Introduction
Dans les sociétés hellénistiques, le comportement des individus était soumis à des normes précises ; cela valait tout particulièrement pour les femmes, comme l’indique l’existence dans certaines cités de gynéconomes censés veiller à l’application de règles de bonne conduite féminine1. En outre, les droits juridiques des femmes étaient plus restreints que ceux des hommes et les droits politiques leur étaient refusés. Ces normes et ces règles juridiques et politiques s’appliquaient en principe à toutes les femmes, du bas en haut de l’échelle sociale, mais certaines qui appartenaient aux clans dirigeants des États antiques y ont dérogé.
Le dossier des reines hellénistiques est particulièrement intéressant à analyser à ce propos, car les informations que nous possédons à leur sujet nous sont parvenues selon deux canaux : les sources documentaires et les sources littéraires2. Alors que les premières sources étaient tenues de rendre compte de façon objective du statut et des droits des reines, les secondes se sont autorisé une part de subjectivité et ont privilégié la construction de figures royales répondant (en tous les cas, partiellement) à des stéréotypes conformes aux normes morales et sociales dominantes. Il est évident que les rois hellénistiques n’ont pas plus échappé que les reines aux stéréotypes et aux topoi littéraires des auteurs postérieurs3. Cependant, les Modernes paraissent avoir accueilli les portraits parfois caricaturaux de ces souverains masculins avec davantage de scepticisme et de distance critique qu’ils ne l’ont fait pour les figures littéraires des reines.
Nous nous proposons d’examiner cet écart entre sources documentaires et sources littéraires dans l’image que donnent les unes et les autres du pouvoir politique détenu par la reine lagide Cléopâtre II, durant la guerre civile qui l’opposa à son frère Ptolémée VIII, entre 132 et 1244. Nous nous focaliserons sur la figure de la reine dans ce contexte spécifique, sans examiner en détail les événements historiques, leurs causes et leurs conséquences5.
Quelques repères biographiques sur Cléopâtre II
L’intérêt pour les reines lagides – et parmi elles pour Cléopâtre II – est croissant depuis quelques décennies6. Cléopâtre II était la fille de Ptolémée V Epiphane et de son épouse Cléopâtre I, originaire de la maison royale séleucide. Née vers 185-183, elle avait deux frères, Ptolémée VI (né en 186 ?) et Ptolémée VIII (né vers 183-182 ?). Lorsque Ptolémée V décède en 180, Cléopâtre I forme un règne conjoint avec son fils mineur Ptolémée VI, de 180 à 1777. A la mort de sa mère en 177, Ptolémée VI Philométor, encore mineur, règne seul mais assisté de deux tuteurs. Il épouse sa sœur Cléopâtre II en 175. Celle-ci monte sur le trône en 170, à l’occasion de la création d’un règne conjoint à trois avec ses deux frères Ptolémée VI et Ptolémée VIII (170-164). Elle participe ensuite, de 163 à 145, à un règne conjoint à deux, avec son frère-époux Ptolémée VI ; de cette union naissent deux fils – Ptolémée Eupator (qui décède en 152 déjà) et Ptolémée, appelé « Ptolémée A » dans cette étude pour le distinguer des autres membres de sa famille portant le même nom8 – ainsi que deux filles, Cléopâtre Théa et Cléopâtre III. A la mort de Ptolémée VI, Cléopâtre II participe à un règne conjoint à deux avec son frère cadet et nouvel époux, Ptolémée VIII Evergète II (145-141/0). Un fils naît de cette union : Ptolémée Memphite. De 141/0 à 132, le duo royal devient un trio avec l’adjonction de la jeune Cléopâtre III (la fille cadette de Cléopâtre II) que Ptolémée VIII venait d’épouser. En 132, les Alexandrins chassent Ptolémée VIII du trône : le trio royal vole en éclat et la guerre civile est déclenchée ; Ptolémée VIII s’enfuit à Chypre, tandis que Cléopâtre II demeure à Alexandrie jusqu’en 127, avant de s’enfuir en Syrie pour échapper à une offensive militaire de son frère. La scission du pouvoir royal dure jusqu’en 124. A cette date, le trio Ptolémée VIII, Cléopâtre II et Cléopâtre III est reconstitué et règne jusqu’à la mort de Ptolémée VIII, en 1169.
Les règnes lagides auxquels prit part Cléopâtre II entre 170 et 116 sont particulièrement bien documentés : nous possédons à leur sujet près de 1300 témoignages de nature variée (papyrus, stèles, dédicaces, bas-reliefs de temples, monnaies et sources littéraires). Alors que Cléopâtre II est peu mentionnée dans les sources littéraires – et uniquement dans un contexte de crises politiques10 – elle apparaît systématiquement dans les protocoles sur papyrus, ces préambules formels, en grec ou en démotique, qui ouvrent tout acte juridique à l’époque lagide. Les protocoles indiquent sous quel(s) souverain(s) et sous quels prêtres du culte dynastique l’acte a été passé. Ils ne sont pas seulement utiles pour des questions de datation : en cas de règne à plusieurs souverains, ils nomment les souverains selon leur position hiérarchique, le plus important venant en premier. Ainsi, les protocoles reflètent le statut institutionnel de chaque souverain ou souveraine. En cas de règne conjoint, avant de nommer les souverains dans l’ordre hiérarchique, les protocoles en grec utilisent une forme plurielle du participe présent du verbe βασιλεύω (βασιλευόντων), tandis qu’en démotique, on utilise le mot « Pharaons » au pluriel.
L’examen des protocoles émis entre 163 et 132 révèle que Cléopâtre II occupe systématiquement la seconde position dans l’ordre hiérarchique des co-régnants, juste derrière le roi : cela vaut pour les duos royaux Ptolémée VI/Cléopâtre II et Ptolémée VIII/Cléopâtre II ; cela vaut également pour le trio royal Ptolémée VIII/Cléopâtre II/Cléopâtre III, ce qui marque la supériorité hiérarchique de Cléopâtre II sur sa fille Cléopâtre III.
Pour analyser la guerre civile de 132-124 et le rôle qu’y joua Cléopâtre II, nous disposons de protocoles sur papyrus, complétés par quelques autres sources documentaires, et d’une série de passages d’auteurs littéraires. Nous nous proposons de confronter les informations fournies par les uns et les autres, en commençant par les sources documentaires.
Cléopâtre II durant la guerre civile : le témoignage des sources documentaires
Les papyrus constituent le reflet le plus fidèle de la situation institutionnelle de l’Égypte à cette période. Tout d’abord, ils apportent la preuve de la guerre civile, en cessant à partir de septembre 132 (qui correspond à l’an 39 du règne de Ptolémée VIII) de mentionner les trois souverains ensemble11. Ensuite, ils indiquent l’existence dès 132/1 d’un comput d’années de règne concurrent à celui de Ptolémée VIII : un ostracon bilingue grec-démotique d’Edfou, daté du 15 septembre 131, porte la mention « l’an 39 qui est aussi l’an 1 »12 ; deux papyrus du nome héracléopolite, sans protocole, portent la mention de l’an 213 ; un document bilingue grec/démotique de Dios Polis porte plusieurs mentions de l’an 2, ainsi que la correspondance entre deux computs royaux : « conformément aux pratiques usuelles pour l’an 38 et pour l’an 39 qui est aussi l’an 1 »14 ; deux autres documents provenant de Dios Polis sont datés de l’an 215 ; un ostracon d’Eléphantine établit la correspondance entre l’an 2 et l’an 40 de Ptolémée VIII16. Enfin, deux documents sont de datation plus délicate17. Dans la plupart des témoignages concernés, les noms des souverains auxquels correspond chacun des computs ne sont pas indiqués. Toutefois quelques documents sont plus explicites, tel ce serment accompagné d’un protocole, daté du 22 novembre 131 :
1int., l. 1 : (ἔτους) β Φαῶφι κθ [...]. ὀμνύω βασίλισσαν Κλεοπάτραν
θεὰν Φιλομ(ήτορα) Σώτειραν, etc.
« (An) 2, Phaôphi 29. [...]. Je jure par la reine Cléopâtre
déesse Philométor Sôteira, etc.
1ext., l. 1: Βασιλευούσης Κλεοπάτρας θεᾶς Φιλομήτορος
Σωτείρας ἔ[τους δευτέρου], etc.
Sous le règne de Cléopâtre déesse Philométor Sôteira,
a[n 2] »18.
Un document d’Hermonthis présente également un protocole au nom de Cléopâtre, daté de l’an 319. Au total, une dizaine de papyrus et d’ostraca, datant de la période 132-130, attestent d’un règne individuel de Cléopâtre II20.
Outre qu’ils apportent la preuve formelle d’un règne féminin individuel, confirmé par l’usage du participe féminin singulier βασιλευούσης, le serment de Dios Polis et le document d’Hermonthis daté de l’an 3 montrent que Cléopâtre II avait renoncé à l’épithète divine « Evergète » – qu’elle portait conjointement avec Ptolémée VIII dans le culte dynastique depuis 145 – et l’avait remplacée par la double épithète divine « Philométor Sôteira ». Le premier terme, « Philométor », reprend l’épithète que Cléopâtre II avait partagée avec Ptolémée VI entre 170 et 145 ; cela permettait à Cléopâtre II de raviver le souvenir d’un duo royal paisible et bénéfique pour l’Égypte, et de souligner sa rupture avec Ptolémée VIII, en effaçant d’une certaine manière le souvenir de ce dernier roi détesté des Alexandrins. Quant à l’épithète « Sôteira », portée par plusieurs déesses à l’époque hellénistique, elle évoque probablement le rôle salvateur et protecteur que voulait assumer la reine Cléopâtre II en ces temps troublés pour l’Égypte21 ; en outre, le parallélisme entre l’épithète Sôteira et l’épithète du fondateur de la dynastie lagide, Ptolémée I Sôter, ne saurait être fortuit : Cléopâtre II cherchait peut-être par ce biais à apparaître comme une refondatrice de la royauté lagide.
Le document d’Hermonthis, qui donne les prêtrises éponymes en l’an 3, atteste de l’intégration de la reine dans le culte dynastique sous l’épithète cultuelle de « déesse Philométor Sôteira ». La liste des bénéficiaires du culte dynastique sélectionnés par la reine est révélatrice de la situation politique : on y trouve les dieux Epiphanes – Ptolémée V et Cléopâtre I, les parents de Cléopâtre II –, Ptolémée Eupatôr – le fils défunt de Cléopâtre II –, Ptolémée VI Philométor – l’époux défunt de Cléopâtre II –, et enfin la reine elle-même. Comme on pouvait s’y attendre, le couple des dieux Evergètes, constitué par Ptolémée VIII et Cléopâtre II dès 145, ne figure pas dans cette énumération22.
Plusieurs documents de 132-131, provenant de la région de Thèbes en Haute-Égypte, sont datés selon le comput des années de règne de Cléopâtre II, alors que tous les papyrus de la même période qui proviennent de la région du Fayoum portent un protocole avec Ptolémée VIII ou un comput selon les années de règne de Ptolémée VIII. On peut donc en déduire qu’entre l’hiver 132/1 et l’automne 131, les positions des deux camps royaux étaient bien délimitées : la reine Cléopâtre II était vénérée sous l’épithète Philométor Sôteira dans le culte dynastique organisé à Alexandrie, où elle résidait, et elle contrôlait en outre quelques villes au sud du pays (Thèbes, Edfou, Hérakléopolis, Dios Polis, Hermonthis) ; le roi Ptolémée VIII pouvait compter sur le soutien de Memphis et des villes du Fayoum (Tebtynis notamment) et d’au moins une ville du sud (Pathyris). Le cas de Memphis est particulièrement intéressant car ce haut lieu des cultes égyptiens et du clergé indigène paraît n’avoir jamais reconnu le règne individuel de Cléopâtre II23.
A partir de l’année 130, la situation de Cléopâtre II se détériore ; elle perd peu à peu les villes de Haute Égypte, reconquises par Ptolémée VIII. Dans cette région, seule Hermonthis paraît résister un certain temps à Ptolémée VIII, comme en témoigne le document de l’an 3 signalé précédemment24.
Dès la fin de l’année 130, Cléopâtre II ne tient apparemment plus que la seule ville d’Alexandrie. La reconquête de la capitale par Ptolémée VIII intervient, dans le courant de l’été 127 probablement, après de violents troubles attestés par quelques allusions dans des documents épigraphiques25. Cléopâtre II s’enfuit en Syrie peu avant la reprise de la capitale par Ptolémée VIII et, dès l’automne 127, tous les protocoles lagides mentionnent un règne conjoint de Ptolémée VIII et de son épouse Cléopâtre III. C’est seulement à partir de novembre 124 que l’on retrouve des protocoles insérant Cléopâtre II entre Ptolémée VIII et Cléopâtre III. Le retour de Cléopâtre II sur le trône d’Égypte répondait à des impératifs de « Realpolitik » sur lesquels nous reviendrons plus bas.
Les autres sources documentaires relatives à la position et à l’action de Cléopâtre II durant la guerre civile sont moins éclairantes que les protocoles sur papyrus, mais elles confirment les informations livrées par ceux-ci. Un décret grec sur pierre provenant du gymnase d’Omboi (Kôm Ombo, au sud de Thèbes) pourrait ainsi livrer un indice de l’existence de soutiens favorables à la reine dans cette région du royaume. Sur ce document gravé en 135, et par lequel les souverains Ptolémée VIII, Cléopâtre II et Cléopâtre III accordaient des privilèges au gymnase, les noms de Ptolémée VIII et de Cléopâtre III ont été martelés. Un commentateur du document situe cette damnatio memoriae dans le contexte de la guerre civile et y voit l’œuvre de partisans de Cléopâtre II26. C’est d’autant plus vraisemblable que Boéthos, le stratège de la Thébaïde jusqu’en 131-130, avait commencé sa carrière sous Ptolémée VI et Cléopâtre II ; il pourrait donc avoir pris le parti de la reine contre Ptolémée VIII au début de la guerre civile. Une inscription provenant du sud de l’Égypte témoigne de la présence en Thébaïde, dès octobre 130, de troupes loyales à Ptolémée VIII27. Deux autres témoignages épigraphiques provenant de Philae, au sud de Kôm Ombo, sont sujets à débat : un savant a voulu y voir des bases de statues élevées par Cléopâtre II en l’honneur de Ptolémée VI Philométor et de leur fils commun, Ptolémée A ; cette interprétation, a priori très séduisante, soulève de nombreuses difficultés28.
Un papyrus démotique daté du 30 septembre 131 contient la mention des prêtres éponymes du culte dynastique29. À la fin de cette liste de prêtres, à la place de la formule traditionnelle « (les prêtres) qui se trouvent à Alexandrie » apparaît une expression inhabituelle : « ceux qui sont avec le Pharaon ». Comme l’a souligné A.-E. Veïsse, cette expression semble indiquer que les prêtres éponymes mentionnés dans ce papyrus n’étaient pas à Alexandrie avec Cléopâtre II, mais qu’ils avaient été nommés par Ptolémée VIII et qu’ils avaient quitté la ville avec lui30. Cela signifierait alors que Cléopâtre II avait procédé de son côté à la nomination de prêtres éponymes à Alexandrie, l’abandon des rituels attachés au culte dynastique n’étant pas imaginable.
Aucune monnaie frappée au nom de Cléopâtre II n’est connue, mais la reine a peut-être fait frapper du monnayage de bronze avec des types immobilisés depuis des décennies31. Ces types donnaient une garantie de stabilité à la monnaie lagide et renforçaient la légitimité du souverain émetteur qui se présentait ainsi comme le sucesseur des fondateurs de la dynastie. Il n’est pas exclu non plus que Cléopâtre II n’ait pas eu besoin de frapper monnaie, compte tenu du fait que les effectifs de ses forces armées étaient probablement faibles, dès le début de la guerre civile.
Enfin, nous n’avons connaissance d’aucune activité de construction ou de réfection de temples égyptiens qui aurait été ordonnée par Cléopâtre II durant son bref règne. Ce constat – ajouté au fait que tous les témoignages documentaires sur le règne individuel de Cléopâtre II sont en grec32, au fait que Memphis et son clergé égyptien sont restés fidèles à Ptolémée VIII, et au fait que Ptolémée VIII a remplacé de nombreux stratèges grecs par des stratèges égyptiens – pourrait trahir une scission parmi les sujets lagides : ceux de culture grecque auraient majoritairement pris le parti de Cléopâtre II et ceux d’origine égyptienne auraient plutôt soutenu Ptolémée VIII, qui les avait d’ailleurs favorisés, depuis 145. Malheureusement, les sources font défaut pour conforter cette hypothèse. Certes, Athénée évoque les conditions difficiles faites aux intellectuels grecs d’Alexandrie sous le règne de Ptolémée VIII, avant la guerre civile, et l’exil forcé de nombre d’entre eux33 mais, d’une part, ces savants ne sauraient être représentatifs de l’ensemble des Grecs d’Égypte et, d’autre part, Athénée dit que ces intellectuels ont quitté l’Égypte et non qu’ils ont pris parti pour Cléopâtre II. Le soutien des Juifs à Cléopâtre a également été supputé sur la base d’indications fournies par Flavius Josèphe34. L’historicité des anecdotes relatées par Josèphe est douteuse, tout comme sa chronologie des faits, mais nous suivons sur ce sujet l’avis de M. Chauveau qui voit dans ces récits un reflet de la propagande développée contre Ptolémée VIII par Cléopâtre II et ses partisans durant la guerre civile35.
De cet examen des sources documentaires, on déduit avec certitude que Cléopâtre II a été reconnue comme unique souveraine légitime dans plusieurs cités du sud du royaume, de 132 à 130, qu’elle a gardé le pouvoir à Alexandrie au-delà de 130, et que la ville est retombée aux mains de Ptolémée VIII en été 127 au plus tard.
Une ultime question se pose toutefois : peut-on – en se fondant principalement sur des protocoles au nom de Cléopâtre II – conclure que la reine a joui d’une autorité égale à celle d’un souverain de sexe masculin sur les régions dans lesquelles ces protocoles ont été établis ? En d’autres termes, Cléopâtre II avait-elle seulement un statut royal « honorifique » ou a-t-elle détenu un véritable pouvoir sur une partie de l’administration du royaume et/ou de l’armée lagide et pouvait-elle compter sur de solides groupes de partisans ? Même si aucune réponse définitive n’est possible en la matière, nous concluons à un véritable exercice du pouvoir par la reine, pour les raisons suivantes :
- lors de la 6e guerre de Syrie en 170-168, durant son règne conjoint avec Ptolémée VI entre 163 et 145, puis lors de l’accession au trône de Ptolémée VIII en 145, Cléopâtre II avait rempli des missions politiques, élaboré des stratégies avec des courtisans ou avec l’un ou l’autre de ses frères, placé ses partisans à des postes-clés ; conjointement à son partenaire royal, elle avait répondu à des requêtes, donné des ordres à des hauts fonctionnaires ou effectué des voyages en Égypte ; elle avait aussi assuré la gestion du royaume pendant que son partenaire était en campagne militaire36. Elle était donc familiarisée avec les affaires d’Égypte et avec la conduite du pays.
- Quelques éléments parlent en faveur d’un véritable exercice du pouvoir par la reine durant la guerre civile – tels le soutien probable que lui apporte le stratège de Thébaïde ou la nomination par la reine des prêtres du culte dynastique à Alexandrie. Certes, ces témoignages sont indirects et ténus, et nous n’avons pas la preuve effective que la reine a répondu à des requêtes émanant de sujets ou a donné des ordres à des officiers ou à des hauts fonctionnaires durant les années 132-128. Nous ne devrions pas pour autant en déduire que Cléopâtre II ne fut, durant la guerre civile, qu’un souverain fantoche, sans aucune responsabilité ni initiative politiques37. Notons en outre que pour tous les souverains lagides majeurs de sexe masculin, les Modernes admettent qu’à l’octroi du statut royal et du titre royal correspondait nécessairement l’exercice de l’autorité royale ; rien ne prouve qu’il en allait autrement pour un souverain lagide majeur de sexe féminin38.
Cléopâtre II durant la guerre civile : le témoignage des sources littéraires
Voyons maintenant ce que disent les sources littéraires du statut et du rôle de la reine durant la guerre civile. Les auteurs qui mentionnent Cléopâtre II dans ce contexte sont Diodore, Tite-Live, Valère Maxime, Flavius Josèphe, Justin (qui s’appuie sur des œuvres perdues de Trogue Pompée) et Orose. Ils s’échelonnent entre le Ier siècle av. J.-C. et le Ve s. ap. J.-C. et sont donc postérieurs de plusieurs siècles aux événements relatés.
Il convient de relever en premier lieu que toutes ces sources sont confuses à propos de la guerre civile. L’imbroglio porte à la fois sur les événements et sur les acteurs du drame :
- Plusieurs événements qui pourraient s’être déroulés pendant la guerre civile, soit lors du déclenchement de la guerre en 132, soit lors de la reprise d’Alexandrie par Ptolémée VII en 127, sont placés par les auteurs en 145, lors de la transition entre le règne de Ptolémée VI et celui de Ptolémée VIII39. Les Anciens ont voulu faire de cette transition un épisode de durée indéterminée, qui a mis le royaume et sa capitale à feu et à sang ; de leur côté, les papyrus montrent une transition rapide40, et on ne relève ni erreurs ni lacunes dans les protocoles de l’été 145, ce qui indique que la passation du pouvoir entre Ptolémée VI et Ptolémée VIII n’a eu aucune incidence sur l’administration du royaume. L’interpolation d’événements entre 132 et 145 s’explique peut-être par la volonté des auteurs antiques de discréditer la figure de Ptolémée VIII dès son arrivée sur le trône, à la mort de Ptoémée VI.
- Les membres de la famille royale victimes d’assassinats commandités par Ptolémée VIII ne sont pas toujours désignés de manière explicite. Justin – notre principale source à ce sujet – est particulièrement équivoque, comme le montre le passage ci-dessous :
« [...Ptolémée VIII] s’en va en exil en secret – par crainte d’un guet-apens – avec le fils qu’il avait eu de sa sœur, et avec son épouse [...]. Ensuite, il tue le fils aîné, qu’il avait fait venir de Cyrène, de peur que les Alexandrins ne le proclament roi contre lui. Alors le peuple abat ses statues et ses portraits. Estimant que cela avait été fait en faveur de sa sœur, il tue le fils qu’il en avait eu »41.
- Ce passage de Justin a suscité des débats parmi les Modernes qui ont longtemps pensé que les expressions « le fils qu’il avait eu de sa sœur » et « le fils aîné » correspondaient à un seul et même enfant : Ptolémée Memphite, issu du mariage entre Cléopâtre II et Ptolémée VIII. Cependant, W. Huss42 a conclu après une analyse attentive du passage de Justin que ces expressions désignaient deux individus différents : « le fils qu’il avait eu de sa sœur » était Ptolémée Memphite, tandis que « le fils aîné » était « Ptolémée A »43. Nous considérons que l’analyse de W. Huss est la plus convaincante parmi celles faites à ce jour car elle prend en considération tous les témoignages antiques disponibles.
Une fois ces défauts des sources signalés, nous pouvons examiner comment, dans chaque étape de la guerre, les auteurs grecs et latins présentent Cléopâtre II.
En 132 : la reine passive
A) Informations fournies par les sources littéraires
Dans tous les récits dont nous disposons pour le début de la guerre, le même schéma se répète : les acteurs et les moteurs de la guerre sont les Alexandrins et Ptolémée VIII. Les sources littéraires font état de l’exaspération grandisssante de la population d’Alexandrie contre Ptolémée VIII, dans la période 145-13244. Ensuite, les événements se précipitent. Les Alexandrins sont soupçonnés par Ptolémée VIII de vouloir proclamer roi Ptolémée A45 et de prendre le parti de Cléopâtre II46 ; ils abattent les statues et les portraits de Ptolémée VIII47, deviennent enragés contre le roi48, chassent ce dernier du trône49, incendient le palais et donnent le trône à Cléopâtre II50. Dès lors Ptolémée, chassé d’Alexandrie, s’enfuit secrètement à Chypre avec Cléopâtre III en emmenant Ptolémée Memphite51 ; il fait venir à Chypre depuis Cyrène le fils de Cléopâtre II – Ptolémée A, et le met à mort52 ; il tue ensuite Ptolémée Memphite, le démembre et envoie sa dépouille mutilée à Cléopâtre II53. Dans tous ces extraits, on relève la récurrence de verbes d’actions et de termes témoignant d’émotions paroxystiques (la crainte, la haine, la rage).
Face à ces deux camps qui se déchaînent, Cléopâtre II reste dans l’ombre, figure effacée, à peine mentionnée. Seul Diodore évoque l’hostilité de Cléopâtre II envers son frère mais sans détailler la cause de cette hostilité ni en analyser les effets54 ; de son côté, Justin rapporte que Ptolémée VIII pensait que les Alexandrins étaient favorables à Cléopâtre II, mais il n’indique pas sur quels indices le roi fondait cette opinion55. Les auteurs ne confèrent ainsi à Cléopâtre II aucune responsabilité directe – ni politique ni militaire – dans le déclenchement de la guerre civile. Ils ne lui confèrent pas davantage d’initiative politique pour faire face à la fuite du roi : Justin mentionne la crainte de Ptolémée VIII de voir Ptolémée A proclamé roi à sa place par les Alexandrins56 et Tite-Live affirme que ce sont les Alexandrins qui ont donné le trône à la reine57.
B) Analyse des informations livrées par les sources littéraires
Les bribes d’informations livrées par les sources littéraires laissent entendre que des mouvements d’opposition plus ou moins structurés s’étaient développés progressivement à partir des années 140-135, à Alexandrie et peut-être même au sein de la cour royale58. Ces mouvements visaient vraisemblablement à renverser Ptolémée VIII et à le remplacer par le fils survivant de Ptolémée VI et de Cléopâtre II, Ptolémée A. Il est impossible en revanche de savoir dans quelle mesure Cléopâtre II était informée des projets des opposants ; toutefois, les allusions de Tite-Live et de Justin au fait que les Alexandrins soutenaient Cléopâtre II donnent à penser que l’opposition avait pris langue avec la reine. J. D. Grainger affirme même que « the coup was organized by Kleopatra », mais sans étayer son hypothèse59. On peut imaginer également que le mariage de Ptolémée VIII avec Cléopâtre III en 141/0 et la naissance du futur Ptolémée IX, venu au monde entre 142 et 139, avaient créé des tensions entre Cléopâtre II et son frère-époux, car Cléopâtre II veillait à préserver les droits de ses fils (Ptolémée A ou Ptolémée Memphite) à la succession royale. Cependant, ces tensions ne sont absolument pas perceptibles dans la documentation papyrologique ou épigraphique dont on dispose pour les années 142-13260.
En 132/1 : la reine victime
A) Informations fournies par les sources littéraires
Dans l’embrasement qui marque le début de la guerre civile, les auteurs littéraires font de Cléopâtre une victime des excès de Ptolémée VIII : tandis qu’elle fêtait son anniversaire en banquetant avec sa cour, elle reçoit le corps démembré de Memphite et sombre dans la douleur ; elle prend alors le deuil, accompagnée par tout le palais, suscitant la compassion générale61.
Tandis que le roi et les Alexandrins sont dépeints dans l’action, Cléopâtre est cantonnée par les auteurs antiques au registre des émotions et limitée à l’espace domestique (fût-il un palais). Elle apparaît exclusivement comme une sœur maltraitée et une mère endeuillée. Sa réaction face au meurtre de Memphite est celle du repli sur elle-même et sur sa douleur. Selon les sources littéraires, la révolte et la réaction politique sont du ressort des Alexandrins, non de la reine. Enfin, les auteurs littéraires expliquent le geste meurtrier de Ptolémée VIII envers son propre fils, Ptolémée Memphite, par des motifs émotionnels : le tempérament cruel du roi et un désir de blesser sa sœur Cléopâtre II, qui lui témoignait de l’hostilité.
B) Analyse des informations livrées par les sources littéraires
Dans leur relation des événements de 132 et de 131, les auteurs littéraires ne font jamais allusion à un éventuel projet de la reine de constituer un règne conjoint avec l’un de ses fils, Ptolémée A ou Ptolémée Memphite. Pourtant, il ne fait aucun doute que c’est la perspective menaçante d’un tel règne conjoint qui a poussé Ptolémée VIII à assassiner d’abord son neveu adulte Ptolémée A, et ensuite son propre fils mineur, Ptolémée Memphite62. Le système du règne conjoint entre une reine et l’un de ses fils avait déjà été testé avec succès par la mère de Ptolémée VIII, Cléopâtre I, à la mort de son époux Ptolémée V63. Et le fait que Ptolémée Memphite a été assassiné par Ptolémée VIII juste avant sa majorité confirme la dimension politique de cette élimination brutale64.
En 130 ( ?) : la reine à la recherche d’un soutien masculin
A) Informations fournies par les sources littéraires
Le règne individuel de Cléopâtre II sur l’Égypte – attesté, comme on l’a vu, de manière indiscutable par les témoignages documentaires – est passé sous silence par les sources littéraires, à l’exception d’une allusion indirecte chez Justin. D’après cet auteur, « pressée par la guerre que lui faisait son frère », Cléopâtre cherche un appui auprès de Démétrios II, le roi séleucide qui avait épousé Cléopâtre Théa, la fille aînée de Cléopâtre II et de Ptolémée VI65. Justin situe cet appel à l’aide à la fin du deuil de Memphite, sans préciser la durée de ce temps rituel66. Dans ce passage, Justin montre pour une fois la reine prenant une initiative – elle envoie une ambassade à Démétrios – mais cette initiative est déclenchée par les manœuvres militaires dirigées par Ptolémée VIII. Selon l’auteur latin, la démarche de Cléopâtre II auprès de Démétrios ne relevait donc pas d’une stratégie politique préparée de longue date, mais d’une réaction de détresse face à une urgence. Notons également que si, dans ce passage, Justin reconnaît bien à Cléopâtre II un statut officiel – puisqu’elle est en mesure de donner des ordres à des ambassadeurs –, il ne lui confère pas le titre royal, alors qu’il le donne à Démétrios.
Dans un second passage, Justin évoque la réponse positive de Démétrios et livre une indication sur les objectifs de Cléopâtre II : elle aurait promis à Démétrios le trône d’Égypte en échange d’une aide militaire contre Ptolémée VIII67. Cette indication de Justin est extrêmement succincte : on ne sait s’il faut entendre que la reine prévoyait d’abdiquer au profit de Démétrios ou si elle avait un autre projet. Quoi qu’il en soit, grâce à la formulation ambiguë de l’auteur latin, le pouvoir royal lagide semble en passe d’échoir à nouveau à un homme.
B) Analyse des informations livrées par les sources littéraires
Si l’information de Justin concernant le projet de Cléopâtre de donner le trône à Démétrios est exacte, deux scénarios pouvaient avoir été envisagés par Cléopâtre II : soit établir un règne conjoint à deux avec Démétrios II, soit établir un règne conjoint à trois, avec Démétrios II et Cléopâtre Théa. En revanche, l’abdication de la reine au profit du seul Démétrios II – scénario qui semble sous-entendu par Justin – ne s’accorde pas avec la stratégie suivie par la reine depuis son accession au trône, en 170 : elle s’est toujours accrochée à celui-ci, parfois au prix de compromis douloureux (notamment lorsqu’en 145, elle a accepté d’épouser Ptolémée VIII et de renoncer à constituer un règne conjoint avec son fils mineur Ptolémée A, puis en 141/0 lorsqu’elle a accepté Cléopâtre III comme épouse principale de Ptolémée VIII et comme co-régnante)68. L’ambition personnelle de Cléopâtre II, que Justin fait mine d’ignorer, était bien réelle. F. Muccioli note en outre que Justin considère ici Cléopâtre Théa comme « piuttosto una protagonista passiva di quest’intesa tra Cleopatra II e Demetrio, a cui comunque doveva essere favorevole »69.
En 128/7 ( ?) : la reine en fuite
A) Informations fournies par les sources littéraires
La dernière allusion à Cléopâtre II dans le contexte de la guerre civile se trouve chez Justin :
« Quant au roi d’Égypte, Ptolémée, alors qu’en butte à l’attaque de Démétrios, il avait appris que sa sœur Cléopâtre s’était enfuie vers la Syrie auprès de sa fille et de son gendre Démétrios, avec toutes les richesses d’Égypte embarquées sur des navires [...]»70.
Selon Justin, Cléopâtre II abandonne donc l’Égypte à son sort et part avec le trésor royal pour se réfugier à la cour de Syrie. Il est difficile de dire si la formulation sobre de Justin trahit ou non une critique de l’auteur latin vis-à-vis du comportement de Cléopâtre II, qui pourrait être perçue ici comme lâche et avide.
B) Analyse des informations livrées par les sources littéraires
Dans le récit de Justin, le départ de la reine ne peut pas être interprété comme une stratégie politique de Cléopâtre II parce que l’historien passe sous silence la situation militaire contemporaine : il ne dit rien de la reconquête de la chôra égyptienne par Ptolémée VIII depuis 131/0, rien du fait que la reine devait impérativement éviter de se trouver prise au piège à Alexandrie, rien du siège mené par Ptolémée VIII contre la capitale en 127. Or ces éléments auraient permis d’expliquer la fuite de la reine et de lui donner un autre éclairage. Par ailleurs, si Cléopâtre II n’est évidemment pas partie d’Alexandrie sans emmener des richesses, notamment afin d’empêcher son frère d’en bénéficier à son retour dans la capitale, on notera qu’une partie du trésor royal lui appartenait en propre ; en effet, la reine percevait depuis des décennies à titre personnel le revenu de terres à blé qu’elle possédait dans le Fayoum et le revenu de la flottille commerciale qu’elle exploitait sur le Nil71.
En 127-124 : la reine absente
A) Informations fournies par les sources littéraires
Les auteurs littéraires ne s’intéressent absolument pas à Cléopâtre II durant les trois ans qui séparent sa fuite, vers 128/7, de son retour à Alexandrie en 124. Pourtant, certains auteurs traitent des événements qui se déroulent à cette période à la cour de Syrie où Cléopâtre II avait trouvé refuge.
Les mésaventures de Démétrios II, après l’accord conclu avec Cléopâtre II vers 129/8 peut-être (?), sont relatées par Flavius Josèphe :
« Ptolémée ayant envoyé Alexandre, dit Zabinas, à la tête d’une armée, une bataille eut lieu contre Démétrios et celui-ci, vaincu, s’enfuit à Ptolémaïs auprès de sa femme Cléopâtre (Théa) ; mais sa femme ayant refusé de le recevoir, il partit pour Tyr, fut pris et mourut après de longues souffrances que lui firent subir ses ennemis »72.
On retient du récit de Flavius Josèphe le fait que Cléopâtre Théa a refusé d’accueillir son époux vaincu dans le palais royal de Ptolémaïs-Aké. Justin confirme cette information de façon succincte : « (Démétrios) est même, à la fin, quitté par son épouse et par ses fils »73.
B) Analyse des informations livrées par les sources littéraires
De longs débats ont opposé les spécialistes sur la chronologie et la durée de la campagne de Démétrios II contre Zabinas, entre 128 et 126, car cette campagne ne s’est pas jouée sur une bataille mais sur une conquête progressive des villes importantes (Antioche, Laodicée-sur-mer, Apamée, Tyr, Sidon, etc.) par Zabinas74.
Ni Flavius Josèphe ni Justin ne commentent le refus de Cléopâtre Théa d’accueillir son époux vaincu à Ptolémaïs. K. Ehling suppose que la reine n’avait pas interdit à son époux de faire halte à Ptolémaïs avant de s’embarquer pour Tyr, mais s’était opposée à ce qu’il s’y installe durablement75. Le refus de Cléopâtre Théa s’explique dès lors qu’on le met en relation avec ses ambitions personnelles : dès 128 déjà, elle avait peut-être constitué à Antioche un bref règne conjoint avec un de ses fils, éventuellement son fils cadet, Antiochos VIII Grypos76 ; en 126/5, elle fait frapper des monnaies à Ptolémaïs, en son nom propre77 ; après avoir éliminé Séleucos V, le fils qu’elle avait eu de Démétrios II, elle constitue finalement un règne conjoint avec son fils cadet, Antiochos VIII Grypos, dès 126/5 et jusqu’en 121/078. Ainsi Cléopâtre Théa apparaît vers 126, pour reprendre les termes de F. Muccioli comme « une regina che prende sempre più in mano la situazione »79.
En outre, il faut se souvenir qu’à la date où se situe cet épisode – vers 126 probablement – Cléopâtre II se trouvait auprès de Cléopâtre Théa. On peut donc se demander si Cléopâtre II n’a pas joué un rôle dans l’attitude négative de Cléopâtre Théa vis-à-vis de Démétrios II80, parce que la mère et la fille avaient élaboré de concert à cette période une stratégie de rapprochement entre l’Égypte et la Syrie, une stratégie dans laquelle Démétrios II vaincu n’avait aucune place.
En 124 : la reine réconciliée avec son frère
A) Informations fournies par les sources littéraires
Des réflexions, stratégies et manœuvres politico-diplomatiques échafaudées à la cour de Syrie et à la cour d’Alexandrie entre 126/5 et 124, les auteurs littéraires ne disent pas un mot. Et c’est seulement incidemment, au détour d’une phrase, que l’on apprend chez Justin la réconciliation entre Ptolémée VIII et Cléopâtre II81. Non seulement Justin ne dit pas explicitement que cette réconciliation marquait la fin de la guerre civile en Égypte, mais il ne dit pas non plus que la reine est rentrée ensuite à Alexandrie pour former un nouveau trio royal avec Ptolémée VIII et Cléopâtre III.
S’il ne s’attarde pas sur le retour de Cléopâtre II en Égypte, Justin détaille en revanche les relations nouvellement nouées entre l’Égypte et la Syrie82 : aide militaire au roi séleucide Antiochos VIII Grypos pour lutter contre Alexandre Zabinas et mariage entre Cléopâtre Tryphaina – fille de Ptolémée VIII et de Cléopâtre III – et Grypos. Cependant, dans le récit de Justin, les acteurs de la négociation et de l’accord lagido-séleucides sont des hommes : le roi Ptolémée VIII et le roi Antiochos Grypos. L’auteur latin ne donne de rôle politique explicite à aucune représentante de la gent féminine, pas même à la puissante reine séleucide Cléopâtre Théa.
B) Analyse des informations livrées par les sources littéraires
Les protocoles sur papyrus témoignent du retour de Cléopâtre II sur le trône d’Égypte, à partir du 25 janvier 12483, et indiquent que la reine retrouve dans le trio la position hiérarchique qu’elle occupait avant la guerre : en deuxième position, derrière le roi et devant Cléopâtre III.
Peut-on tirer du récit de Justin quelque indice permettant d’expliquer le retour de Cléopâtre II sur le trône d’Égypte ? En lisant entre les lignes, la succession des événements se laisse deviner comme suit : Alexandre Zabinas, dont les troupes tenaient une partie du royaume séleucide depuis 126 et stationnaient peut-être à proximité de la frontière avec l’Égypte, constituait une menace pour Ptolémée VIII, affaibli par la guerre civile et par le siège d’Alexandrie. Zabinas et ses troupes constituaient une menace plus importante encore pour les nouveaux souverains séleucides légitimes, Cléopâtre Théa et son fils Antiochos Grypos. J. D. Grainger envisage une menace supplémentaire : la levée d’une armée de mercenaires par Cléopâtre II pour marcher contre Ptolémée VIII84. Les intérêts de la Syrie et de l’Égypte de Ptolémée VIII convergaient donc étroitement, justifiant l’ouverture de négociations entre Lagides et Séleucides, sans doute dès 126/5. Ces négociations débouchèrent sur un accord visant à garantir la sécurité et la stabilité des deux royaumes à travers une alliance militaire, complétée par un mariage.
Toutefois, puisque Justin place la réconciliation entre Ptolémée VIII et Cléopâtre II au début de son récit sur l’accord entre Lagides et Séleucides, cela signifie que cette réconciliation n’était pas une conséquence marginale de l’accord passé entre Lagides et Séleucides, mais au contraire qu’elle en constituait l’une des clauses principales. Partant de ce constat, il est tentant de supposer que Cléopâtre II avait pris une part active aux négociations entre Lagides et Séleucides. On pourrait d’ailleurs trouver une trace de l’intervention de la reine dans la tournure utilisée par Justin – reconciliata sororis gratia85 –, qui fait de Cléopâtre II l’élément moteur de la réconciliation.
Bilan sur les témoignages littéraires relatifs à la guerre civile
Au terme de cet examen des sources littéraires sur le rôle de Cléopâtre II durant la guerre civile, force est de constater que dans ces récits, les non-dits et les lacunes dominent. Cela signifie que chaque épisode de la guerre rapporté par les auteurs antiques exige d’être décodé et analysé sous l’angle historique en s’appuyant, d’une part, sur les informations transmises par les sources documentaires contemporaines et, d’autre part, sur des exemples antérieurs de tensions politiques et d’innovations institutionnelles qui ont permis à des reines lagides d’accroître ou de garantir leur participation au pouvoir86. Nous tentons cet exercice de décodage dans le tableau ci-dessous.
Présentation du rôle de la reine selon les sources littéraires | Présentation du rôle de Cléopâtre II et de Ptolémée VIII selon les sources documentaires | Analyse historique du rôle de la reine |
Hostilité de Cléopâtre II envers Ptolémée VIII | Interruption des protocoles aux noms des trois souverains | Contacts probables entre Cléopâtre II et des groupes hostiles à Ptolémée VIII, désireux de chasser le roi du trône ; éventuel soutien de la reine à ces groupes |
Assassinat successif des deux fils de Cléopâtre II par Ptolémée VIII | Probable projet de Cléopâtre de former un règne conjoint avec l’un de ses fils | |
Les Alexandrins envisagent de donner le trône au fils aîné de Cléopâtre II | Projet de règne conjoint entre Cléopâtre II et son fils adulte, Ptolémée A, avec l’aval des Alexandrins | |
Les Alexandrins donnent le trône à Cléopâtre II | Protocole pour la reine seule ; épithète du culte dynastique créée pour la reine seule ; établissement d’un comput des années de règne pour Cléopâtre II seule, à Alexandrie et en Haute Égypte | Instauration d’un règne individuel par Cléopâtre II, probablement comme solution de dernier recours après l’assassinat de ses deux fils, et avec l’aval des Alexandrins |
Appel au secours de la reine à Démétrios et promesse de lui donner le trône d’Égypte en échange d’une aide militaire | Perte progressive des villes de Haute Égypte par Cléopâtre II | Projet de règne conjoint entre Cléopâtre II et Démétrios, ou éventuellement de règne à trois entre Cléopâtre II, Démétrios et Cléopâtre Théa |
Fuite de la reine en Syrie | Alexandrie est assiégée et reconquise par les forces de Ptolémée VIII ; protocoles aux noms de Ptolémée VIII et de son épouse Cléopâtre III | Recherche par Cléopâtre II d’une nouvelle alliée en la personne de la reine de Syrie, sa fille Cléopâtre Théa |
Réconciliation entre Ptolémée VIII et sa sœur | Rétablissement des protocoles aux noms des trois souverains ; reprise par Cléopâtre II de l’épithète de Ptolémée VIII dans le culte dynastique | Etablissement d’un accord négocié entre Lagides et Séleucides comprenant une alliance militaire, un mariage inter-dynastique et le retour de Cléopâtre II sur le trône d’Égypte. Participation probable de Cléopâtre II à l’élaboration de l’accord |
Sur la base du Tableau I, la dichotomie entre les sources littéraires et les sources documentaires concernant le rôle de la reine Cléopâtre II durant la guerre civile apparaît nettement :
- Selon les sources documentaires contemporaines des faits, la reine disposait durant les premières années de la guerre d’un statut institutionnel indiscutable ; elle était reconnue comme unique souveraine dans quelques quelques villes du royaume et à Alexandrie. Des indices laissent penser qu’elle avait des soutiens militaires, notamment en Thébaïde, et qu’elle a exercé ses prérogatives royales en nommant les prêtres du culte dynastique. En outre, sa présence continue sur le trône en tant que membre d’un règne conjoint de 170 à 132 l’avait familiarisée avec la gestion et la direction du royaume et avait aiguisé ses ambitions politiques.
- Selon les sources littéraires postérieures aux faits – qu’il s’agisse de Diodore, de Tite-Live, de Valère Maxime, de Justin ou d’Orose –, la reine était une victime passive de Ptolémée VIII ; aucun de ces auteurs ne lui reconnaît explicitement de rôle politique ni ne lui prête des intentions et des ambitions politiques. Alors qu’un examen du Tableau I (colonne de gauche) révèle que tous les actes attribués au roi Ptolémée VIII ou aux Alexandrins peuvent être compris – lorsqu’ils sont mis en regard de la colonne de droite du Tableau I – comme des conséquences de décisions prises par Cléopâtre II ou auxquelles elle était associée, les auteurs antiques n’évoquent jamais explicitement ces initiatives ; on ne les devine que par l’effet que ces intitiatives ont eu sur les acteurs masculins des événements.
Comment expliquer le caractère orienté de tous les témoignages littéraires concernant le rôle politique de Cléopâtre II durant la guerre civile ? Faut-il attribuer la paternité de cette vision partiale à une unique source hellénistique, dont se seraient inspirés tous les historiens postérieurs ?
À ces interrogations, la Quellenforschung offre quelques éléments de réponse et surtout beaucoup d’incertitudes.
On admet ainsi que, pour les affaires du monde grec, Orose s’est essentiellement fié à Tite-Live et à Justin87. Valère Maxime paraît également avoir largement suivi Tite-Live88. Toutefois, Tite-Live ne mentionne que Polybe parmi ses devanciers hellénistiques ; dès lors, comme le récit de Polybe n’allait pas au-delà de 146 av. J.-C., il nous est impossible de savoir chez qui Tite-Live a puisé ses informations sur la guerre civile égyptienne de 132-124 av. J.-C.89.
En ce qui concerne Justin, son abrégé des Historiae Philippicae de Trogue Pompée soulève de nombreuses questions : premièrement, la date attribuée à cet abrégé fluctue entre le milieu du IIe s. et la fin du IVe s. ap. J.-C.90 ; en second lieu, il est admis désormais que Justin ne s’est pas contenté de résumer servilement Trogue Pompée, mais nous peinons à mesurer la nature et l’étendue des apports personnels de Justin91 ; troisièmement, la période d’activité de Trogue Pompée a suscité des discussions parmi les Modernes, même si la majorité d’entre eux le voit comme un auteur d’époque augustéenne92 ; enfin, selon les plus récentes études sur la question, il paraît vain de chercher à identifier la ou les source(s) hellénistique(s) utilisées par Trogue Pompée, dont on ne connaît l’œuvre que par le résumé élaboré par Justin93.
Quant à Diodore, ses informateurs antérieurs sont nombreux et bien identifiés pour certains livres, mais il n’en nomme aucun dans les fragments qui nous sont parvenus des livres 34/35 où est consigné le récit de la guerre entre Ptolémée VIII et Cléopâtre II94.
De ce survol, on conclut que les sources littéraires d’époque romaine traitant de la guerre civile égyptienne s’appuient de manière indirecte sur des sources hellénistiques mais que, malheureusement, l’identification de ces sources hellénistiques est impossible. Néanmoins, on doit probablement admettre que ces sources hellénistiques étaient multiples, même si le débat reste ouvert à ce propos. D’ailleurs, les anecdotes relatives à la guerre civile égyptienne et à sa chronologie, ainsi que le télescopage d’événements appartenant soit à la succession entre Ptolémée VI et Ptolémée VIII en 145, soit au début de la guerre civile en 132/1, soit à la reprise d’Alexandrie par Ptolémée VIII en 127, diffèrent passablement selon Diodore, selon la tradition livienne, ou selon la tradition de Trogue Pompée/Justin95 ; cela conforte, à notre avis, l’hypothèse de la pluralité des sources d’information primaires relatives à la guerre civile.
Par conséquent, la concordance des auteurs antiques sur le rôle essentiellement passif de Cléopâtre II et leur désaccord généralisé sur ce point avec les informations livrées par les sources documentaires ne peuvent probablement pas être imputés à l’existence d’une source hellénistique unique, commune à tous les récits.
Comment peut-on alors expliquer le décalage entre les indications fournies par les sources documentaires et celles fournies par les sources littéraires ?
La principale clé d’analyse réside, de notre point de vue, dans le caractère stéréotypé des comportements attribués aux différents protagonistes. Ainsi, la population d’Alexandrie est régulièrement décrite dans les sources littéraires antiques comme impulsive, versatile et violente, tandis que les rois lagides – à partir de Ptolémée IV – sont montrés comme débauchés, cruels et inaptes au pouvoir ; les reines, pour leur part, sont tantôt des épouses victimes d’un mari dépravé, tantôt des mères abusives, corrompues par le pouvoir. Bon nombre de ces topoi se rencontrent chez Polybe96, dont l’influence sur les auteurs postérieurs est grande. De son côté, Justin a pour habitude de ne présenter sous un angle positif que les femmes de rang royal qui suivaient les codes attachés à leur sexe, c’est-à-dire les filles et les épouses de rois qui respectaient l’autorité masculine, quitte à être victimes des hommes de leur entourage97. Dès lors, on constate que dans les récits littéraires sur la guerre civile égyptienne de 132-124, aussi bien le comportement des Alexandrins que celui de Ptolémée VIII et de Cléopâtre II obéissent largement à ces schémas comportementaux codifiés, ce qui rend sujette à caution une bonne partie des informations que fournissent ces récits.
Cependant, le recours par les auteurs littéraires à des topoi identifiables n’est pas dénué d’intérêt, car cela nous permet de repérer a contrario certains protagonistes qui détonent, ou qui innovent, en regard des schémas de comportement attendus.
- Il en est ainsi de la mention – chez Tite-Live, chez Diodore et chez Justin – de la reine Cléopâtre II dans le récit des hostilités qui marquent le début de la guerre. Cette mention dans un contexte de soulèvement populaire ne répond vraisemblablement à aucun topos littéraire. Une étude comparative de tous les récits littéraires de révoltes – à Alexandrie ou ailleurs dans le monde hellénistique – devrait être menée pour confirmer le caractère inhabituel de l’évocation d’une reine dans un tel cadre, mais il nous semble voir ici un indice de l’implication effective de Cléopâtre II dans les événements de 132.
- L’évocation de la reine par plusieurs auteurs dans leur récit des événements de 132 contraste d’ailleurs avec le silence de ces mêmes auteurs à propos du rôle politique confié à Cléopâtre I, la mère de Cléopâtre II, à la mort de Ptolémée V en 180. Les sources documentaires attestent sans l’ombre d’un doute qu’entre 180 et 177, l’Égypte fut dirigée par un tandem royal composé de Cléopâtre I et de son fils mineur Ptolémée VI, que Cléopâtre I a occupé la position hiérarchique dominante de ce tandem et qu’elle a dirigé le royaume à l’instar d’un souverain masculin en répondant à des requêtes et en rendant des décisions de justice, ou encore en faisant frapper monnaie98. Les sources littéraires en revanche ne font aucunement état de ce règne conjoint et ne disent rien des affaires d’Égypte entre la mort de Ptolémée V en 180 et la mort de Cléopâtre I en 17799. Les modestes allusions à l’implication de Cléopâtre II dans la guerre civile trahissent donc peut-être une première forme de reconnaissance par les auteurs littéraires du fait qu’en Égypte, à partir du IIe s. av. J.-C., les reines avaient acquis un certain poids politique.
- De même, le quasi-silence de Justin sur les actions politiques de Cléopâtre II entre 132 et 127, son choix de la montrer essentiellement confinée dans son palais et murée dans sa douleur de mère endeuillée, peuvent être interprétés comme un procédé littéraire qui aurait permis à l’auteur latin de ne pas déroger à son principe de traiter de manière positive les seules reines soumises à l’autorité masculine, tout en reconnaissant la prise de pouvoir de Cléopâtre II mais en s’abstenant de la critiquer. Le fait que Justin ne fasse état d’une initiative politique de Cléopâtre II qu’au moment où celle-ci cherche du secours auprès d’un homme, Démétrios II, conforte cette interprétation. Justin (ou est-ce Trogue Pompée lui-même ?) aurait ainsi cherché à concilier une conception étroite du rôle royal féminin – nécessairement soumis aux volontés d’un roi – avec une certaine tolérance envers le cas particulier de Cléopâtre II, contrainte de se positionner face aux abus répétés de son frère-époux Ptolémée VIII, un roi que Justin et/ou Trogue Pompée jugeai(en)t très sévèrement.
Il nous semble ainsi qu’en lisant entre les lignes, on peut déceler quelques tentatives des auteurs littéraires de faire coïncider la réalité historique – attestée par les sources documentaires à notre disposition – avec des stéréotypes et des codes comportementaux assignés aux femmes.
Conclusion
Le statut institutionnel de Cléopâtre II durant la guerre civile est reflété par les témoignages documentaires contemporains : selon les papyrus et les ostraca, la reine a régné seule sur une partie du royaume lagide, pendant plusieurs mois. Son action politique durant cette période est difficile à évaluer mais un faisceau d’indices nous conduit à penser qu’elle a exercé concrètement le pouvoir. Défaite militairement et contrainte à l’exil en Syrie, elle a su rebondir et trouver un stratagème pour revenir sur le trône.
Pour leur part, les auteurs antiques ont élaboré un portrait plus ou moins fictif de la reine durant ces événements troublés. La figure littéraire de la reine correspond en grande partie à des stéréotypes comportementaux féminins d’époque romaine, que l’on peut résumer ainsi : limitation du rôle public de la femme, soumission aux décisions masculines, absence d’ambitions politiques. Le pouvoir acquis par Cléopâtre II durant la guerre civile – un pouvoir féminin suprême et unique, accepté de facto par une partie des sujet lagides – représentait une importante dérogation à la norme sociale et politique des Romains. Les auteurs littéraires d’époque romaine se sont donc efforcés de minimiser le rôle et le pouvoir de la reine, mais sans toutefois les effacer complètement.