pour s’asseoir l’avènement de la femme-messie, le surgissement de sa parole émancipatrice
Gravure de Philipoteau (coll. F. Perrier)
Au début du procès, à un instant souvent occulté dans les restitutions officielles des débats, Enfantin souhaitait pour conseils deux femmes, ce qui, au motif de leur sexe, lui fut refusé. À ce « refus d’accepter des femmes pour conseils dans une affaire qui intéresse si vivement les femmes », il voulut donner « une grande publicité60 », esquissant ainsi la scène, pour partie muette, sur laquelle il allait se produire.
Empêchées de prendre la parole, réduites au silence, ces femmes écrivirent ensuite des protestations, dénonçant la brutalité avec laquelle leur « parole vivante » avait été repoussée61. Cécile Fournel se félicita qu’ait été ainsi « constaté aux yeux de tous l’exploitation de la femme et du faible » et nota, ironique à l’endroit du Président, que « tout ce qu’une femme même aurait pu dire n’aurait jamais remplacé cet enseignement vivant que vous avez bien voulu donner62 ». Aglaé Saint-Hilaire magnifia Enfantin, sa capacité « de sentir toutes les douleurs des femmes, toutes les douleurs des prolétaires, et de révéler la parole nouvelle qui déterminera leur affranchissement63 ». Autrement dit, où Enfantin voulait voir et entendre des femmes, ne se montra que leur absence contrainte : un manque, un vide criant, que de son regard silencieux il s’employa à redoubler, éloquente performance tournée en muette conférence.
Depuis novembre 1831, il théorisait la mutilation de l’humanité tant que la femme libre n’a pas pris la parole, cette parole souveraine qu’il s’employa à encourager, à recueillir pour que cesse enfin « l’exclusion de la femme du temple, de la politique, sa subalternité par rapport à l’homme », pour que cesse « l’exclusion de la femme dans le christianisme, l’anathème contre la chair64 ». Dix mois avant son procès, Enfantin semblait à ce jeu vouloir concentrer sur sa personne toutes les déviances que l’ordre social conservateur pourraient lui imputer, comme s’il avait délibérément voulu libérer une place à ses côtés, une place ménagée par lui pour la femme libre, en attendant la promulgation de « la LOI MORALE de l’avenir, qui ne peut pas être révélée sans la femme65 », ni sans la « création d’un CULTE nouveau66. »
Étrangement, le regard a déjà ici sa part. À ses fils, Enfantin recommande de ne pas presser la femme à parler, de laisser agir ses seuls encouragements : « Vous devez même fermer vos yeux de manière à ne pas faire tomber sur la femme, par vos regards, le poids de la chaîne chrétienne, et à ne pas faire tomber non plus involontairement sur elle le poids plus épouvantable du désir payen67 ». À cet égard, il le précisera à plusieurs reprises dès février 1832, l’appel à l’affranchissement de la femme n’est ni un ordre, ni une loi, ni un commandement : « c’est un APPEL À L’AFFRANCHISSEMENT, à la liberté, à la vérité, fait à la femme, pour qu’elle vienne s’associer à nous en toute vérité, en toute liberté68. »
Entre la loi chrétienne rejetée d’exploitation de la femme par l’homme et ce qu’Enfantin assume alors comme « une exagération, comme une limite extrême », l’enjeu est clair : il s’agit pour lui de déployer le plus largement possible un espace vierge, l’espace d’une utopie, de l’ouvrir, cet espace, suffisamment, pour que la femme s’en empare, s’y engouffre et puisse s’y « prononcer librement69 », fût-ce même, avance-t-il, pour se retourner violemment contre les auteurs de cette adresse.
Telle serait donc bien la fonction du regard silencieux d’Enfantin lors de son procès : de souligner du regard l’absence des femmes, leur refoulement des lieux de pouvoir et de faire entendre, par son silence même, leur parole interdite, cette parole encore à venir.
Physionomie à pleines voix, Enfantin inverse ici les rôles par sa corpeaugraphie : il se limite au mutisme et à l’apparence de séduction auxquels la femme est réduite dans la société et l’invite à parler dans le lieu précis où l’autorité mâle dicte à sa place, en lieu et place de son autonomie.
Le mutisme d’Enfantin qui regarde est ainsi un enseignement parlant : il confère à la femme émancipée une place qui saute aux yeux dans un fracas assourdissant : celle, toute tangible, d’une absence aveuglante dont l’action cependant porte jusqu’à provoquer l’éviction, non plus celle des femmes mais bien, renversement inattendu et déflagration inouïe pour un court laps de temps, celle de l’ordre moral.
Au matin du 28 août 1832, le regard d’Enfantin n’est en vérité vide que pour les seuls aveugles, pour ceux que le pouvoir abuse. Depuis le 15 août, jour de l’Assomption, paraît en effet une petite brochure « rédigée et publiée par des femmes » indépendantes, des « saint-simoniennes » qui ne signent que de leurs prénoms.
Son titre : LA FEMME LIBRE.
Son sous-titre : APOSTOLAT DES FEMMES.
Son premier article : APPEL AUX FEMMES.
Ses premiers mots : « Lorsque tous les peuples s’agitent au nom de Liberté, et que le prolétaire réclame son affranchissement, nous, femmes, resterons-nous passives devant ce grand mouvement d’émancipation sociale qui s’opère sous nos yeux70. »