À l’instar de leurs contemporains comme eux affiliés à l’esthétique alexandrine, les poètes élégiaques romains, et Properce en particulier, emploient volontiers l’adjectif mollis pour désigner l’obédience callimachéenne qu’ils revendiquent. Dans l’élégie III, 3, par exemple, le poète se représente en rêve « allongé sous l’ombre tendre de l’Hélicon » (molli recumbans Heliconis in umbra)1, en référence au « Songe » callimaco-hésiodique qui ouvre les Aitia, avant qu’une intervention d’Apollon – nettement calquée quant à elle sur le prologue de l’œuvre – l’engage à ne fouler que « de tendres prairies » poétiques (mollia prata)2. La mollitia figure indéniablement au cœur d’un réseau d’allusions au modèle alexandrin, dans cette élégie comme ailleurs chez Properce3. On pourrait également citer, parmi d’autres, l’élégie IV, 6, où l’imitation de Callimaque (et de Philétas) ouvre au poète un « nouveau chemin » qu’« attendrit » le pur laurier d’Apollon (pura nouum uati laurea mollit iter)4 – référence aux « chemins non foulés » du prologue des Aitia 5, qui ont peut-être aussi inspiré à Ovide l’évocation de la voie élégiaque choisie par Proculus comme « le tendre chemin de Callimaque » (Callimachi Proculus molle teneret iter)6.
Que l’adjectif mollis vaille chez les poètes romains comme marqueur de l’obédience callimachéenne, nous pouvons en trouver l’indice, également, dans deux textes pseudo-virgiliens de l’Appendix, dont le zèle imitatif nous offre un miroir révélateur de la terminologie programmatique de leurs modèles d’époque augustéenne. La Ciris et le Culex associent tous deux, dans leurs proèmes respectifs, la revendication de la mollitia comme qualité poétique (molli ... pede ; mollia ... carmina) aux traductions romaines de la λεπτότης, gracilitas et tenuitas, qui signalent de manière canonique la reprise d’une recusatio dite callimachéenne chez les poètes augustéens7.
Cette mollitia poétique, revendiquée par les divers « Callimaques romains » et leurs épigones, se retrouve – évoquée de manière critique cette fois – dans la satire I de Perse, qui fait dire à son interlocuteur fictif, adepte des mignardises hellénisantes à la mode, qu’« aujourd’hui seulement les poèmes coulent d’un rythme moelleux, de sorte que les joints laissent courir sur une surface lisse des ongles exigeants » (carmina molli / nunc demum numero fluere, ut per leue seueros / effundat iunctura unguis)8. Dans ce contexte de polémique contre la poésie des néo-alexandrins d’époque néronienne, que le satiriste fustige comme efféminée et décadente, l’adjectif mollis, qui désigne les vers souples et délicats des poètes modernes par opposition à la rudesse rugueuse des poèmes anciens, est indéniablement chargé d’une dimension genrée9.
De fait, il est bien connu que dans le système de pensée romain la mollitia est une qualité essentiellement féminine, au point qu’appliquée à un homme elle vise ce qui fait de lui un male uir 10. Cette connotation genrée est souvent convoquée dans la critique littéraire (comme en témoigne par excellence le carmen 16 de Catulle qui retourne contre les détracteurs de ses mollicula carmina, ses « poèmes délicats », le grief d’efféminement dont ceux-ci l’accusent), et à l’époque impériale en particulier, les métaphores genrées abondent pour distinguer le style « viril », naturel et puissant, des vaines afféteries d’un style « efféminé ». Si l’exploitation polémique des potentielles connotations genrées de l’adjectif mollis appliqué à une poétique néo-callimachéenne n’a rien de surprenant, la première question que je poserai ici est celle du rôle qu’ont pu jouer les poètes élégiaques dans ce réinvestissement des connotations genrées du terme, lorsqu’il désigne une poétique placée sous le signe du callimachisme ; dans un deuxième temps, nous verrons comment cette valorisation de la qualité stylistique de la mollitia chez les héritiers de Callimaque peut contribuer à éclairer, rétrospectivement, un passage crucial du prologue des Aitia (fr. 1, 11-12).
Avant tout, il me faut préciser que les enjeux de cette connotation genrée associée à la mollitia ont déjà été pleinement explorés pour ce qui est de la définition générique de l’élégie. Plusieurs études ont montré que lorsque l’adjectif mollis est appliqué à l’élégie dans le cadre d’un positionnement générique (la mollitia caractérisant alors l’univers érotique et les valeurs contre-culturelles élégiaques)11, cette dimension générique (élégie vs épopée) est étroitement articulée à une dimension genrée (féminin vs masculin)12, dans des textes qui se posent (et nous posent) en permanence le problème de leur « genre », dans les deux sens du terme français13. Pour ma part, ce n’est pas ce sens strictement générique de la mollitia élégiaque que je veux ici considérer : je m’intéresserai au sens stylistique avec lequel le terme peut désigner, chez les poètes héritiers de l’alexandrinisme en général (et non chez les seuls élégiaques !) des vers délicatements écrits, qu’un patient travail de composition a rendus fluides et doux à l’oreille, par opposition aux duri uersus, âpres et raboteux, d’un auteur au style négligé14.
Pour traiter cet enjeu esthétique de l’opposition entre la mollitia et la duritia en le distinguant bien des enjeux génériques qui sous-tendent par ailleurs la définition de l’élégie, je prendrai pour point de départ un texte parfaitement étranger au genre élégiaque et qui pose nettement les bases d’une opposition stylistique entre la mollitia des vers néo-callimachéens et la duritia des vers mal composés. Il s’agit du premier livre des Satires d’Horace, dans lequel celui-ci condamne, à grand renfort d’images métapoétiques dites callimachéennes15, le style bâclé de Lucilius, ses vers écrits trop vite par opposition au patient travail de la lime qui modèle et assouplit les vers des poètes plus modernes. Tandis que dans la satire I, 4, l’auteur archaïque est qualifié de durus componere uersus, de « raboteux dans la structure de ses vers »16, la satire I, 10 explicite ce qui lui est reproché en évoquant la course de ses pieds mal arrangés17, avant de concéder que ce défaut s’explique en partie par l’ancienneté de ce poète : s’il avait vécu à la même époque qu’Horace, il aurait peut-être limé ses poèmes avec plus de soin, ses vers auraient alors été plus achevés et « d’une plus souple démarche » (uersiculos... euntis mollius) que ceux du mauvais poète qui bricole à la hâte deux cents vers avant le dîner et autant après le dîner18.
Cette opposition entre la duritia des vers archaïques de Lucilius et la mollitia qui aurait pu être la leur s’ils avaient été écrits deux siècles plus tard s’apparente à celle qui structure les évocations du progrès dans les arts, dont la sculpture offre un paradigme privilégié (comme on le voit dans des textes de Cicéron et de Quintilien qui recourent aux comparatifs durior et mollior pour décrire les progrès de la statuaire)19 ; le même schéma est ici appliqué à l’écriture poétique par Horace, lorsqu’il oppose l’archaïsme rigide d’une époque moins raffinée, celle de Lucilius, et la souplesse de ses propres vers qu’a patiemment polis le travail de la lime, assimilé aux valeurs poétiques callimachéennes. Mais la satire I, 10 laisse également paraître que la revendication de la mollitia stylistique est sous-tendue par une métaphore : celle de la démarche du vers. L’opposition entre la course incontrôlée du vers de Lucilius, son « pas mal réglé »20, d’une part, et, d’autre part, la plus souple fluidité des petits vers travaillés selon les critères esthétiques modernes (uersiculos... euntis mollius) montre que l’idéal esthétique de la mollitia repose sur l’image d’une tendre démarche poétique, la vision de poèmes délicats déroulant avec souplesse leurs pas fluides. C’est d’ailleurs cette métaphore que l’on retrouve également, plus ou moins explicitement, dans telle évocation du « tendre pied » (molli... pede) qui rythme un poème raffiné ou dans les variations sur le « tendre chemin de Callimaque » (molle iter Callimachi) que nous avons évoquées plus haut ; à ces dernières, on pourrait ajouter leur reprise dans une épigramme de Martial qui, ranimant le débat entre les styles archaïsant et moderne, oppose les poèmes contemporains, dont les vers courent avec aisance sur un tendre chemin (molli limite) et les escarpements rocailleux sur lesquels trébuchent les vers des Anciens21.
C’est en se fondant sur cette métaphore sous-jacente de la démarche poétique du vers que les poètes élégiaques ont investi de connotations fortement genrées le sens stylistique du terme mollis par lequel ils désignent (tout comme leurs contemporains, et notamment – nous venons de le voir – Horace) leur obédience au modèle stylistique de Callimaque.
De fait, cette métaphore de la « tendre démarche » est assurément dotée d’un potentiel de connotation genrée. Qu’une démarche caractérisée par sa mollitia puisse être associée au féminin n’a rien d’étonnant, si l’on se rappelle les diatribes contre les manières efféminées de se mouvoir : on pourrait par exemple citer telle caricature du jeune débauché qui, pour séduire les femmes, marche plus langoureusement encore qu’une femme (incedentem... femina mollius)22, rappeler la manière dont Cicéron, au nom de la dignité virile, condamne la démarche à la lenteur pleine d’excessive mollesse (tarditatibus... in ingressu mollioribus)23, ou encore lire avec intérêt la définition de la démarche efféminée que Sénèque estime représentative de la perte de virilité de son époque :
Leuitate et politura corporum muliebres munditias antecessimus, colores meretricios matronis quidem non induendos uiri sumimus, tenero et molli ingressu suspendimus gradum (non ambulamus sed incedimus)...
nous avons dépassé les recherches féminines par le soin que nous prenons d’épiler et de poncer nos personnes. Les couleurs qui sont réservées aux courtisanes et que les dames honnêtes ne doivent pas porter, c’est nous les hommes qui les adoptons. Nous allons sans poser le pied, d’un pas affecté et efféminé ; nous ne marchons pas, nous planons24.
Partant de cette connotation potentiellement genrée que peut avoir la métaphore stylistique de la démarche, nous verrons qu’avant même les polémiques d’époque impériale contre des vers néo-alexandrins jugés efféminés par les tenants d’un style plus âpre, les poètes élégiaques ont pleinement investi de cette dimension genrée la mollitia définie comme qualité esthétique du vers. En effet, incarnant leur poétique dans la tendre démarche de leur séduisante maîtresse, ils ont consciemment actualisé le caractère supposé féminin que l’on peut attribuer à la souplesse des vers composés selon les valeurs esthétiques associées au callimachisme.
La tendre démarche des scriptae puellae élégiaques, incarnation féminine de la mollitia stylistique
La métaphore de la tendre démarche du vers callimachéen semble avoir trouvé tout naturellement à s’incarner dans celle des puellae élégiaques, et avant elles peut-être, celle de Lesbie, dont Catulle avait évoqué le pied délicat foulant le seuil de la demeure destinée à abriter leurs amours (quo mea se molli candida diua pede intulit)25. De fait, la poésie élégiaque fait une grande part à la métaphore de la démarche, et des « pieds » doucement déroulés du poème. On peut noter chez Tibulle, comme l’a fait Alison Keith, les correspondances entre la démarche fluide et silencieuse des amants et la douceur des vers tibulléens26. Pour Ovide, cette souple démarche a été enseignée à la belle par la muse Élégie elle-même : en effet, celle-ci explique à Tragédie – dont la démarche précipitée27 fait songer à celle des vers de Lucilius28 –, que c’est grâce à elle que Corinne a appris à dérouler ses pas sans heurt (per me... didicit... Corinna / [...] impercussos... mouere pedes)29. Mais si Ovide explicite ainsi le caractère métapoétique qu’a la tendre démarche de la maîtresse élégiaque, nul doute qu’il imite en cela Properce : c’est avec le rôle métaphorique que ce dernier a conféré aux séductions de Cynthie, sa scripta puella (pour reprendre la formule, comme l’analyse, de Maria Wyke), que la mollitia comme qualité poétique d’un vers travaillé selon l’idéal stylistique callimachéen, par opposition aux duri uersus archaïques et/ou imparfaitement travaillés, s’incarne pleinement dans la démarche tendre ou sensuelle de la femme aimée.
Tout se passe en effet comme si Properce avait voulu doter Cynthie – ou plutôt son œuvre, Cynthie – de la mollitia dont manquait, précisément, la poésie de Lucilius (telle qu’elle est, du moins, dénoncée dans la satire I, 10). Dans l’élégie II, 12, la belle est caractérisée par la douceur de ses pas, lorsque Properce demande qui d’autre que lui pourrait chanter sa maîtresse, et sa tendre démarche, [cantare] ut soleant molliter ire pedes 30. L’expression molliter ire, ici appliquée aux ‘pieds’ de Cynthie (/Cynthie) est celle qu’avait utilisée Horace à propos des vers que Lucilius aurait pu écrire s’il leur avait consacré plus de soin : uersiculos ... euntis mollius (ac si...)31. Grâce à l’image d’une scripta puella qui se meut avec sensualité et douceur, Properce peut incarner la poétique d’une œuvre écrite à la manière de Callimaque dans la souple démarche d’une séduisante jeune femme. La mollitia comme qualité stylistique callimachéenne est ainsi placée du côté du féminin.
Cette incarnation de la délicate poétique alexandrine dans la démarche de la (scripta) puella peut également se lire de manière programmatique dans l’élégie II, 1. La question qui ouvre le poème, Quaeritis [...] unde meus ueniat mollis in ore liber ? 32, est suivie d’un portrait sensuel de Cynthie, source d’inspiration, mais aussi métaphore, de la poésie de Properce. Le poète y évoque avant tout la manière dont Cynthie s’avance dans l’éclat que lui confèrent les tissus de Cos, autrement dit le tissu délicat d’une écriture fine comme celle de Philétas (« le poète de Cos » que Properce associe à plusieurs reprises à la figure de Callimaque comme modèle de la λεπτότης alexandrine)33 :
siue illam Cois fulgentem incedere cogis
hoc totum e Coa ueste uolumen erit.
ou si tu la fais s’avancer, brillante dans des étoffes de Cos,
Tout ce volume sera fait de la soie de Cos34.
Le pentamètre achève de faire coïncider l’image des étoffes transparentes dont se pare la belle et la délicatesse poétique d’un texte finement tissé, et par là d’associer Cynthie (/Cynthie) à ce uolumen qui déroule délicatement ses « pieds » poétiques. On peut alors relever ici le choix du verbe incedere, ailleurs également associé à la démarche majestueuse de Cynthie35 : a-t-il déjà l’acception que lui donnera précisément, par exemple, Sénèque qui le définira par la démarche, jugée par lui trop sensuelle et efféminée, d’un pas souple et tendre, tenero et molli ingressu suspendimus gradum (non ambulamus sed incedimus) 36 ? Si telle est la vision que suggère le verbe lorsque, chez Properce, il désigne la démarche de Cynthie (/Cynthie) drapée dans le délicat tissu de l’écriture de Philétas, alors on voit combien Properce a pu, en incarnant ses valeurs poétiques dans la souple démarche de sa scripta puella, contribuer à conférer à la mollitia d’une tendre démarche poétique toute sa dimension genrée.
Il semble possible d’affirmer que cette dimension potentiellement féminine (ou efféminée) de la mollitia comme catégorie stylistique est liée à la métaphore de la « tendre démarche poétique » des vers soigneusement composés. C’est en tout cas là ce que nous laisse entendre Ovide, dans un passage d’Amours II, 4, dans lequel le successeur élégiaque de Properce me paraît gloser les procédés et les enjeux de cette représentation propertienne de la scripta puella.
Dans ce texte, en effet, Ovide, tout en s’inspirant manifestement de l’élégie II, 22, explicite le caractère métapoétique des qualités féminines évoquées par les amants élégiaques. Il y reprend ainsi la description propertienne des gestes sensuels de la danse (molli diducit candida gestu / bracchia)37 en évoquant les gracieuses ondulations de celle qui sait mouvoir souplement son corps flexible (Illa placet gestu numerosaque bracchia ducit / et tenerum molli torquet ab arte latus)38. Alison Keith a suggéré qu’Ovide avait reconnu la valeur programmatique de la mollitia dans l’élégie propertienne, tout en préférant pour sa part le mot tener 39 : de fait, les deux adjectifs sont associés, tandis que le passage fait écho à l’emploi propertien du verbe diducit (devenu ducit), ainsi qu’à l’image des « bras », désormais qualifiés de numerosa à l’instar du rythme poétique40 ; si le « tendre geste », mollis gestus, est repris (cf. illa placet gestu), la qualité de mollitia est ici appliquée à l’ars elle-même. Bref, Ovide souligne et accentue la lecture métapoétique qu’il a faite du texte de Properce41.
Or une telle interprétation ovidienne du modèle propertien me semble pouvoir être décelée quelques vers plus haut dans la même élégie, à propos de la démarche des belles :
Molliter incedit : motu capit ; altera dura est :
at poterit tacto mollior esse uiro
L’une avance avec souplesse, sa démarche me séduit ; l’autre est raide,
Au contact d’un homme, elle s’assouplira42.
Dans la formule molliter incedit, Ovide me paraît convoquer les deux passages dont nous avons vu que Properce y assimile la tendre démarche de Cynthie (/Cynthie) à une qualité poétique. Le premier est l’élégie II, 12, dans laquelle la définition polémique que donnait Horace de la « tendre démarche » des vers soignés (molli <ter> euntes) était appliquée à celle de la scripta puella : ut soleant molliter ire pedes 43. Le second est l’élégie II, 1, qui joue sur l’image du texte-textum, avec une puella que l’on voit s’avancer dans l’éclat des tissus de Cos (Cois fulgentem incedere) : incarnation d’une poésie délicate héritée de Philétas, la démarche sensuelle de Cynthie serait alors bien celle qui caractérise l’œuvre elle-même. Ce distique qui identifie par ailleurs la belle au uolumen qui porte son nom semble alors répondre directement à la question qui ouvre le poème : unde meus <uenit> mollis in ore liber ? ; c’est là en tout cas ce que suggère Ovide lorsqu’il superpose, pour sa part, ces deux vers de l’élégie II, 1 : dans la formule molliter incedere, la démarche de Cynthie, à laquelle ferait référence la reprise ovidienne du verbe incedere, est rétrospectivement assimilée à celle du mollis liber évoqué au seuil de l’élégie propertienne – et ce de manière d’autant plus marquée que l’adjectif est devenu l’adverbe molliter, rappelant en cela l’élégie II, 12, qui a le mieux stylisé cette tendre et délicate démarche de la puella comme métaphore d’une poétique raffinée.
Or si Ovide fait ainsi référence à la souple démarche de Cynthie comme incarnation de la délicate poétique alexandrine revendiquée par Properce, on peut se demander s’il ne souligne pas aussi, en même temps, la dimension genrée de cette représentation propertienne de la création littéraire – la « Womanufacture », analysée par Alison Sharrock44 – comme il le fera au livre X des Métamorphoses avec la figure de Pygmalion, paradigme du poète élégiaque qui modèle sa statue d’ivoire par ses retouches de sculpteur qui sont autant de caresses d’amant. Ici, l’évocation d’une femme encore dura, que le toucher d’un homme (tacto uiro) attendrira pour la rendre mollis – ce qu’on attend d’une maîtresse sensuelle et disponible à l’amour mais aussi d’une œuvre poétique composée selon les critères esthétiques associés à Callimaque – me semble annoncer ce paradigme de l’amant-artiste masculin qui attendrit son œuvre, sa scripta puella, pour lui donner la mollitia qui distingue Cynthie, ou plutôt Cynthie, des œuvres rigides des premiers sculpteurs ou des vers durs et raboteux d’un poète archaïque comme Lucilius45. Ce faisant, Ovide pousse jusqu’au bout et explicite la dimension fortement genrée que l’élégie érotique a conférée à la métaphore de la mollitia comme qualité poétique callimachéenne, dès lors que celle-ci est incarnée par la démarche de la scripta puella.
Si, donc, cette dimension genrée traditionnellement accolée à la mollitia est de fait actualisée dans l’emploi du terme mollis quand celui-ci qualifie non pas seulement l’univers érotique (par opposition aux thématiques et aux valeurs héroïques) de l’élégie et ses valeurs féminines contre-culturelles, mais – sur le plan esthétique et stylistique – la délicatesse de vers travaillés selon des critères poétiques prônés par les auteurs élégiaques (entre autres poètes « modernes »), c’est parce que ces vers bien polis, qui sont la marque du callimachisme romain, ont la souplesse d’une démarche féminine : il était alors tout naturel que les poètes élégiaques confèrent cette même qualité à la sensuelle maîtresse qu’ils ont modelée à l’image de leurs propres valeurs poétiques.
Ce constat peut amener à se poser une seconde question : peut-on repérer ce lien entre la mollitia comme qualité poétique et la tendre démarche féminine dans l’œuvre de Callimaque lui-même ? Pour le formuler autrement, peut-on penser que la souple démarche des scriptae puellae élégiaques est une image de la poétique néo-callimachéenne à Rome, non pas seulement parce que les vers délicatement écrits ont les mêmes qualités de souplesse et de douceur à l’oreille que les pas des puellae élégiaques, mais aussi parce que ce motif même de la scripta puella, dont la mollitia est métaphorique de la poétique qu’elle incarne, était déjà présent, d’une certaine manière, dans l’œuvre du modèle alexandrin ? C’est ce que je vais désormais tenter de suggérer.
Des ἁπαλοὶ πόδες des Muses hésiodiques à la tendre démarche de la scripta puella : hypothèse sur l’adjectif callimachéen ἁπαλός (Aetia I, fr. 1, 11)
Rappelons tout d’abord qu’on trouve un modèle général des scriptae puellae chez Callimaque, dans la mesure où les femmes (ou les déesses) évoquées dans les poèmes élégiaques hellénistiques servent de métaphores pour désigner ces poèmes et leurs caractéristiques esthétiques, louées ou condamnées46. L’exemple le plus clair en est la Lydé d’Antimaque, une œuvre élégiaque portant le nom de la femme aimée par le poète, qui a été au centre de la polémique littéraire que l’on a appelée la « Querelle des Telchines », entre les partisans du style « à l’ancienne » de ce poème, comme Asclépiade de Samos par exemple, et, au contraire, ses détracteurs, parmi lesquels figurait Callimaque. L’épigramme d’Asclépiade qui louait l’œuvre d’Antimaque jouait sur l’homonymie entre la femme chantée dans le poème et le poème lui-même47 (le vers 3 en particulier, qui dit la gloire de Lydé (/Lydé) – τίς οὐκ ἀνελέξατο Λύδην [ ;], « Qui n’a pas lu Lydé (/Lydé) ? » – n’est pas sans évoquer, pour nous, Cynthie (/Cynthie) « lue dans tout le forum »)48. A cet éloge de Lydé, Callimaque avait répondu, par des jeux d’échos, en critiquant pour sa part l’épaisseur, la lourdeur emphatique du style d’Antimaque49. Cette même corpulence de Lydé paraît visée dans un passage fort problématique du prologue des Aitia, les vers 9 à 12, dont chaque distique semble opposer deux poèmes entre eux, pour en préférer l’un à l’autre :
......].. ρ.ε ην. [ὀλ]ι γόστιχος· ἀλλὰ καθέλ[κει
.... πο]λὺ τὴν μακρὴν ὄμπνια Θεσμοφόρο[ς·
τοῖν δὲ] δ.υ.οῖν Μίμνερμος ὅτι γλυκύς, αἵ γ’ ἁπαλαὶ [
….] ἡ μεγάλη δ’ οὐκ ἐδίδαξε γυνή.
[...] de peu de vers. Mais la nourricière Législatrice l’emporte de beaucoup sur l’imposante [...]. Des deux, ce sont les tendres [...] qui nous ont appris que Mimnerme est doux, et non la grande femme50.
Sans entrer dans le détail de toutes les interprétations qui ont été proposées de ces vers, on résumera celle qui est désormais la plus communément admise. Dans le premier distique, le poème qui est déconsidéré est qualifié comme τὴν μακρήν, « l’imposante ( ?) », tandis que celui qui l’emporte semble être la Déméter de Philétas ; dans le second – qui nous intéressera ici – il apparaît que, de deux poèmes, celui que Callimaque désigne comme ἡ μεγάλη γυνή, « la grande femme », « ne nous a pas appris la douceur de Mimnerme », alors que l’autre nous l’a apprise. Ce qui nous intéressera ici est la reconstitution qui a été proposée pour compléter le vers 11, dès lors que la leçon qui a longtemps prévalu (α[ἱ κατὰ λεπτόν) a été définitivement abandonnée51 ; celle qui a la faveur des spécialistes est l’hypothèse proposée par W. Luppe, qui permettrait de reconstituer, comme périphrase pour désigner le poème qui a montré la douceur de Mimnerme, αἵ ἁπαλαὶ (νήνιες), les tendres, les délicates (jeunes filles)52. Dans quelle mesure la mollitia qui caractérise la souple démarche des belles qui incarnent l’esthétique callimachéenne revendiquée dans l’élégie, et notamment associée par Properce au poète de Cos, peut-elle avoir trouvé un de ses modèles dans ces ἁπαλαὶ (νήνιες) associées par Callimaque à la poésie de Philétas lui-même53 ? En particulier – et, tout en gardant à l’esprit que nous dépendons beaucoup ici de conjectures et de textes perdus –, je suggérerai que le choix par Callimaque de l’adjectif ἁπαλός pour qualifier (si tel est bien le cas) le style de Philétas et indirectement le sien propre peut être rattaché à la métaphore de la souple démarche des poèmes délicatement composés.
Pour cela, il nous faut d’abord rappeler qui sont ces ἁπαλαὶ (νήνιες), ces tendres jeunes filles supposées incarner l’œuvre élégiaque du poète de Cos. K. Spanoudakis54 a proposé de les identifier avec les nymphes que Philétas auraient chantées dans sa Déméter et que l’on retrouve évoquées dans deux textes qui contiennent certainement de nombreux échos à ce poème : l’Hymne à Déméter de Callimaque évoque les nymphes qui folâtrent au grand jour55, et l’idylle VII de Théocrite mentionne à plusieurs reprises les nymphes qui accompagnent Déméter56. En particulier, les vers 91-92 évoquent des nymphes-muses qui « ont enseigné beaucoup d’autres chants » au poète Simichidas (πολλὰ μὲν ἄλλα / νύμφαι κἠμὲ δίδαξαν)57 : le verbe δίδαξαν a été notamment rapproché par Spanoudakis de celui qu’emploie Callimaque (ἐδίδαξε) pour évoquer les élégies (de Philétas, donc, selon toute vraisemblance) qui, comme les « tendres jeunes filles » auxquelles elles sont assimilées, auraient enseigné à leur lecteur la douceur poétique du genre fondé par Mimnerme. A ces échos contemporains, on peut ajouter le témoignage d’un texte plus tardif et sur lequel plane assurément le souvenir du poète de Cos, en partie médié par l’idylle théocritéenne58 : le roman de Longus fait une place belle aux Nymphes, auxquelles le vieillard nommé (précisément) Philétas dit « avoir chanté de nombreuses chansons »59. Cet ensemble de liens laisse penser que les ἁπαλαὶ (νήνιες) qui représentent la poésie de Philétas dans le prologue des Aitia sont, comme le suggère Spanoudakis, les nymphes de sa Déméter.
Or à cela on peut ajouter que ces Nymphes-Muses, qui sont étroitement associées à la poésie, et qui dans l’idylle VII ont « enseigné » des chants à Simichidas pendant que, comme Hésiode, il faisait paître ses troupeaux dans la montagne, font aussi fortement songer aux Muses invoquées au seuil de la Théogonie 60, et ce, au sein d’une pièce qui multiplie les effets d’échos, par ailleurs, au modèle hésiodique61. Il est alors notable que la première vision que nous ayons des Muses hésiodiques est celle de leurs « tendres pieds », ἁπαλοὶ πόδες, quand elles dansent sur l’Hélicon :
καί τε περὶ κρήνην ἰοειδέα πόσσ᾽ ἁπαλοῖσιν
ὀρχεῦνται καὶ βωμὸν ἐρισθενέος Κρονίωνος,
καί τε λοεσσάμεναι τέρενα χρόα Περμησσοῖο
ἢ Ἵππου κρήνης ἢ Ὀλμειοῦ ζαθέοιο
ἀκροτάτῳ Ἑλικῶνι χοροὺς ἐνεποιήσαντο
καλούς, ἱμερόεντας : ἐπερρώσαντο δὲ ποσσίν.
souvent autour de la source aux eaux sombres et de l’autel du très puissant Chronos, elles dansent de leurs pieds délicats. Souvent aussi, après avoir lavé leur tendre corps à l’eau du Permesse ou de l’Hippocrène, ou de l’Olmée divin, elles ont, au sommet de l’Hélicon, formé des chœurs, beaux et charmants, où ont voltigé leurs pas62.
Si les tendres, délicates jeunes filles du prologue des Aitia désignent bien, comme le suggère Spanoudakis, les Nymphes chantées dans la Déméter de Philétas et associées dans l’idylle VII aux Muses d’Hésiode, ne peut-on pas faire aussi l’hypothèse d’un lien entre les pieds délicats, ἁπαλοὶ πόδες, de ces dernières et le choix par Callimaque de l’adjectif ἁπαλαί63 pour qualifier ces figures féminines qui incarnent la poésie de Philétas (et ce, que cette reprise verbale ait, ou non, son modèle dans la Déméter elle-même…) ? Puisque le début des Aitia multiplie les références au modèle de la Théogonie 64et qu’Hésiode était volontiers considéré comme un modèle stylistique pour les poètes alexandrins65, ne peut-on aller jusqu’à lire dans les ἁπαλαὶ (νήνιες) du prologue des Aitia un souvenir, fût-il indirect, des souples pas des Muses hésiodiques qui se meuvent avec grâce « de leurs tendres pieds » (πόσσ᾽ ἁπαλοῖσιν – ce que l’on traduirait assurément en latin par molli pede) ? Il est difficile de le savoir, naturellement, mais l’importance de la métaphore métapoétique de la tendre démarche chez les poètes romains qui se réclament du modèle de Callimaque, et en particulier de celle de leurs scriptae puellae chez les poètes élégiaques, pourrait constituer un indice en ce sens.
Appendice : une réponse d’Ovide (Am. III, 1) à Hermésianax (fr. 7, 35-36 Powell) ?
En ce cas, on pourrait ajouter que le souvenir d’un poète que la tradition associera à la tendre douceur de ses hexamètres (mollissima dulcedo – pour reprendre, par exemple, l’expression latine de Velleius Paterculus)66 n’est pas sans intérêt, dans la mesure où le passage de Callimaque affirmant que seules les oeuvres qualifiées par leur tendresse poétique témoignent de la douceur du genre fondé par Mimnerme doit certainement être mis en regard, par ailleurs, avec le fragment d’Hermésianax qui célèbre chez le même Mimnerme la douce musique du tendre pentamètre élégiaque qu’il a inventé (ἡδύς – μαλακός) :
Μίμνερμος δὲ, τὸν ἡδὺν ὃς εὓρετο πολλὸν ἀνατλὰς
ἦχον καὶ μαλακοῦ πνεῦμ᾽ ἀπὸ πενταμέτρου
Mimnerme, qui, ayant enduré de grandes peines, inventa la douce musique et le souffle du tendre pentamètre67...
En effet, si les « tendres » (ἁπαλαί) demoiselles (/poèmes dans lesquels Philétas se révèle, contrairement à l’auteur de la « grande dame », le véritable héritier du « doux » (γλυκύς) Mimnerme) ont les mêmes qualités stylistiques que les Muses d’Hésiode « aux tendres pas » (πόσσ᾽ ἁπαλοῖσιν), un tel rapprochement concorde avec l’interprétation désormais établie du prologue des Aitia – en termes de querelle d’ordre esthétique, et non de recusatio générique68 – et de ces vers en particulier, qui, contrairement au passage d’Hermésianax, récusent l’idée d’une association systématique du mètre élégiaque et des qualités stylistiques du poème. Comme en témoigne à ses dépens la Lydé d’Antimaque (ainsi que « la grande dame », s’il ne s’agit pas du même poème), l’emploi du distique ne suffit pas pour reproduire la douceur imputée à Mimnerme.
L’hypothèse que je voudrais formuler, pour finir, est alors la suivante : si l’on revient au texte d’Am. III, 1, et à l’évocation des démarches – souple et délicate ou, au contraire, brutale et précipitée – des jeunes femmes qu’Ovide y met en scène, ne peut-on pas y déceler le signal d’une reconnaissance de cette dimension stylistique de la polémique callimachéenne ? D’un côté, la scripta puella ovidienne qui a appris d’Élégie à mouvoir ses pieds doucement, sans heurts (per me... didicit... Corinna / [...] impercussos... mouere pedes)69 rappellerait les tendres jeunes filles qui enseignent la douceur du genre poétique fondé par Mimnerme, qu’un autre poème, pourtant écrit en vers élégiaque, échoue à montrer (Μίμνερμος ὅτι γλυκύς, αἵ γ’ ἁπαλαὶ ... / [νήνιες], ἡ μεγάλη δ’ οὐκ ἐδίδαξε γυνή) : le verbe didicit employé au parfait pourrait être lu comme un écho du verbe callimachéen ἐδίδαξε, avec un léger effet d’inversion, puisque ce n’est plus la « tendre jeune fille » qui a enseigné la douceur de la poésie élégiaque, c’est à elle qu’Élégie a enseigné une démarche souple et fluide. D’un autre côté, par opposition à la scripta puella ovidienne ainsi formée par la muse élégiaque, Tragédie fait résonner son dur cothurne en s’avançant à pas précipités : sa course brusque peut être, comme nous l’avons vu, comparée à celle qu’Horace reproche aux vers de Lucilius, mais aussi à la démarche rustique (rusticus... motus)70 condamnée dans l’Art d’Aimer quand il s’agit pour les jeunes filles d’apprendre à marcher de manière féminine (v. 298, discite femineo corpora ferre gradu) pour séduire les hommes par leur allure gracieuse. Les « pas énormes » qui caractérisent la démarche de la brutale Tragédie en Am. III, 1 (uenit et ingenti uiolenta Tragoedia passu) sont ceux de la paysanne rubiconde ainsi moquée par le magister amoris :
Illa uelut coniunx Vmbri rubicunda mariti
ambulat ingentis uarica fertque gradus.
Cette autre, semblable à la femme rougeaude d’un Ombrien, marche en écartant les jambes et en faisant des pas énormes71.
Tout aussi rude et grossière, la démarche de Tragédie rappelle le manque de grâce repoché à « l’épaisse Lydé » ou à « la grande dame » incapable de témoigner de la douceur poétique de Mimnerme bien qu’elle soit écrite en vers élégiaques. Or, comme elle(s) également, Tragédie s’exprime en distiques élégiaques, et Élégie ne se prive pas de le faire remarquer avec malice :
Inparibus tamen es numeris dignata moueri
In me pugnasti uersibus usa mei.
Pourtant, tu as bien voulu régler l’allure de tes paroles sur un rythme inégal. Pour me combattre, tu as employé mes vers72.
Si elle a daigné se mouvoir en vers élégiaques, Tragédie n’en a pas pour autant – loin de là – la douce démarche de la scripta puella ovidienne, qui sait mouvoir doucement ses pas souples (impercussos ... mouere pedes) sur le sol qu’elle effleure à peine. La reprise du vers mouere/i nous invite, semble-t-il, à rapprocher ces deux démarches métalittéraires, et à convoquer, peut-être, le souvenir des « tendres jeunes filles » du prologue des Aitia qui – de même que Corinne a appris d’Élégie une douce démarche – nous apprennent à nous, lecteurs, la douceur d’un genre poétique que « la grande dame », tout aussi élégiaque, échoue pourtant à montrer – tout comme Tragédie qui a beau se mouvoir (moueri) en distiques mais ne sait pas pour autant le faire (mouere) avec délicatesse. Autrement dit, tout se passe comme si avec cette distinction entre la brusque démarche de Tragédie et l’emploi exceptionnel du distique élégiaque avec lequel elle s’exprime nécessairement dans la pièce d’Am. III, 1, Ovide répondait à Hermésianax qu’il ne suffit pas de recourir au « tendre pentamètre » de Mimnerme pour que cette tendresse et cette douceur transparaisse dans la démarche, c’est-à-dire le style, du poème.