Des femmes poètes à Rome il ne subsiste que quelques textes de Sulpicia, qui était sans doute la fille ou la petite-fille du juriste Servius Rufus Sulpicius, consul en 51 av. J.-C., et la nièce de Marcus Valerius Messala Corvinus. Toutefois il a fallu des siècles avant que les lecteurs modernes ne lui attribuent ces poèmes, rassemblés avec ceux d’autres auteurs dans le livre 3 du Corpus Tibullianum. Dans son commentaire au Corpus Tibullianum (1755), Christian Gottlob Heyne est le premier à avoir évoqué une Sulpicia vivant à l’époque augustéenne en proposant de lui imputer les élégies 9 et 11 et les épigrammes 13, 14, 16, 17 et 181, les textes restants étant considérés comme le fait d’un autre poète. L’idée fut reprise par Otto Gruppe dans sa Römische Elegie (1838), mais il répartit autrement les poèmes du cycle sulpicien en assignant les élégies 8-12 et l’épigramme 13 au poète inconnu (désigné sous le nom d’auctor de Sulpicia ou d’ amicus Sulpiciae) et les épigrammes 14-18 à Sulpicia. Les raisons de ce choix étaient purement stylistiques, quoique sous-tendues par ses convictions sur les capacités respectives des deux sexes. Gruppe attribue à Sulpicia des textes courts qu’il assimile à des « billets », à son avis typiquement féminins, qui retraceraient les événements réels d’une histoire d’amour, limitant ainsi leur intérêt à une valeur documentaire. S’il excepte l’épigramme 13, c’est en raison de l’immoralité de ce texte, incompatible avec l’idée qu’il se fait d’une jeune fille2. Cette répartition, qui n’est pas autrement fondée, a été généralement acceptée et reprise d’un critique à un autre, à une exception près. L’épigramme 13 est, à présent, exceptée du lot, en raison de l’évolution des opinions sur les mœurs et du développement des études de genre. Les quelques critiques qui ont contesté la proposition de Gruppe ont suggéré soit d’attribuer l’ensemble du cycle à un seul auteur (Sulpicia3 ou un poète masculin inconnu4), soit d’attribuer aussi à Sulpicia les élégies 9 et 11, écrites à la première personne comme les épigrammes 13-185. Sans discuter ici ces différentes positions ni tenter de justifier mon propre choix, j’indique seulement que je me situe dans la ligne des études menées par les critiques féministes, qui considèrent Sulpicia comme engagée, à l’instar de ses alter egos masculins, dans des rapports intertextuels avec ses contemporains6. En étudiant ces relations intertextuelles pour ce qui est de l’épigramme 13, je voudrais montrer comment la poésie de Sulpicia peut contribuer, elle aussi, à préciser la façon dont Gallus a été lu et utilisé par ses successeurs élégiaques. Sa particularité étant qu’il s’agit d’une réception féminine des Amores, j’essayerai d’analyser les effets qu’induit cette transposition de l’élégie au féminin à la fois sur les motifs galliens dont Sulpicia déplace la perspective, et sur le dialogue qu’elle mène avec ses contemporains, notamment avec Properce et Virgile. Je terminerai sur deux réceptions de ce texte, la première chez l’ amicus dans l’élégie 3.8, la seconde chez Ovide dans l’ Héroïde 4, qui témoignent des types d’accueil et de réponse suscités par cet audacieux poème d’ouverture.
Tandem uenit amor : une variation sur des textes des Amores ?
Tandem uenit amor, qualem texisse pudori
quam nudasse alicui sit mihi fama magis.
Exorata meis illum Cytherea Camenis
att ulit in nostrum deposuitque sinum.
Exsoluit promissa Venus : mea gaudia narret,
dicetur si quis non habuisse sua.
Non ego signatis quicquem mandare tabellis,
ne legat id nemo quam meus ante, uelim,
sed peccasse iuuat, uultus componere famae
taedet : cum digno digna fuisse ferar.
Prenons les deux premiers vers : « Enfin est venu l’amour tel que la réputation de l’avoir caché serait pour moi davantage une source de honte que celle de l’avoir dévoilé à quelqu’un »7. Les trois premiers mots tandem uenit Amor me semblent combiner ingénieusement deux allusions aux Amores. Je commencerai par Venit amor. L’expression est assez proche, dans sa forme, de uincit Amor, qui apparemment a été, avec ce temps ou avec un autre, une iunctura gallienne célèbre. Comme l’a relevé Francis Cairns8, on trouve plusieurs variations sur cette expression chez Virgile et les élégiaques avec uincet, uincitur, uicerat, uincat et uinceret. Outre la construction de l’expression : Amor précédé d’un verbe9, il y a une autre raison pour rapprocher uenit Amor et uincit Amor. Venire et uincere font partie des étymologies de Vénus, transmises par Varron, dont on trouve des échos chez les poètes élégiaques10. J’ai, dans un précédent article sur la réception d’Empédocle dans la poésie latine11, soutenu l’hypothèse que Gallus les avait préalablement utilisées, en les reprenant de Lucrèce. Comme David Sedley12 et d’autres l’ont mis en évidence, le début du De rerum natura est jalonné de renvois à Empédocle. L’interprétation proposée par Lucrèce du principe cosmologique empédocléen de l’amour, qu’il assimile à Vénus, a, entre autres, pour particularité une utilisation de plusieurs étymologies romaines de la déesse. Dans les premiers vers, Lucrèce fait allusion aux étymologies uis, uenire, uincere, uincire, en évoquant la « force » (ui, 14) de Vénus, qui, quand elle « vient » (aduentum, 7), met en mouvement tous les êtres de l’univers, et « vainc » (deuictus, 34) Mars, qui se jette dans ses bras (in gremium, 33) et qu’elle lie à elle (uincire) « en l’entourant par-dessus de son corps sacré, alors qu’il est allongé » (recumbantem corpore sancto circumfusa super, 38-9). Ce passage, tout comme les analyses critiques de la passion amoureuse que Lucrèce développe au livre 4 en réutilisant, en partie, cette grille mythologique, a joué un rôle générateur dans l’invention du genre élégiaque. Sans résumer mon argumentation, j’en redonnerai seulement une des conclusions. Il est probable que le fondateur du genre élégiaque ait repris du De Rerum natura non seulement l’exemplum des amours de Mars et de Vénus13 et des motifs comme le furor, l’absence de remèdes à l’amour ou les liens érotiques14, mais aussi certains des jeux étymologiques exploités par Lucrèce (en particulier, uincere et uincire), et que ce soit pour renvoyer (aussi) au fondateur du genre que les élégiaques les ont, à leur tour, utilisés. J’ajoute un argument en faveur de l’hypothèse que uenire faisait partie des étymologies reprises par Gallus. On trouve, à trois reprises, l’expression uenit amor chez d’autres élégiaques que Sulpicia, ce qui laisse supposer une source commune. C’est un cas de figure où on conclut généralement que l’expression remonte au fondateur du genre, sans exclure la possibilité que les poètes élégiaques qui l’emploient renvoient à la fois à Gallus et à l’un ou à l’autre d’entre deux. Properce utilise uenit amor une première fois au dernier vers de l’élégie 1.7 : saepe uenit magno faenore tardus Amor15 (« souvent quand l’Amour est lent à venir, il se fait payer en prenant un gros intérêt », 26). Comme chez Sulpicia avec tandem, uenit amor est ici précédé d’un adverbe de temps, saepe. Properce utilise aussi uenit amor avec un adverbe au comparatif, acrius dans l’élégie 2.3 : ...Ei mihi, si quis, / acrius ut moriar, uenerit alter amor (« ... hélas pour moi, si quelque autre amour venait plus ardemment de sorte que j’en meure », 45-6). On retrouve la même association entre des adverbes au comparatif et uenit amor dans l’ Héroïde 4 : uenit amor grauius, quo serius... (« L’amour est venu avec d’autant plus de poids qu’il est venu plus tard », 19).
Sulpicia a fait précéder son uenit amor d’un adverbe tandem, qui, me semble-t-il, est, lui aussi, repris des Amores. Il renvoie sans doute à deux vers de Gallus conservés dans le papyrus trouvé à Qaṣr Ibrîm, qui sont devenus célèbres, si l’on en juge par leurs variations dans la poésie latine16 : tandem fecerunt c(ar)mina Musae / quae possem domina deicere digna mea17 (« ... enfin les/mes Muses ont composé des chants que je puisse chanter parce qu’ils sont dignes de ma maîtresse », 6-7). Dans les Amores, cette déclaration était apparemment à replacer dans le contexte du seruitium amoris, que Gallus a, entre autres, conçu sous la forme de l’écriture de carmina visant à conquérir ou reconquérir sa puella. Dans l’épigramme 13, l’allusion, par le biais de l’expression tandem, au pouvoir des Muses galliennes fonctionne comme une annonce des vers 3-4 où Sulpicia attribue à la puissance de ses Camènes le geste de Vénus : exorata meis ... Camenis (« fléchie par mes Camènes », 3). Il est vraisemblable, comme certains critiques l’ont proposé, que cette expression renvoie à un texte, écrit aussi par une femme, qui met en scène le même genre de pouvoir poétique : l’Ode à Aphrodite de Sappho18. Dans cette ode, Sappho se représente en effet en train d’« implorer avec succès l’aide de la déesse », qui lui garantit alors la « venue » de sa bien-aimée. Ce qui va dans le sens d’une allusion au poème de Sappho est que Sulpicia évoque les mêmes circonstances : Vénus a été fléchie par ses vers et la déesse a accompli ses promesses (exsoluit promissa) en lui assurant le succès en amour. Toutefois la situation décrite par Sulpicia ne correspond pas à la promesse d’Aphrodite à Sappho : καì γὰρ αἰ φεύγει, ταχέως διώξει, 21) (« car celle qui te fuit, promptement te poursuivra »), mais à la scène décrite par Lucrèce. La phrase Cytherea [...] in nostrum deposuitque sinum (« Cythérée [...] l’a déposé dans nos bras », 3-4) évoque exactement la position que Lucrèce attribue au dieu dans De rerum natura : in gremium qui saepe tuum se / reicit, aeterno deuictus uolnere amoris (« qui souvent se jette en arrière dans tes bras, vaincu par la blessure éternelle de l’amour », 33-4). Le mot sinus est, selon Adams19, un équivalent de gremium. La substitution d’in sinum à in gremium me semble pouvoir s’expliquer aussi par un précédent gallien. Qu’il s’agisse d’un mot utilisé par Gallus semble probable du fait que Properce utilise l’expression in sinum (pour décrire la même position dans les bras d’une puella) dans un passage de l’élégie 3.4, clairement conçu comme une variation sur la strophe b du papyrus de Qaṣr Ibrîm20. L’emploi d’expressions similaires (in sinu, in sinus) chez les autres élégiaques, Sulpicia comprise, appuie cette hypothèse d’un précédent gallien. Mais cela n’exclut pas, comme je l’ai rappelé plus haut à propos de uenit amor, la possibilité de renvois des uns aux autres21. Si l’on admet que Gallus avait utilisé comme exemplum les amours de Mars et de Vénus en faisant référence à la scène homérico-lucrétienne, comme on peut le supposer à partir des allusions à ces amours chez ses successeurs, mais aussi chez Virgile dans le contexte reconnu comme gallien de la fin des Géorgiques 422, on peut en conclure que, comme pour tandem uenit amor, Sulpicia aurait combiné deux renvois à Gallus en reprenant in sinum (à propos d’un amant enlacé) dans le contexte d’une situation ouvertement inspirée des amours de Mars et de Vénus23.
Le début de l’élégie 8 de l’ amicus me semble susceptible de conforter cette hypothèse. On considère que ce poète inconnu de nous a conçu ses textes comme des hommages avec variations sur les épigrammes de Sulpicia24. Aussi peut-on les utiliser à la fois en tant que témoins de la lecture que des contemporains ont faite de ses textes, et comme révélateurs des intentions de la poétesse qu’ils ont perçues et pu vouloir rendre explicites. Or que trouve dans l’incipit de ce texte qui est le pendant de l’épigramme 13 ? Une évocation d’une « venue » de Mars auprès de Sulpicia, venue dont Vénus ne s’offusquera pas :
Sulpicia est tibi culta tuis, Mars magne, kalendis ;
spectatum e caelo, si sapis, ipse ueni ;
Hoc Venus ignoscet ; at tu, uiolente, caueto
ne tibi miranti turpiter arma cadant :
illius ex oculis, cum uult exurere diuos,
accendit geminas lampadas acer Amor.
Sulpicia s’est parée pour tes calendes, puissant Mars ; pour la voir, si tu es sage, viens toi-même du ciel. Vénus te le pardonnera ; mais, toi qui es impétueux, prends garde que tes armes ne tombent de tes mains honteusement sous l’effet de l’admiration : c’est à ses yeux, quand il veut enflammer les dieux, que l’ardent Amour allume ses deux torches (1-6).
Dans ces six vers, l’ amicus semble rebattre les cartes de l’épigramme 13. Les protagonistes sont les mêmes ou presque : Vénus, Sulpicia et un personnage masculin conquis (Cerinthus) ou susceptible de l’être (Mars). Comme Sulpicia, l’ amicus joue avec la scène érotique du De rerum natura, ce qu’il signale par une série d’allusions aux étymologies de Vénus utilisées par Lucrèce. Il surenchérit sur le texte de Sulpicia, qui n’utilise explicitement qu’une de ces étymologies (uenire), tout en l’édulcorant : l’union érotique est remplacée par de l’admiration (caueto / ne tibi miranti turpiter arma cadant). Aucune allusion n’est par ailleurs faite à Cerinthus dans l’élégie 3.8. L’ amicus surenchérit aussi sur le texte du De rerum natura. Il reprend trois de ses étymologies : uenire (ueni, 2), uis (uiolente, 3) et uincere (sous l’aspect d’une image : le dieu laisse tomber ses armes) et en ajoute deux autres : uenia, suggérée par l’expression hoc Venus ignoscet (« Vénus te le pardonnera », 3, ce qui suppose que la déesse est, comme dans l’épigramme de Sulpicia, bienveillante) et ueneror (comptis est ueneranda comis, « si elle les (ses cheveux) a coiffés, elle mérite le respect », 10).
Pour en terminer avec les cinq premiers vers de l’épigramme 13, je reviens sur un terme que j’ai laissé de côté : Cytherea. Employé une fois chez Sappho (frg. 152 Reinach), le nom Cytherea est utilisé six fois par Virgile dans l’Énéide (1.257 ; 657 ; 4.128 ; 5.800 ; 7.523 ; 615), une fois chez Horace (Carm. 3.12.4), et une seule fois chez Properce (2.14)25. Mais chez ce dernier, le contexte est le même que dans l’épigramme 3.13 : une nuit d’amour, que le poète doit à la faveur de la déesse. Comme Sulpicia, Properce non seulement utilise le nom grec de Cytherea, mais renvoie à une des étymologies de Vénus : uincere :
Haec mihi deuictis potior uictoria Parthis,
haec spolia, haec reges, haec mihi currus erunt.
Magna ego dona tua figam, Cytherea, columna,
taleque sub nostro nomine carmen erit :
Has pono ante tuas tibi, diva, Propertius aedem
exvvias, tota nocte receptus amans.
Cette victoire est pour moi préférable à celle obtenue sur les Parthes complètement vaincus, voilà mon butin, voilà mes rois, voilà mon char de combat. Ce sont de grands dons que je fixerai à ta colonne, Cythérée, et tels seront les vers écrits sous mon nom : « voilà le butin que je dépose, moi, Properce, devant ton temple, ô déesse, après avoir été accueilli toute une nuit en amant » (23-8).
Le geste de reconnaissance projeté par Properce me semble à interpréter comme un renvoi, avec adaptation personnelle, à la fin de la strophe b du papyrus de Qaṣr Ibrîm : postque tuum reditum multorum templa deorum / fixa legam spoleis deiuitiora tueis (« quand je lirai qu’après ton retour les temples de beaucoup de dieux se seront enrichis parce que tes trophées y auront été accrochés » 4-5). Dans ces vers, Gallus évoque les trophées qui seront ramenés par César et accrochés dans les temples après une expédition victorieuse, à laquelle il ne participera pas, retenu à Rome par son amour malheureux pour Lycoris. Vu le contexte commun à Sulpicia et à Properce : une nuit d’amour obtenue grâce à l’aide de Cytherea, la présence chez l’un et l’autre d’une étymologie de Vénus (uenire/uincere) et de renvois à des vers du papyrus (avec tandem et l’allusion aux trophées suspendus dans les temples), il est tentant de supposer que Cytherea faisait aussi partie des renvois aux Amores insérés au début de l’épigramme 13.
Fama et pudor selon Sulpicia
Comme l’élégie 1.1 de Properce, l’épigramme 3.13 de Sulpicia est l’aveu d’une liaison. À l’inverse de Properce, celle de Sulpicia est récente : elle écrit après sa première nuit d’amour. C’est une circonstance qui n’a pas la même résonance sur le plan moral pour une femme et pour un homme. Fama et pudor sont les deux termes utilisés non seulement dans l’idéologie romaine, mais chez les élégiaques, pour parler et juger de la moralité des femmes. La fama (« réputation »), bonne ou mauvaise, d’une femme se mesure à son pudor (« sentiment moral » dont l’effet est une réserve dans le domaine sexuel) et à sa pudicitia (« chasteté ») ou à son manquement à l’un ou à l’autre (Properce, 1.11.17 ; 1.15.17 ; 1.16.11 ; 2.5.29 ; 2.32.21 ; Ovide, Am., 2.2.50 ; 3.14.36, et avant eux Catulle, 61.230). La fama d’un poète, en revanche, résulte généralement de ses écrits (Properce, 1, 7.9-10 ; 2.34.94 ; 3.1.9 ; Ovide, Am., 1.8.62 ; 1.15.7 ; 3.14.36). Quand ils sont amenés à s’interroger sur leur réputation sur le plan moral, parce qu’elle est l’objet de critiques, les poètes masculins n’emploient pas fama, mais fabula. Le mot signifie « objet de propos moqueurs », ce que l’expression française « être la fable de » transcrit très exactement26. Dans la mesure où fabula se rencontre chez tous les poètes élégiaques : Tibulle (1.4. 83 ; 2.3.31-2), Lygdamus (3.4.68), Properce (2.24.1) et Ovide (Am. 3.1.21), on peut supposer qu’il s’agit d’un mot hérité de Gallus. Je commenterai son association à pudor chez Properce, dont la perspective me semble assez proche de celle de Sulpicia (le contexte en est ce qu’il écrit à propos de ses amours) :
« Sic loqueris, cum sis iam noto fabula libro
et tua sit toto ‘Cynthia’ lecto foro ? »
cui non his uerbis aspergat tempora sudor ?
aut pudor ingenuo aut reticendus amor.
« Tu parles ainsi, alors que tu es la fable (de tous), maintenant que ton livre est connu et que ta ‘Cynthie’ est lue dans tout le forum ». Qui à ces mots n’aurait pas les tempes mouillées de sueur ? Quand on est un homme libre ou on a honte, ou il faut se taire sur son amour (2.24, 1-4).
Quoique le sens du mot pudor puisse prêter à discussion27, le vers précédent sur la sueur qui perle au front oriente, vers celui de « honte ». On peut en trouver une confirmation si on confronte ce passage à la variation sur la même situation qu’Ovide propose dans l’élégie 3.1.19-22 :
Saepe aliquis digito uatem designat euntem
Atque ait « hic, hic est quem ferus urit Amor ».
Fabula, nec sentis, tota iactaris in Vrbe,
dum tua praeterito facta pudore refers.
Souvent quelqu’un montre du doigt le poète qui passe et dit : « c’est lui, lui que brûle le farouche Amour ». Tu es, dans les conversations sans t’en douter, la fable de toute la ville tandis que tu racontes tes affaires en ne tenant pas compte de la honte (que tu pourrais en avoir).
Les deux poètes masculins prennent, me semble-t-il, pudor au sens de « sentiment de honte » provoqué, dans un contexte sexuel, par la mauvaise réputation que leur attirent ou pourraient leur attirer leurs propos sur leur amour et leur comportement en tant qu’amants. Properce poursuit en expliquant que, si Cynthie se montrait désormais facilis à son égard (« une femme facile, complaisante », 5), il ne serait pas considéré comme un maître (caput) en matière de nequitia (« mauvaise vie », 6), ni stigmatisé partout comme infamis (« dont le comportement moral honteux est cause d’une mauvaise réputation », 7). Selon le poète donc, le jugement négatif que l’on porte sur lui découle d’un comportement en relation directe avec la « personne » (caractère / comportement) de son amie. Ce qui provoque la moquerie, c’est le mode de vie (uitae modus, 1.7.9), indigne d’un « homme libre », auquel l’astreint sa passion pour sa dura domina (1.7.6)28, autrement dit, son seruitium amoris.
J’en reviens à l’épigramme 3.13 de Sulpicia et à ces deux premiers vers : « Enfin est venu l’amour tel que la réputation (fama) de l’avoir caché serait pour moi davantage une source de honte (pudori) que celle de l’avoir dévoilé à quelqu’un ». Dans le cadre d’une défense, en quelque sorte, « préventive » puisqu’il s’agit du premier poème sur sa liaison, Sulpicia prend pudor, non dans l’acception généralement utilisée pour les femmes de « sentiment ‘naturellement’ ressenti (si l’on précise que ce ‘naturellement’ correspond à une attente sociale) à l’origine d’une réserve et d’une maîtrise sur le plan sexuel », mais dans le même sens que chez Properce et Ovide : « honte ». Ce faisant, elle se positionne, non pas du point de vue de son sexe, mais en tant que poète élégiaque, et, en l’occurrence, s’oppose nettement à Virgile et à son usage des mêmes mots fama et pudor à propos de Didon. Alison Keith a brillamment défendu la thèse que « Vergil’s portrayal of the love of Dido and Aeneas provides Sulpicia with a framework in which to articulate a woman’s love for a man ». À l’appui de sa démonstration, j’ajoute que cette conjecture est d’autant plus vraisemblable que Virgile a traité le personnage de Didon à la manière gallienne. Virgile utilise pudor, trois fois, au sens de « sentiment naturel et / ou attendu des femmes à l’origine de leur réserve et maîtrise sur le plan sexuel », pour qualifier le comportement de Didon, alors qu’elle est sur le point de faillir ou a failli : ante, pudor, quam te uiolo aut tua iura resoluo (« avant, pudeur, que je ne te viole, ou que je brise tes lois », 4.27), soluitque pudorem (« il a défait les liens de sa pudeur », 4.55), ...te propter eundem / exstinctus pudor... (« ...c’est aussi à cause de toi que j’ai étouffé ma pudeur », 4.321-2). Au livre 4 il fait intervenir la Fama en tant qu’instance moralisatrice : elle colporte que Didon et son amant sont prisonniers d’un « désir honteux » (turpique cupidine, 194), du fait qu’il a entraîné un oubli de leurs devoirs sociaux (regnorum immemores, « oublieux de leurs royaumes », 194).
Comment Sulpicia a-t-elle répondu à cette critique du furor gallien, qui la concernait particulièrement en tant que femme ? Au lieu de prendre le mot fama au sens de « réputation morale », elle l’utilise dans le sens plus général de « ce que l’on dit à propos de quelqu’un ». Dans les deux premiers vers, elle oppose, comme Properce dans l’élégie 2.24, deux conduites : révéler ou taire sa liaison, en valorisant ouvertement le choix, qu’elle partage avec lui, de parler de ses amours. Ce qui est typique de « sa manière », c’est la façon complexe dont elle articule ces deux attitudes dont, surtout pour une femme, la première est, a priori, provocatrice et la seconde condamnable. Sulpicia déclare qu’elle aurait plus de « honte » si l’on disait d’elle qu’elle a caché sa liaison plutôt que si l’on disait qu’elle l’a révélée, ... ce que l’on va effectivement dire dès que son poème aura été divulgué. Comme on l’a noté Kristina Milnor29, Sulpicia utilise le verbe texisse (« couvrir en tissant »), ce qui est la tâche recommandée et louée pour les femmes) versus nudasse (« mettre à nu »), ce qu’elle a fait de son corps durant cette première nuit d’amour. Elle fait porter l’idée de honte, non sur « faire » ou de « ne pas faire » quelque chose (en l’occurrence, avoir ou pas une liaison), mais sur « le dire » ou « ne pas le dire », ce qui est exactement la position de Properce et d’Ovide. Ces deux premiers vers témoignent donc de sa liberté de parole et d’une fierté qui est sans doute liée à sa situation sociale. C’est une patricienne, dans un milieu cultivé, intellectuellement et moralement ouvert. On trouve le même type de comportement chez Julia, la fille d’Auguste, au dire de Macrobe30, qui nous a gardé ses « bons mots », tout aussi provocateurs.
Que dire et comment ? Ou comment maîtriser la fama ?
Sulpicia n’applique pas à son seul cas personnel l’usage de la notion de fama, entendue au sens strict de « ce que l’on dit de quelqu’un ». Quand elle définit la catégorie des lecteurs autorisés à parler de sa liaison aux vers 5-6, le critère dont elle use pour les sélectionner est « ce que l’on dit d’eux » sur le plan amoureux : mea gaudia narret, / dicetur si quis non habuisse sua (« Qu’il raconte mes plaisirs celui qui sera dit n’avoir pas eu les siens »). Sulpicia précise ensuite que, si son amant est destinataire de son poème, ce n’est pas le seul ... ni même le premier qui pourra lire ses vers :
Non ego signatis quicquam mandare tabellis,
ne legat id nemo quam meus ante, uelim.
Non, confier quelque chose à des tablettes scellées de peur que quelqu’un ne le lise avant mon bien-aimé, moi, je ne le voudrais pas (7-8).
Si l’on en juge par les vers 6-7 du papyrus de Qaṣr Ibrîm, Gallus mettait Cythéris en position de destinataire et, apparemment, de lectrice privilégiée : tandem fecerunt c(ar)mina Musae / quae possem domina deicere digna mea, « ... enfin les / mes Muses ont composé des chants que je puisse chanter parce qu’ils sont dignes de ...ma maîtresse »). C’est aussi ce que laisse supposer le début de la Bucolique 10 : pauca meo Gallo, sed quae legat ipsa Lycoris, / carmina sunt dicenda..., « il me faut dire peu de vers, mais tels que Lycoris elle-même puisse les ‘lire’ », 2-3). Dans le papyrus, Gallus nomme ensuite d’autres lecteurs, Viscus et Cato, en présentant ce dernier comme un juge potentiel : ... atur idem tibi, non ego, Visce / [...]Kato, iudice te vereor (« le même pour toi, non moi, Viscus, [...] Cato, je ne craindrai pas si tu étais juge », 8-9)31. Dans leurs élégies, Tibulle et Properce s’adressent, sans les hiérarchiser, à l’objet de leur furor, à des « amis » ou à leur patron. Ils évoquent aussi un lectorat plus large, intéressé, selon eux, par leur expérience amoureuse, susceptible de venir en aide à des amants dans une situation similaire : tempus erit, cum me Veneris praecepta ferentem / deducat iuuenum sedula turba senem (« le temps viendra où je donnerai des conseils amoureux, escorté d’une foule de jeunes gens empressée aux côtés du vieillard que je serai devenu », Tibulle, 1.4.79-80) ; me legat assidue post haec neglectus amator, / et prosint illi cognita nostra mala (« Qu’ensuite il me lise assidûment l’amant négligé et qu’il lui soit utile de connaître mes maux », Properce, 1.7.13-4). Dans l’épigramme 3.13, Sulpicia emploie un pronom, sexuellement indéterminé, quis, ce qui ménage la possibilité d’un double lectorat, féminin et masculin. Elle incite (ou permet à) cette lectrice ou ce lecteur « inexpérimenté(e) », de « raconter » ses amours32. Comment interpréter cette absence, requise, d’expérience personnelle ? Est-ce parce que Sulpicia y a vu une garantie que ses gaudia seront « racontés » dans les termes qu’elle-même emploie ? C’est en tout cas sur une formulation, à divulguer « telle quelle » que finissent les vers 9-10 :
Sed peccasse iuuat, uultus componere famae
taedet : cum digno digna fuisse ferar.
Mais il me plaît d’avoir commis cette faute; composer mon visage pour ma réputation me dégoûte ! J’ai été avec quelqu’un qui était digne de moi et dont j’étais digne, que ce soit cela qu’on dise !
Dans ces vers, Sulpicia évoque deux comportements : peccasse (« commettre une faute dans un sens sexuel ») et uultus componere famae (« composer son visage pour assurer sa (bonne) réputation »), dont le second vise à dissimuler le premier. Elle justifie son choix du premier par le « plaisir » (iuuat). C’est un principe de sélection surprenant parce qu’il n’est pas censé intervenir pour le choix de son comportement chez une Romaine respectable et encore moins avec pour effet de privilégier un acte immoral. Sulpicia invoque un autre sentiment personnel, le dégoût (taedet33), pour dénoncer l’attitude consistant à se composer un visage vertueux, et conclut en introduisant un nouveau critère pour juger de sa liaison : la dignitas. C’est un autre paramètre pour « qualifier » son amant que celui – attendu – de son statut social, dont on ne saura rien, ni en lui-même (est-il un homme libre ? un affranchi ?) ni par rapport à elle (ce n’est apparemment pas son mari). Cet élément pourtant essentiel pour juger de la moralité de la liaison d’une femme est laissé dans le flou : Cerinthus est désigné par de simples pronoms masculins : illum, 3, meus, 8.
Pourquoi Sulpicia choisit-elle, à la place, la dignitas ? Le motif et l’usage du mot dignus sont, très probablement, galliens. On trouve l’adjectif dignus associé à carmina dans le papyrus de Qaṣr Ibrîm. C’est un des emprunts à Lucrèce34 (3.420), que Gallus a réutilisés dans le contexte amoureux. Que le mot fasse partie du vocabulaire des Amores ressort des emplois de dignus ou d’indignus chez Virgile et les élégiaques. Indignus est employé par Virgile pour qualifier l’amour qui fait souffrir Gallus dans la Bucolique 10 : ... indigno cum Gallus amore peribat (« quand Gallus mourait à cause d’un amour indigne de lui », 10). L’expression fait allusion à la liaison de Gallus avec la « dure » et infidèle Lycoris. Properce use, à deux reprises, de l’adjectif dignus dans l’élégie 1.13, dont le destinataire est aussi Gallus. Il l’utilise d’abord dans son éloge de la nouvelle amante dont son ami est follement épris : Nec mirum, cum sit Ioue dignae proxima Ledae (« Comment s’en étonner, alors qu’elle est proche de Léda, qui fut digne de Jupiter ? », 29), puis à propos du seuil de la maison de cette dernière : Tu uero quoniam semel es periturus amore, / utere : non alio limine dignus eras (« Mais toi, puisque une bonne fois pour toutes tu es sur le point de périr d’amour, fais-en (bon) usage : ce n’est pas d’un autre seuil que tu étais digne », 33-4). Ce second passage offre une variation ingénieuse sur un des plus célèbres motifs galliens : « le poète mourant d’amour », qui est d’ailleurs celui que Properce associera au nom de Gallus dans l’élégie 2.34 où il passe en revue les poètes érotiques35. Ici, feignant de considérer que son ami a enfin trouvé une femme dont il soit vraiment amoureux et qui est également éperdue de désir, Properce dédramatise le motif « mourir d’amour » en l’érotisant : qu’une fois pour toutes enfin Gallus meure vraiment d’amour, autrement dit, de plaisir ! Dans son élégie 2.3, c’est également dans un contexte gallien que Properce associe l’adjectif dignus à Hélène au vers 39 : digna quidem facies, pro qua uel obieret Achilles (« Certes sa beauté était digne que même Achille mourût pour elle »)36.
J’en reviens au dernier vers de l’épigramme 3.13 et à son cum digno digna fuisse ferar. Sulpicia justifie sa liaison (dont elle a bien conscience qu’elle est condamnable au regard du comportement sexuel requis pour les femmes) par « la réciprocité » de la dignitas, une notion requise et / ou discutée par Gallus lui-même à propos de ses amours. Comme je l’ai rappelé, en reprenant une suggestion de Keith, il est assez probable que Sulpicia ait voulu ici répondre à l’Énéide. Si au livre 4, Virgile attribue à Didon le même critère pour justifier son choix d’Énée comme amant (uenisse Aenean Troiano sanguine cretum, / cui se pulchra uiro dignetur iungere Dido (« qu’était venu Enée, issu du sang troyen, à qui Didon juge digne de s’unir », 191-2), l’abandon ultérieur de la reine laisse supposer que son « jugement » n’a pas été vraiment partagé. La réciprocité est, par ailleurs, il faut le souligner, un élément constamment mis en avant par Sulpicia. Je n’en citerai qu’un exemple37 dans l’élégie 3.11, où elle fait cette déclaration sur son amour : Vror ego ante alias ; iuuat hoc, Cerinthe, quod uror, / si tibi de nobis mutuus ignis adest (« Moi, je brûle plus que les autres : cela me plaît, Cerinthus, de brûler s’il y a chez toi à notre égard un feu mutuel », 5-6). Dans l’épigramme 3.13, la réciprocité justifie l’amour de Sulpicia ; ici c’est la condition de sa durée.
Comment la stratégie d’écriture complexe mise en œuvre dans l’épigramme 3.13 a-t-elle été à son tour reçue par ses contemporains ? Nous avons la chance d’avoir deux textes qui me semblent pouvoir être analysés comme des « réponses » à Sulpicia ou, en tout cas, des variations sur son texte proémial.
Les « réponses » de l’ amicus Sulpicia dans l’élégie 3.8 et d’Ovide dans l’ Héroïde 4
Dans ce texte conçu comme un éloge de Sulpicia, l’ amicus montre qu’il a décrypté les variations de Sulpicia sur divers motifs des Amores, en même temps qu’il propose les siennes propres. Autrement dit, il traite la nièce de son (probable) patron littéraire, comme font les poètes élégiaques entre eux, quand ils visent à se rendre hommage. J’ai déjà indiqué comment l’ amicus surenchérissait sur l’utilisation par Sulpicia de l’étymologie de Vénus, uenire. Je ne reviens pas sur la façon dont sa variation sur la retractatio sulpicienne de la scène lucrétienne des amours de Mars et de Vénus met en évidence le renvoi de Sulpicia au prologue du De rerum natura, tout en l’adaptant au cas de la jeune femme autrement que celle-ci ne l’avait fait. Ce qu’il me semble important de souligner est que l’ amicus a manifestement eu le dessein d’offrir de Sulpicia un portrait plus « convenable » que celui qu’elle-même avait présenté. Son adaptation des amours de Mars et de Vénus, avec pour héroïne Sulpicia (comme c’est aussi le cas dans l’épigramme 3.13), lui permet de reprendre une notion-clef de ce poème : la honte, en la faisant porter sur un possible effet de l’admiration qui saisira Mars à la vue de Sulpicia : ne tibi miranti turpiter arma cadant (4). Poursuivant son éloge, l’ amicus loue ensuite Sulpicia pour sa beauté et sa capacité de séduction, justifiant ainsi la réaction du dieu, lors des Matronalia. Il n’est pas indifférent qu’il associe la jeune femme à cette fête célébrée par les matrones le jour des calendes de Mars, une circonstance rappelée dans le texte (tuis, Mars magne kalendis, 1). On sait que d’autres femmes de statut social et marital différents (des femmes de naissance libre non mariées, des affranchies et des esclaves) y assistaient38. Quelle qu’ait été la situation de Sulpicia, connue évidemment de ses lecteurs (il est probable qu’elle ait été veuve ou divorcée), le choix de cette circonstance participe de la même stratégie générale de « moralisation » qui se marque dans toute l’élégie 3.8. Le point fort en est le passage où l’ amicus insère, dans son évocation du charme de Sulpicia, les mots decor, decet et ueneranda, qui font de l’adéquation à la « décence » et aux « convenances » l’élément-clef de son éloge (7-10) :
Illam, quidquid agit, quoquo uestigia mouit,
componit furtim subsequiturque Decor ;
seu soluit crines, fusis decet esse capillis :
seu compsit, comptis est ueneranda comis.
Quoi qu’elle fasse, où qu’elle porte ses pas, le charme (avec une notation de décence) la règle et la suit en secret ; si elle dénoue ses cheveux, il sied qu’elle ait les cheveux dénoués, si elle les a coiffés, elle mérite le respect.
On retrouve la même idée, avec l’emploi de l’adverbe decenter, dans la comparaison que l’ amicus fait entre Sulpicia et le dieu Vertumne pour la façon dont celui-ci porte ses mille ornements (mille habet ornatus, mille decenter habet, 14). C’est dans ce même contexte de la toilette que l’ amicus réutilise l’adjectif digna :
Sola puellarum digna est cui mollia caris
uellera det sucis bis madefacata Tyros,
possideatque, metit quidquid bene olentibus aruis
cultor odoratae diues Arabs segetis,
et quascumque niger rubro de litore gemmas
proximus Eois colligit Indus aquis.
Elle est, parmi les jeunes femmes, la seule digne de recevoir de Tyr de douces laines, imprégnées deux fois de sucs précieux, de posséder tous les parfums qu’évalue dans ses champs odorants le cultivateur arabe, qui sera riche d’une récolte embaumée, et toutes les perles que recueille, en les tirant du rivage de la mer rouge, le noir Indien tout proche des eaux orientales (15-9).
En appliquant l’adjectif digna à la toilette de Sulpicia, l’ amicus fait d’une pierre deux coups. D’une part, comme ailleurs dans son poème, il évite toute allusion à la liaison que Sulpicia évoquait si crûment en images (l’amant apporté dans ses bras) et en mots (gaudia, peccasse, fuisse cum). D’autre part, tout en « rhabillant » celle qui avait employé nudasse comme métaphore de l’aveu de ses amours, il compense par l’affirmation de sa dignitas ce que le motif de la toilette pourrait avoir de négatif et moralement répréhensible. Il suffit de penser à l’élégie 1.2 de Properce : se faire belle en portant tissus précieux, parfums, bijoux, laisse suspecter une intention de séduire et donc de tromper. L’ amicus prend soin, par ailleurs, de renvoyer, à plusieurs reprises, à l’auteur-modèle romain de Sulpicia : Gallus. Vro (également sous la forme uror) est un mot du vocabulaire élégiaque, apparemment hérité des Amores, comme on peut le supposer à partir de ses différentes occurrences chez Tibulle, Properce et Ovide39. Comme Tibulle en 2.4, Properce en 2.3 et Sulpicia en 3.1140, l’ amicus l’emploie en le redoublant : Vrit, seu Tyria uoluit procedere palla, / urit, seu niuea candida ueste uenit (« elle enflamme soit qu’elle ait voulu s’avancer avec un manteau pourpre, elle enflamme soit qu’elle vienne éblouissante dans sa robe blanche comme neige », 11-2). Il couple cette répétition avec un double seu comme Tibulle en 2.4.5-6 (et seu quid merui seu quid peccauimus urit / uror, io !), un choix qui laisse supposer un double renvoi à Gallus et à Tibulle, si le couplage avec seu ... seu est propre à ce dernier41. L’ amicus renvoie, sans doute, aussi à Gallus dans les vers 19-20 : et quascumque niger rubro de litore gemmas / proximus Eois colligit Indus aquis. Il a en effet inséré dans ces deux vers des termes que l’on trouve chez Tibulle et Ovide dans des contextes similaires, ce qui encore une fois pointe vers un texte-modèle commun, vraisemblablement gallien : nec tibi, gemmarum quidquid felicibus Indis, / nascitur, Eoi qua maris unda rubet (« ... ni que tu aies toutes les perles qui naissent pour le bonheur des Indiens, là où rougit l’onde de la mer orientale », Tibulle, 2.2.15-6) ; ... lapillis / quos legit in uiridi decolor Indus aqua (« ... les pierres que recueille dans l’eau verte l’Indien basané », Ovide, Ars am. 3.129-130). Le jeu intertextuel est ici complexe : l’ amicus renvoie probablement, outre à Gallus, aussi à Tibulle, et Ovide à tout le monde. L’ amicus réutilise l’adjectif digna à la fin de son poème, où il célèbre en Sulpicia la poétesse. Ces vers correspondent, dans l’épigramme 3.13, au passage, où, renvoyant à Sappho, Sulpicia remercie Vénus d’avoir été fléchie par ses Camènes. C’est à Gallus, son autre auteur-modèle, que l’ amicus choisit de la comparer alors implicitement. Après avoir demandé aux Piérides et à Phoebus de chanter la jeune femme, un éloge qu’elle méritera pendant de nombreuses années, il conclut : Dignior est uestro nulla puella choro (« aucune jeune femme n’est plus digne de votre chœur », 24). La situation évoquée : l’admission de la poétesse dans le chœur d’Apollon est une variation sur un précédent gallien. On trouve une idée similaire dans la Bucolique 6 où Virgile évoque l’introduction de Gallus par une des Muses auprès du « chœur de Phébus » (Phoebi chorus42, 66) et son intronisation comme successeur d’Hésiode. Il était particulièrement habile d’utiliser deux fois l’adjectif digna pour évoquer d’un côté l’élégance et la richesse des toilettes en accord avec le rang social de Sulpicia à condition que la femme qui rehausse ainsi sa beauté ait le souci (au moins apparent) de la décence, et de l’autre son talent poétique, alors que Sulpicia justifiait par un double dignus une conduite condamnable, au regard d’une morale stricte, qu’elle ait ou non correspondu à une liaison effective (cum digno digna fuisse ferar). Tout bienveillant qu’il ait été, l’ amicus pouvait difficilement se faire l’écho des proclamations provocantes de la nièce de Messala : aussi n’est-ce pas un hasard s’il ne fait aucune allusion à l’amant que Sulpicia disait s’être choisi à juste titre.
Ovide fréquentait le cercle de Messala, où il a dû rencontrer sa nièce. Il y a de fortes chances pour que l’épigramme 3.13 ait figuré au nombre des recitationes auxquelles il a alors assisté. Un certain nombre de similitudes laisse, en tout cas, supposer qu’il s’est inspiré de ce texte pour concevoir l’aveu mis dans la bouche de sa Phèdre dans l’ Héroïde 443. La plus frappante est la reprise d’une partie de l’incipit de l’épigramme 3.13, uenit amor :
Venit amor grauius, quo serius. Vrimur intus,
urimus, et caecum pectora uulnus habent.
L’amour est venu avec d’autant plus de poids qu’il est venu plus tard. Je brûle au-dedans de moi, je brûle et ma poitrine a une secrète blessure (4.19-20).
On pourrait voir dans uenit amor seulement une reprise gallienne, d’autant qu’Ovide en a ajouté une autre avec le verbe urimur. Mais la répétition d’uror est aussi une des caractéristiques de l’autre déclaration d’amour que l’on trouve chez Sulpicia (dans l’élégie 11) : Vror ego ante alias : iuuat hoc, Cerinthe, quod uror : / si tibi de nobis mutuus ignis adest (5-6). Si l’on admet ces deux renvois à Sulpicia, Ovide aurait, dans cette déclaration « fictive » imputée à une femme, glissé deux allusions aux seuls précédents poétiques d’aveu d’amour par une femme dans la littérature latine, l’élégie 3.11 et l’épigramme 3.13. Je proposerai donc de conclure à un double renvoi : à Sulpicia et à son texte-modèle, les Amores de Gallus.
De l’épigramme 13, outre uenit amor, Ovide a, je crois, réutilisé pudor et fama, en ajoutant puduit. Sulpicia avait joué sur le couple de mots fama / pudor en les prenant, non pas dans leurs acceptions « genrées » à l’usage des femmes, mais dans des sens généraux : « ce que l’on dit de ‘quelqu’un’ / ‘honte’ ». Ovide garde les sens genrés en donnant à fama celui de « réputation » et à pudor celui de « réserve, retenue sur le plan sexuel »:
Qua licet et quitur, pudor est miscendus amori ;
dicere quae puduit, scribere iussit amor.
Par où cela est permis et où l’on peut, il faut mêler la pudeur à l’amour : ce qu’il est honteux de dire, l’amour ordonne de l’écrire (9-10).
Peut-être Ovide a-t-il eu en tête l’élégie 2.24 de Properce, où celui-ci opposait « avoir honte » ou « se taire sur son amour », en employant aussi un adjectif verbal : reticendus ? Sa réponse, si réponse il y a, serait d’autant plus ingénieuse qu’il existe entre le passage de Properce et l’épigramme 3.13 de Sulpicia des convergences laissant supposer que chacun des poètes a produit sa propre variation sur un précédent gallien. Selon Ovide, la solution est de « mêler du pudor à l’amor, du moins quand on est une femme ». Quoi qu’il en soit, il limite le pudor au simple fait d’éviter une déclaration de vive voix, en reprenant (comme Sulpicia) la honte (puduit) comme critère de choix entre deux comportements. Notons que les deux options qu’Ovide indique : dicere versus scribere ne sont pas opposées comme l’étaient texisse et nudasse chez Sulpicia. Dans les deux cas, il s’agit de faire connaître son amour44. Ovide utilise ensuite deux fois le mot fama, au sens de « réputation » sur le plan sexuel, en insérant dans le second cas des renvois au carmen 62 de Catulle :
Fama, uelim quaeras, crimine nostra uacat [...]
Tu noua seruatae carpes libamina famae [...]
Est aliquid plenis pomaria carpere ramis
et tenui primam delegere ungue rosam.
Ma réputation, je voudrais que tu t’en informes, est exempte de toute accusation de faute [...]. C’est toi qui cueilleras les libations neuves d’une réputation conservée intacte. C’est quelque chose de cueillir des fruits sur des branches pleines et de se saisir d’une rose d’un ongle tendre (18, 27, 29-30).
Dans le carmen 62, des jeunes filles, pressées par des garçons, refusent de répondre à leurs avances, en comparant leur virginité à une fleur, qui, une fois cueillie, se fane et perd toute valeur : idem cum tenui carptus defloruit ungui / nulli illum pueri, nullae optauere puellae (« quand la même fleur, cueillie d’un ongle tendre, s’est fanée, aucun garçon, aucune fille n’a souhaité l’avoir », 43-4). Les renvois textuels à ce texte mettent en évidence, à l’usage du lecteur, la stratégie rhétorique qu’Ovide attribue à sa Phèdre, tout en pointant en direction de l’héritage littéraire dont s’est réclamée Sulpicia : Catulle45 et Sappho46. Si Phèdre se montre habile en présentant sa « fama intacte » comme l’équivalent de la « virginité » pour une jeune fille, sa perte n’en reste pas moins socialement dépréciative, comme l’enseigne (et le suggère au lecteur) la strophe catulléenne.
C’est ensuite à la fin de l’épigramme 3.13 qu’Ovide emprunte l’argument le plus fort avancé par Phèdre pour convaincre Hippolyte : celui de la « dignité réciproque » :
Si tamen ille prior, quo me sine crimine gessi
candor ab insolita labe notandus erat,
at bene successit, digno quod adurimur igni ;
peius adulterio turpis adulter obest.
Si cependant cet éclat initial, avec lequel j’ai vécu sans commettre de faute, devait être marqué d’une tache inhabituelle, c’est du moins un bonheur que nous brûlions d’un feu digne (de nous) ; le pire obstacle pour un adultère est un partenaire qui a honte (31-4).
Comme Sulpicia, la Phèdre d’Ovide subordonne tout jugement moral à une appréciation personnelle : avec son digno igni elle revendique un point de vue éthique dont elle attend qu’il soit partagé par son partenaire. Il leur vaudra d’être seuls juges de la moralité de leur comportement, et leur permettra, plus particulièrement, de n’en éprouver aucune honte. Vu sa position de femme potentiellement adultère, les déclarations de Phèdre sont moins provocatrices que celle de la nièce de Messala. Avec son cum digno digna fuisse ferar, cette dernière visait à influencer sa fama : « ce que l’on dira d’elle », alors que Phèdre a pour seul but de façonner l’opinion de son destinataire, qu’elle espère convertir à l’amour. Elle ne propose pas toutefois à Hippolyte un amour totalement secret, mais « caché » sous les gestes autorisés en public par leur relation familiale : cognato poterit nomine culpa tegi (« notre faute pourra être cachée par nos noms de parenté », 4.138), ce qui est une façon assez inattendue de « composer » un comportement pour tromper l’opinion.
Conclusion
Que conclure de la confrontation de l’épigramme 3.13 de Sulpicia avec les textes de ses contemporains ? D’abord que l’auteur pris majoritairement pour modèle est le fondateur du genre, Gallus, ce qui n’a rien de surprenant dans un poème élégiaque placé en position proémiale. Le choix de uenit amor et l’adaptation de la scène lucrétienne des amours de Mars et de Vénus, si on admet qu’ils renvoient à Gallus, constituent un témoignage particulièrement précieux sur le rôle déterminant joué par Lucrèce dans la genèse du genre élégiaque. Ces manifestations de l’ingenium poétique de Sulpicia appuient en effet deux hypothèses qu’on peut tirer d’autres textes chez Virgile et les élégiaques : d’une part que Gallus a utilisé comme exemplum les amours de Mars et de Vénus, d’autre part qu’il a repris les jeux étymologiques sur le nom de Vénus, présents dans le prologue lucrétien, pour s’en servir dans son exploration de l’amour et du comportement des amants. L’épigramme 3.13 atteste aussi l’existence d’une interrogation, dans les Amores, sur ce que le furor et le seruitium amoris peuvent avoir d’infamant pour un homme libre. C’est une interrogation qu’a reprise plus particulièrement Properce, qui a cherché à se distinguer de Gallus en « durcissant » le genre élégiaque. Il ressort du monobiblos que son amour pour Cynthie assujettit Properce à un esclavage sans commune mesure avec celui décrit dans les Amores. Ce n’est pas un hasard s’il y a des convergences entre l’élégie 2.24 de Properce (et ses réflexions sur fabula/pudor/amor) et l’épigramme 3.13 (et sa réévaluation de l’articulation amor/pudor/fama). Le fait que Sulpicia est une femme la met cependant dans une situation plus critique que celle de l’amant de Cynthie, parce qu’elle ne se décline pas exactement dans les mêmes termes, les effets d’une mauvaise fama étant socialement plus désastreux pour une femme que le fait de devenir la fabula de tous pour un homme. À cet égard il faut souligner le courage de la nièce de Messala dans sa réponse à Virgile, à qui elle emprunte l’opposition pudor / fama, dont celui-ci s’était servi pour condamner la passion (« élégiaque ») attribuée à sa Didon. Enfin l’épigramme 3.13 propose un emploi particulièrement original de l’adjectif dignus. On peut supposer à partir des textes des autres élégiaques que Gallus avait utilisé le fait que sa / son partenaire soit ‘digne’ ou pas de son amour, comme d’un élément discriminant pour justifier du bien-fondé de son furor. Ce qui distingue Sulpicia est qu’en répétant l’adjectif, cum digno digna, elle rend plus explicite la réciprocité attendue pour justifier l’amour et surtout en fait la condition pour échapper à toute condamnation morale. La liberté de comportement qu’elle revendique s’accompagne d’une liberté de parole, qui va au-delà d’une prise de position personnelle. En dictant les termes mêmes de sa fama, elle a cherché à influer sur la réception sociale de l’aveu de sa liaison. Une audace en deçà de laquelle même Ovide restera !