Le cycle thébain des Métamorphoses : un exemple de mythographie genrée ?

DOI : 10.54563/eugesta.1124

Abstract

Aux livres 3 et 4 des Métamorphoses, Ovide raconte la fondation de Thèbes par Cadmus et les histoires de ses descendants sous la forme d’un cycle dont la construction narrative témoigne de l’influence des pratiques mythographiques en même temps que de sa lecture d’Œdipe-Roi et des Bacchantes. La thématique qu’il propose est focalisée sur la sexualité, le désir et le plaisir des femmes en tant qu’objets de la curiosité des hommes, susceptibles de les conduire à des violences, tentatives de transgressions et punitions. Le choix de cette perspective est à rattacher au rôle qu’a alors la littérature en tant qu’espace de réflexions sur tout ce qui fait débat dans la culture romaine et particulièrement sur une question dont les Lois Juliennes attestent aussi l’actualité : celle de la morale et la sexualité. Le cycle thébain des Métamorphoses est, plus largement, à verser au dossier de l’histoire des rapports de sexe en Occident, où la contribution d’Ovide a été fondamentale.

Text

Le livre 3 des Métamorphoses est constitué d’un ensemble de récits, liés entre eux à la fois géographiquement (ils sont localisés à Thèbes) et généalogiquement (il s’agit, à deux exceptions près, d’épisodes de la vie de Cadmus et de celle de ses descendants). Ce mode de construction narrative correspond à l’architecture générale du texte ovidien, si l’on admet l’hypothèse de T. Cole, pour qui Ovide se serait inspiré des cinq listes royales de Castor de Rhodes1. Ces listes, qui auraient influé sur les recherches de Varron et de Cornelius Nepos pour l’établissement d’une chronologie mythique générale, avaient trait à l’Assyrie, Sicyone, Argos/Mycènes, Athènes, Troie et Rome. Elles se présentaient sous la forme d’énumérations séparées où était indiquée la durée de chaque règne, accompagnée de la mention d’événements importants et de synchronismes avec d’autres règnes et événements dans d’autres successions royales2. Ovide, qui s’en est tenu aux trois dernières séries royales, en a repris le schéma d’organisation : il enchaîne les récits sur une ligne verticale, où la chronologie est souvent celle de la succession des générations, avec des interruptions latérales, justifiées par des synchronismes. Si ce mode d’écriture est souvent brouillé aux yeux du lecteur, en raison de la multiplication des digressions, il est évident au livre 3, axé sur une dynastie, qui ne fait pas partie des listes royales de Castor, mais qui entre dans le projet ovidien, centré géographiquement et culturellement sur la Grèce et sur Rome.

Les liens chronologiques et spatiaux, qui assurent dans le cycle thébain la transition d’un récit à un autre, se doublent de liens thématiques. J’ai essayé de montrer récemment que l’influence d’un autre mythographe, Parthénius de Nicée3, était sensible dans le choix qu’a fait Ovide dans les Métamorphoses de raconter des histoires d’une façon linéaire, sous la forme de récits constitués de séquences et de motifs qui se révèlent, à une lecture en continu, communs à plusieurs d’entre eux. Ces récurrences, qui sont induites par le choix de telle ou telle version, résultent de la lecture que l’auteur a décidé de proposer des ensembles narratifs ainsi constitués. Au livre 3, la présence de plusieurs séquences et motifs similaires peut être repérée à la fois dans les récits qui mettent en scène Cadmus et ses descendants, et dans ceux qui sont insérés dans cet ensemble généalogique avec une justification synchronique. Mon article sera consacré à l’analyse de la thématique qu’Ovide a décelée ou plutôt qu’il a reconstruite dans son cycle thébain, thématique confortée par les récits ajoutés et qui constitue la vraie raison de leur intégration.

Il ne s’agit évidemment pas d’une interprétation ex nihilo : il existait sur les histoires thébaines une tradition littéraire antérieure, qu’Ovide ne pouvait que prendre en compte. Les renvois à l’un des deux textes majeurs de cette tradition : les Bacchantes d’Euripide sont évidents dans le dernier épisode du livre 3, consacré à Penthée. La présence du texte grec, auquel Euripide a sans doute voulu répondre et qui est l’autre texte important de cette tradition, l’Œdipe-Roi de Sophocle, est, en revanche masquée, ce qui n’implique pas que son importance soit moindre dans l’ambitieux cycle conçu par Ovide comme une interprétation de la totalité de l’histoire de la dynastie thébaine.

La thèse que je vais développer est qu’il a cherché à unifier thématiquement son cycle thébain en prenant comme noyau l’épisode précédant la fondation de la ville et en racontant chacun des épisodes suivants comme des variations sur des sujets qui excitent la curiosité des hommes : l’intimité des femmes, leur implication dans l’acte sexuel, le désir et le plaisir, et ce parce qu’il a lu le cycle thébain à la lumière à la fois d’Œdipe-Roi et des Bacchantes, le héros de la première tragédie ayant expérimenté une manifestation particulière des relations sexuelles et plaisir féminins que le héros de la seconde cherche à surprendre en pleine libre expression.

On a fait des épisodes du livre 3 des Métamorphoses des lectures qui relèvent des différentes tendances des études classiques : narrativité, généricité, études de genre, intertextualité, historicisme, perspective psychanalytique... Quoiqu’elle relève de plusieurs de ces catégories, la lecture que je propose de l’ensemble du cycle thébain, dans la ligne des analyses de F. Zeitlin sur Œdipe-Roi et les Bacchantes 4, peut sembler réductrice dans la mesure même où elle est totalisante. Je défendrai l’idée d’une focalisation sur la sexualité, le désir et le plaisir, vus à partir d’un regard masculin, porté plus particulièrement sur la part qu’y a la femme, en rattachant le choix de cette perspective au rôle que la littérature avait alors dans l’espace social romain. Au Ier siècle av. J.-C., dans un contexte de mutations économiques, politiques, morales et intellectuelles sans précédents, la littérature a occupé en effet, me semble-t-il, en tant que lieu de réflexions sur tout ce qui faisait débat dans la culture romaine, une fonction comparable à celle reconnue aujourd’hui dans les cultures contemporaines aux sciences sociales. Les textes d’un auteur comme Ovide, poète reconnu et conscient de l’être, comme on le voit à ses propres déclarations5, sont en prise directe avec la société de son temps, dont ils répercutent les interrogations. Or, dans la phase stabilisée du Principat, une des questions centrales a été, comme en témoignent, plus ou moins a contrario, les Lois Juliennes, la morale et la sexualité. L’importance de cette question dans la littérature même n’est sans doute pas sans rapports avec le fait qu’une partie du lectorat romain, en particulier pour ce qui est de l’élégie et des genres influencés par elle, est féminin. Dans le cas d’Ovide, ce dernier élément a eu un effet direct sur l’orientation de ses textes. Comme on le voit dès les Héroïdes, c’est un poète qui a cherché à jouer des points de vue masculin et féminin, et, entre autres, tenté (ou en tout cas s’est mis dans cette posture), en faisant porter son texte par des voix féminines, de comprendre, de penser, de ressentir comme et en se mettant à la place des femmes. Mon hypothèse est que le cycle thébain atteste cet intérêt pour l’autre, féminin, qui, dans la vie intellectuelle romaine, devenait un objet d’interrogations à partir du moment où les débats sur la morale et les genres de vie incluaient la sexualité et, par suite, le rôle, la place et la part de chacun des deux sexes.

Résumons rapidement le premier épisode du cycle. Le père de Cadmus lui a ordonné de partir à la recherche d’Europe, sa sœur disparue, parce qu’enlevée par Jupiter, ce que tous ignorent. Il lui a aussi interdit de revenir à Tyr en cas d’échec. Après avoir parcouru l’univers en vain, Cadmus consulte l’oracle de Delphes sur son propre avenir : le dieu lui répond de suivre, quand il l’aura rencontrée, une génisse n’ayant jamais subi de joug et de fonder une ville là où elle s’arrêtera.

Quand la génisse, aperçue très vite, se couche, Cadmus rend grâces aux dieux et demande à ses compagnons d’aller chercher de l’eau pour la sacrifier. L’emplacement de la future cité est proche d’un endroit qui a tous les traits d’un lieu sacré : une forêt intouchée (silua uetus... nulla uiolata securi, « une forêt antique... que n’avait violée aucune hache », 3, 28), une caverne, avec une source, dont l’accès est protégé par un enchevêtrement de branches (uirgis ac uimine densus, « où des branches de saules forment un amas dru », 3, 29) et défendu par un serpent (anguis), qualifié de Martius (« fils de Mars », 3, 32), dont la description confirme la fonction de gardien. À peine les étrangers ont-ils commencé à puiser de l’eau que le serpent surgit. S’ensuit une mort rapide de toute la troupe. Parti à la recherche de ses compagnons, Cadmus rencontre à son tour le serpent. Décrit comme un héros (il est vêtu d’une peau de lion et armé d’une lance, d’un javelot et de son courage, 3, 52-54), il est alors soumis à une épreuve qui va le qualifier comme tel. Du moins peut-on le croire à son apparence et à ses premiers mots : ce sera ou la vengeance ou la mort (3, 58-59). Je laisse de côté le combat et le choix ovidien de substituer le grotesque à l’exaltation de l’héroïsme, que l’auteur convoque en creux par des renvois au récit virgilien du combat d’Hercule contre Cacus6. Passons au détail important. Au moment où le vainqueur regarde le cadavre du vaincu7, une voix se fait entendre : ...« Quid, Agenore nate, peremptum/ serpentem spectas ? Et tu spectabere serpens » (...« Pourquoi, fils d’Agénor, regardes-tu le serpent que tu as tué ? Toi aussi tu seras un serpent que l’on regardera », 3, 97-98). S’agira-t-il d’une récompense ou d’une punition ? Rien à ce stade du texte ne permet de le décider. L’élément à retenir est seulement celui qui est fourni : cette métamorphose future est mise en relation par la voix inconnue avec l’acte de regarder le serpent, et non avec le fait de l’avoir tué.

C’est une déesse « favorable au héros » (uiri fautrix, 3, 101) Pallas, qui intervient ensuite : descendue du ciel, elle lui ordonne de labourer le sol et d’y semer les dents du serpent (...motaeque iubet supponere terrae/ uipereos dentes..., 3, 102-103), présentées comme des populi incrementa futuri (« germes d’un peuple futur », 3, 103). Cadmus obéit. Notons que ces deux opérations correspondent à des métaphores de l’acte sexuel et de la procréation que l’on trouve, à quatre reprises, dans Œdipe-Roi 8. La moisson de guerriers qui surgit du sol s’entretue au cours d’un combat (bellis), qualifié de ciuilibus (« civil », 3, 117), adjectif dont le choix est justifié par les mots fratres (Marte cadunt subiti per mutua uulnera fratres, « en combattant ces frères soudainement apparus tombent sous des coups mutuels », 3, 123) et matrem (...iuuentus/ sanguineam tepido plangebat pectore matrem, « ...ces jeunes gens frappaient de leur poitrine tiède leur mère en l’ensanglantant », 3, 124-125). Athéna arrête la lutte quand il ne reste plus que cinq combattants, qui aident alors Cadmus à fonder sa cité. Ovide signale rapidement que le mariage contracté ensuite par le héros est prestigieux (il devient le gendre de Mars et de Vénus) et fécond (tot natas natosque, et, pignora cara, nepotes, « tant de filles et de fils, et de petits-enfants, gages de leur tendresse », 3, 134). Mais il fait suivre ce résumé rapide de la vie de Cadmus d’une notation d’une autre tonalité : ...sed scilicet ultima semper/ exspectanda dies homini est, dicique beatus/ ante obitum nemo supremaque funera debet (...« mais assurément pour un homme il faut toujours attendre le dernier jour et personne ne doit être dit heureux avant d’avoir quitté la vie et reçu les honneurs suprêmes », 3, 135-137), qui constitue un renvoi plus marqué encore à Œdipe-Roi, puisqu’il s’agit d’une variation sur la dernière réplique de la pièce, attribuée au Coryphée : « Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui, dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ! C’est donc ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin »9 (1524-1530).

Voyons comment s’est marqué ce renversement d’un bonheur acquis à la suite d’une épreuve qui peut-être n’a été qu’apparemment qualifiante. La première histoire est présentée comme le récit d’une prima... causa... luctus (« une première cause de deuil », 3, 138-139) au milieu de tant de prospérités. Le petit-fils de Cadmus, Actéon, se hasarde dans un lieu constitué, comme celui où ont pénétré les compagnons de Cadmus, puis le héros lui-même, d’un bois, d’une caverne et d’une source. Son caractère sacré est plus net encore : le bois et la caverne sont régulièrement visités par Diane, qui vient se baigner dans la source après ses chasses. Actéon entre dans la grotte au moment exact où la déesse y est nue, ce dont elle rougit (qui color infectis aduersi solis ab ictu/ nubibus esse solet aut purpureae aurorae/ is fuit in uultu uisae sine ueste Dianae, « la teinte qui colore les nuages quand ils sont frappés par un rayon de soleil qui vient d’en face ou l’aurore quand elle s’empourpre, se répand sur le visage de Diane au moment où elle est vue sans vêtement », 3, 183-185) et va aussitôt le punir (« nunc tibi me posito uisam uelamine narres,/ si poteris narrare, licet », « maintenant va raconter que tu m’as vue alors que j’avais déposé mes vêtements, si tu le peux, j’y consens », 3, 192-193). L’expression choisie dit uniquement l’absence de vêtements, comme s’il était interdit d’évoquer, puisque les nymphes ont caché la déesse de leurs corps (corporibus texere suis, 3, 181), ce qui a seulement failli être vu. Métamorphosé en cerf, Actéon est poursuivi et déchiré par ses chiens. Ovide raconte longuement l’épisode, dont plusieurs détails anticipent sur la mort de Penthée : pris pour un animal et déchiré (dilacerant falsi dominum sub imagine cerui, « ils ont déchiré leur maître caché sous l’image d’un faux cerf », 3, 250), Actéon aurait voulu (seulement) voir et regrette d’être là (uellet abesse quidem, sed adest : uelletque uidere,/ non etiam sentire canum fera facta suorum, « il voudrait certes être ailleurs, mais il est là : il voudrait voir, mais ne pas sentir aussi les exploits sauvages de ses propres chiens », 3, 247-248).

La réaction de Diane est diversement commentée ; seule Junon ne songe qu’à se réjouir du malheur qui a frappé la maison de Cadmus, toute à sa haine de Sémélé, une des trois filles de Cadmus, devenue l’amante, qui, plus est enceinte, de Jupiter. Le lien affiché entre les deux histoires est chronologique : la déesse juge qu’il est temps de perdre sa rivale. Ayant pris l’apparence de Béroé, sa nourrice, elle suggère à Sémélé de tester l’identité de son amant :

                            …quantusque et qualis ab alta
Iunone excipitur, tantus talisque, rogato,
det tibi complexus suaque ante insignia sumat
(3, 284-286).

...la grandeur et l’aspect qui sont les siens quand la puissante Junon le reçoit en elle, demande-lui de les prendre quand il te donnera des embrassements et qu’il revête auparavant les insignes de son pouvoir.

Junon ne mentionne qu’à la fin ce qu’elle vise : que Sémélé demande à son amant la prise des foudres qui la tueront. Plus important que cette donnée du mythe – parce que c’est là où l’auteur intervient en insérant un élément signifiant pour son interprétation de l’ensemble du cycle – est l’argument imaginé par Ovide pour convaincre la jeune femme d’avancer cette requête dangereuse. Or tel qu’il est formulé par Junon, le pignus amoris (« le gage d’amour », 3, 283) que Sémélé réclamera à son amant afin d’être sûre d’être dans les bras d’un dieu et non d’un mortel, ne concerne pas tant Jupiter que... son épouse. La jeune femme demande en effet à prendre la place de Junon quand elle fait l’amour avec le maître des dieux. Que ce soit là en réalité l’objet – deviné ? révélé ? – du désir de l’amante de Jupiter est plus clair encore dans la formulation que choisit ensuite Sémélé quand elle s’adresse à lui :

                         …« qualem Saturnia » dixit
« te solet amplecti, Veneris cum foedus initis,
da mihi te talem
 »... (3, 293-295).

« ...tel que tu es, dit-elle, toutes les fois où la fille de Saturne te prend dans ses bras, quand vous concluez entre vous le pacte de Vénus, que ce soit tel que tu te donnes à moi ».

Dans ces vers Sémélé dit sans ambiguïté qu’elle voudrait être à la place de Junon dans la phase active de l’amour, autrement dit, qu’elle souhaite connaître sa jouissance érotique. La comparaison avec les textes des mythographes est ici tout à fait instructive. Apollodore écrit : « Mais Sémélé, trompée par Héra, demande à Zeus, qui s’était engagé à faire tout ce qu’elle demanderait, de venir la trouver dans l’équipage dans lequel il était allé épouser10 Héra » (3, 4, 26). Épouser n’est pas faire l’amour, même si le mariage l’implique. Hygin recourt, comme Ovide, à un mot désignant l’acte érotique : concumbere. Sa Béroé propose à Sémélé de comprendre ce qu’est le plaisir de s’unir avec un dieu : « ut intellegas », inquit, « quae sit voluptas cum deo concumbere » (« pour que, dit-elle, tu comprennes ce qu’est le plaisir de coucher avec un dieu », Fab., 158)11. Ce qui est particulièrement révélateur dans un désir, c’est la façon dont on l’exprime : le mot intellegere renvoie, non à une expérience des sens, mais à une opération intellectuelle, et il n’est pas indifférent de mentionner ou non Junon. Comme l’a souhaité cette dernière, Sémélé périt foudroyée, mais l’enfant est sauvé et confié aux nymphes de Nysa.

Le passage au récit suivant est justifié par une concomitance : Ovide va raconter ce qui a lieu au même instant dans l’Olympe, laissant momentanément de côté les histoires thébaines. Or de quoi s’agit-il ? D’une discussion entre Jupiter et Junon sur la jouissance féminine, ce qui confirme, me semble-t-il, que c’est de cela aussi qu’il s’agit dans l’histoire précédente avec le cas particulier du plaisir procuré par l’étreinte du mâle incarnant, puisqu’il est le roi des dieux, la virilité suprême.

Jupiter affirme que le plaisir des femmes est supérieur à celui des hommes : ...« Maior uestra profecto est/ quam quae contingit maribus » dixisse « uoluptas » (...« Assurément votre plaisir est plus grand que celui qui est le partage des mâles », 3, 320-321). Junon le nie. Ils décident de prendre pour arbitre Tirésias, parce que Venus huic erat utraque nota (« l’un et l’autre amour lui étaient connus », 3, 323). Ovide raconte alors ce qui arriva un jour à Tirésias à la manière des mythographes : il résume deux épisodes de sa vie, sans détails ni commentaires, sous la forme de deux récits faits de séquences qui se répondent. Un choix dont l’effet, et par conséquent aussi la visée, est de mettre en évidence un schéma narratif identique. Pour avoir frappé d’un coup de bâton deux grands serpents en train de s’accoupler (un geste non expliqué), Tirésias devient un jour une femme. Huit ans après, ayant revu les mêmes serpents, il les frappe de nouveau en espérant du coup qu’il a porté l’effet inverse, ce qui se produit. Conclusion à laquelle le lecteur est de facto conduit : interrompre cette ? une ? copulation a pour effet de faire perdre à Tirésias ? à un homme ? son sexe. Tirésias confirme l’avis de Jupiter. Il est alors puni par Junon, qui le rend aveugle, une réaction présentée par Ovide comme excessive (grauius... iusto/ nec pro materia, « plus lourde qu’il n’était juste et sans proportion avec le sujet », 3, 333-334), et que Jupiter compense en faisant de Tirésias un devin.

Il ressort clairement du choix narratif du résumé que les aventures vécues par Tirésias sont, toutes, construites sur le même modèle. Un geste ou une parole dans un contexte sexuel : copulation/débat sur le plaisir féminin entraîne une altération physique : la perte du sexe ou de la vue. On déduira aussi de la mise en parallèle des séquences que, puisque la perte de la vue est explicitement une punition, celle du sexe l’est sans doute aussi. Quant à la parole révélant que le plaisir féminin est supérieur à celui des hommes, dans la mesure où elle correspond au geste de frapper, elle constitue également une violation (le verbe utilisé pour le premier épisode est uiolare : corpora serpentum baculi uiolauerat ictu, « il avait fait violence aux corps des serpents en les frappant d’un coup de bâton », 3, 325).

Quoiqu’il ait l’air d’une digression, ce court passage consacré à Tirésias est, à double titre, une clef pour l’ensemble du cycle thébain. Sur le plan narratif d’une part. Le choix du résumé à la manière des mythographes, qui met nettement en évidence les séquences dont chaque épisode est constitué, est une façon de suggérer au lecteur de reconnaître et décomposer le même mode de construction narrative dans les récits plus développés. Sur le plan thématique d’autre part. Les histoires dont Tirésias est le héros portent en effet sur le sexe, le plaisir féminin et une tendance ? tentation ? masculine à un acte revenant à une violation12. Rappelons avant de passer à l’histoire suivante qu’il existait une version de l’aveuglement de Tirésias qui en fait le doublet d’Actéon, et ce, explicitement, puisque l’auteur qui la mentionne couple les deux histoires. Dans l’Hymne pour le bain de Pallas de Callimaque (107-116), la punition d’Actéon, déchiré par ses chiens pour avoir vu le bain d’Artémis, est évoquée comme un précédent à celle de Tirésias, qu’Athéna châtie par la perte de la vue pour une faute similaire à son égard13. Cette version qu’Ovide connaissait me paraît un autre argument en faveur de l’hypothèse que les aventures de Tirésias servent de clef interprétative pour l’ensemble du cycle thébain. Si l’histoire d’Actéon est reconnue et utilisée par Callimaque comme un équivalent de celle de Tirésias, la première histoire du cycle thébain ovidien est à interpréter aussi en tant que telle, et il en est sans doute de même pour la seconde. Voir une déesse nue, connaître la jouissance féminine suprême en prenant la place d’une femme qui est censée l’éprouver au plus haut degré, interrompre une copulation, parler du plaisir féminin sont des séquences équivalentes, comme le sont les punitions qui s’ensuivent : être déchiré, consumé, perdre son sexe ou la vue.

Ovide justifie son choix de parler de Tirésias du seul point de vue chronologique. Mais, la mémoire que ses lecteurs avaient des mythes et des textes poétiques étant implicitement sollicitée dans les Métamorphoses (j’entends par là ses lecteurs préférentiels, autrement dit, les Romains qui fréquentaient les différents cercles littéraires), il attendait sans doute d’eux qu’ils se souviennent d’une part que Tirésias est le fils d’un des cinq Spartes survivants et d’autre part qu’il apparaît dans les deux plus illustres tragédies thébaines, Les Bacchantes et Œdipe-Roi, où le devin joue aussi un rôle-clef dans l’interprétation de ce qui arrive à deux membres de la dynastie royale : Penthée et Œdipe14. Il est d’autant plus significatif qu’Ovide ait ici choisi de raconter que Tirésias a gagné son statut de devin, autrement dit, l’accès à une parole vraie mais obscure, à l’issue d’une faute ayant consisté à parler clairement et véridiquement d’une expérience de changement de sexe sur laquelle il aurait dû se taire.

L’histoire suivante est rattachée à la précédente, elle aussi chronologiquement. La mère de Narcisse fut la première à faire l’épreuve de la vérité des oracles proférés par Tirésias. Comme un certain nombre de critiques l’ont observé15, Ovide va se servir de l’histoire de Narcisse pour évoquer indirectement des motifs majeurs dans la version sophocléenne de l’histoire d’Œdipe. La mise en relation est amorcée par l’oracle qu’il attribue alors à Tirésias : Narcisse aura une longue vie « si se non nouerit » (« s’il ne se connaît pas », 3, 348). On reconnaît dans cette expression (alors obscure) une adaptation de la maxime de l’oracle de Delphes γνῶθι σεαυτόν, oracle qui est fortement présent dans la pièce de Sophocle. Le vers 1068 : Ὧ δυσποτμ’, εἴθε μήποτε γνοίης ὃς εἶ : « Ô malheureux ! Puisses-tu ne pas savoir qui tu es ! » en est, par exemple, un écho direct. Je rappelle rapidement les points de convergence relevés entre la version ovidienne de l’histoire de Narcisse et la version sophocléenne de celle d’Œdipe. Les deux personnages passent de l’ignorance à la connaissance, un cheminement qui se traduit par un renversement brutal de leur situation, qualifiée pour Œdipe par le terme d’hybris et pour Narcisse par celui de superbia. Ce changement d’état est mis en évidence dans les Métamorphoses par un vers : Iste ego sum ; sensi nec me mea fallit imago (« celui-là c’est moi, je m’en rends compte et mon image ne me trompe plus », 463), qui souligne l’arrêt du jeu entre le Même et l’Autre, si longtemps poursuivi dans la pièce grecque et dans le texte latin. Œdipe voit sans cesse de l’autre là où il n’y a que du même : il se prend pour un étranger et croit aussi qu’est un autre le meurtrier de Laïos. Or c’est de l’identique et de la transgression qui sont au cœur à la fois du meurtre de Laïos et des relations amoureuses d’Œdipe. Narcisse, lui aussi, se voit comme un autre jusqu’à ce qu’il découvre que cet autre est lui-même et qu’il y a eu seulement illusion d’un double. Selon I. Gildenhard et A. Zissos16, la figure d’Écho serait le symbole de ce jeu intertextuel entre les deux textes, dont l’un évoque l’autre indirectement. L’écho n’étant jamais la répétition exacte d’un son, mais une distorsion, le personnage de la nymphe a une fonction méta-poétique : le renvoi de sons qui sont les mêmes, mais avec un autre sens, correspond à l’opération ovidienne, qui a consisté à construire Narcisse comme un autre Œdipe, ou, pour le dire autrement, comme son écho. Ce faisant, Ovide a, je crois, cherché à mettre en évidence aussi une autre convergence entre les deux histoires : l’attrait pour la mère caché au cœur du désir masculin, Narcisse se voyant dans le reflet d’une eau, évocatrice de ce que fut la naïade Liriope, avant que le Céphise ne lui ait fait violence (uim tulit, 3, 344).

Les histoires d’Écho et de Narcisse présentent en outre des convergences thématiques avec les autres récits du cycle. L’une est axée sur le désir féminin, dont Narcisse fait une expérience similaire à celle d’Hermaphrodite au livre 4 : il repousse la nymphe au moment où elle tente de jeter ses bras autour de son cou (3, 88-391)17. Le déroulement de l’autre, dont le cadre est un lieu intouché comme les grottes des deux premiers épisodes, met clairement en évidence, ce qui n’est pas sans éclairer rétrospectivement l’histoire d’Actéon, que voir c’est d’une part faire naître le désir (dumque bibit, uisae correptus imagine formae, « tandis qu’il boit, saisi par l’image de sa beauté qu’il voit », 3, 416 ; et placet et uideo ; sed quod uideoque placetque/ non tamen inuenio..., « il me plaît et je le vois, mais ce que je vois et qui me plaît cependant je ne le trouve pas », 3, 446-447), et que c’est aussi un substitut à toucher, substitut qui nourrit l’amour tout en frustrant l’amant : ...« liceat quod tangere non est/ adspicere et misero praebere alimenta furori » (« ce qu’il n’est pas possible de toucher, qu’il me soit permis de le regarder et de nourrir ma misérable fureur », 3, 478-479). Dernier point commun : l’objet du désir de Narcisse est un objet interdit tout comme celui d’Actéon et de Sémélé.

Avec l’histoire suivante dont le héros est Penthée, Ovide en revient à la dynastie royale de Thèbes. Elle aussi est liée chronologiquement à celle qui la précède : à cause de Narcisse Tirésias devient célèbre et ses avis sont respectés, sauf par Penthée, qui les tourne en ridicule. Ovide va suivre le déroulement des Bacchantes, non sans inclure dans son récit un renvoi à Œdipe-Roi. Le Penthée ovidien, contemptor superum (« contempteur des dieux », 3, 514) se moque des oracles de Tirésias en lui rappelant l’origine de sa cécité. Ce dernier réplique par l’annonce de son avenir : Penthée regrettera un jour d’avoir vu les rites sacrés de Bacchus : « Quam felix esses, si tu quoque luminis huius/ orbus » ait « fieres, ne Bacchica sacra uideres ! » (« Que tu serais heureux, dit-il, si tu te retrouvais privé, toi aussi, de la lumière, pour ne pas voir les rites sacrés de Bacchus », 3, 517-518). Tirésias décrit alors très précisément la punition qui frappera le roi : Mille lacer spargere locis et sanguine siluas/ foedabis matremque tuam matrisque sorores (« tu seras déchiré et répandu en mille endroits et tu souilleras de ton sang les forêts, ta mère et les sœurs de ta mère », 3, 522-523). Les deux répliques sont un écho d’un passage de Sophocle où Tirésias répond à Œdipe, qui vient de se moquer de sa cécité : « Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, toi qui y vois, comment ne vois-tu pas à quel point de misère tu te trouves à cette heure ?... » (412-413) avant de lui détailler son destin : chassé par la double malédiction de son père et de sa mère, lui qui voit le jour ne verra bientôt que la nuit. Il est significatif pour l’hypothèse que je défends que la présence d’Œdipe soit suggérée ainsi en filigrane derrière celle de Penthée, à l’orée d’un récit ouvertement inspiré par les Bacchantes. Chez Ovide en effet, comme chez Euripide, un étranger fait prisonnier cherche en apparence à convaincre Penthée d’honorer le nouveau dieu, la seule différence étant que, dans les Métamorphoses, c’est par un récit exemplaire, celui des matelots lyciens, et non en échangeant des arguments. La suite est identique chez l’un et l’autre : le roi s’obstine, l’étranger est libéré sans qu’on sache comment ; Penthée part vers le Cithéron surprendre les bacchantes.

Si Ovide suit ainsi Les Bacchantes, c’est aussi – et sans doute – surtout à cause de la thématique qu’Euripide associe à l’attitude de Penthée, dont la faute est de s’être opposé à Dionysos et l’erreur d’avoir voulu « voir18 ce qui n’est pas permis... » (912). Or qu’est-ce que Penthée voulait, croyait qu’il allait voir ? La réponse est donnée à plusieurs reprises dans la pièce d’Euripide : des femmes surprises à faire l’amour. C’est ce qu’il imagine : « chacune de son côté va chercher, un lieu solitaire où se blottir et se prêter aux étreintes des mâles, prétendant accomplir les rites des ménades, mais Aphrodite pour elles compte plus que Bacchus » (222-225), « Je crois déjà, dans les taillis, les voir, comme des oiseaux, prises dans les très doux rets de l’amour » (957-958) et peu importe que Tirésias le contredise : « mais sois certain que dans l’orgie bachique nulle femme de bien ne sera corrompue » (317-318). Quand Penthée perd tout contrôle sous l’effet de la folie dionysiaque, il s’avère que son désir de voir concerne plus particulièrement... sa mère, qu’il va approcher, déguisé en femme : « À qui est-ce que je ressemble donc ? Je dois avoir l’attitude d’Ino, ou d’Agavé, puisqu’elle est ma mère ! » (925-926) ; « tu reviendras porté [...] dans les bras de ta mère » – « Quels délices (τρυφᾶν) tu m’imposes ! » (968-969). Dans les Métamorphoses, Penthée a une vision fantasmée du groupe des Bacchantes, qu’il décrit comme des femmes excitées par le vin et la débauche : Femineae uoces et mota insania uino/ obscenique greges et inania tympana... (« des voix féminines, la folie excitée par le vin, des troupeaux obscènes et le son vain des tambourins », 3, 536-537). L’expression obsceni greges laisse supposer la présence d’hommes, mais le dieu, lui-même, est présenté comme un être efféminé : un puer, sans armes, qui n’aime pas la guerre, avec des cheveux imprégnés de myrrhe, de molles coronae et des vêtements brodés de pourpre et d’or (3, 555-556). Comme chez Euripide, le motif mis en valeur est celui de la vision interdite et de son retournement : le voyeur est vu, poursuivi et massacré :

Purus ab arboribus spectabilis undique campus ;
hic oculis illum cernentem sacra profanis
prima uidet, prima est insano concita cursu,
prima suum misso uiolauit Penthea thyrso
mater
... (3, 709-713).

une plaine sans arbres où l’on peut voir partout. Alors que ses yeux profanes discernent les choses sacrées, la première elle le voit, la première elle s’est lancée dans une course folle, la première elle a frappé, de son thyrse, son Penthée chéri, elle, sa mère...

Comme dans les Bacchantes, la faute de Penthée est d’avoir voulu voir des sacra, en l’occurrence, des rites « sacrés », comme l’étaient les lieux où ont pénétré les compagnons de Cadmus et son petit-fils, Actéon, parce qu’il croyait assister à des actes érotiques, auxquels participerait, entre autres, sa propre mère. C’est par elle et ses sœurs qu’il était déchiré, malgré un appel à la pitié, lancé à Autonoé, au nom d’Actéon, une façon de lier leurs destins et leurs fautes (719-720)19. Le dernier mot, prononcé par le malheureux horriblement mutilé – dans un retournement d’une ironie terrible – est pour sa mère : « aspice, mater » (3, 725).

Si l’on admet que le renvoi à Œdipe-Roi au début de l’épisode sert de signal intertextuel invitant à lire la suite du récit en relation avec la pièce de Sophocle, on conclura qu’Ovide a préalablement lu les Bacchantes, dont son récit suit étroitement le déroulement, à la lumière d’Œdipe-Roi. De fait la pièce d’Euripide peut sembler (et il est tentant de supposer qu’elle a été conçue comme telle par son auteur) être une variation sur celle de Sophocle dans la mesure où elle rebat autrement les mêmes cartes. Dans les Bacchantes (et par suite dans le texte ovidien) le roi de Thèbes, mu par le désir de voir un acte sexuel impliquant sa mère, essaie de se faire passer pour une femme, mais est immédiatement repéré et puni par un démembrement, accompli dans l’inconscience par Agavé, qui ne voit pas ce qu’elle est en train de faire. Dans Œdipe-Roi, l’acte sexuel avec la mère est effectif, mais ni Œdipe ni Jocaste n’en ont conscience ; la punition du partenaire masculin consiste en une altération volontaire de la vision, qui est un évident substitut du type de punition réservée à Penthée, comme Ovide le montre d’ailleurs dans son cycle20.

Je résume brièvement le dernier épisode de l’histoire des descendants de Cadmus. Dionysos est honoré par toutes les Thébaines (3, 732-733), sauf par trois d’entre elles, les filles de Minyas, qui seront punies. Tous les habitants de Thèbes célèbrent alors le fils de Sémélé. Parmi eux se distingue Ino, une autre fille de Cadmus, qui « raconte partout la puissance du nouveau dieu » (...magnasque noui... uires/ narrat ubique dei, 417-418). Comme elle s’estime méprisée par Ino et Athamas, qui ont servi de parents nourriciers à Dionysos, Junon obtient de Tisiphone qu’elle les plonge dans la folie et les châtie par où ils ont, selon elle, péché. Ils commettent l’impiété de tuer leurs propres enfants, Ino allant jusqu’à se jeter dans la mer avec un de ses fils, Mélicerte. C’est en raison de ce motif, l’impietas, que l’histoire d’Ino se rattache apparemment au cycle thébain, dont elle constitue la fin, comme le soulignent les vers 470-471 : ...quod (Juno) uellet, erat ne regia Cadmi/ staret... (« ce que (Junon) voulait, c’était la chute de la maison royale de Thèbes »). Toutefois elle est, dans son issue, différente de celles des autres descendants de Cadmus. Ino et son fils sont sauvés, ce qu’Ovide signale : nescit Agenorides natam paruumque nepotem/ aequoris esse deos... (« Le fils d’Agénor ne sait pas que sa fille et son petit-fils, un enfant, sont au nombre des divinités de la mer », 4, 563). Cet épisode qui met l’accent sur l’impietas, peut-être en tant que motif symbolique du retournement, toujours possible en son contraire, du rapport affectif entre mère et enfant, est donc en réalité en dehors de l’ensemble thématique élaboré par Ovide. Paradoxalement c’est pourtant lui qui scelle le destin de Cadmus :

                                   ...luctu serieque malorum
uictus et ostentis, quae plurima uiderat, exit
conditor urbe sua, tamquam fortuna locorum,
non sua se premeret
... (4, 564-567).

...vaincu par la douleur, l’enchaînement des malheurs et les prodiges qu’il avait vus en si grand nombre, le fondateur quitte sa ville comme s’il était accablé par la fortune des lieux et non par la sienne...

Parce que Cadmus voit dans la série de ses deuils un effet de la fortuna locorum, il décide de quitter Thèbes, mais, comme le suggère le non sua, il se trompe peut-être. Plus tard, alors qu’il se trouve en Illyrie avec son épouse et qu’ils repassent dans leur mémoire les prima... fata domus (4, 569-570), revenant sa première aventure sur le sol thébain, il se pose soudain une question :

Iamque malis annisque graues, dum prima retractant
fata domus releguntque suos sermone labores :
« Num sacer ille mea traiectus cuspide serpens »
Cadmus ait « fuerat, tum cum Sidone profectus
uipereos sparsi per humum, noua semina, dentes ?
Quem si cura deum tam certa uindicat ira,
ipse, precor serpens in longam porrigar aluum
(569-575).

Et à présent sous le poids des malheurs et des ans, tandis qu’ils retracent les premiers destins funestes qui ont frappé leur maison et que dans leurs conversations ils passent leurs épreuves en revue : « N’aurait-il pas été sacré ce serpent que j’ai transpercé de ma lance, dit Cadmus, quand, parti de Sidon, j’ai répandu à travers le sol, semences nouvelles, ses dents vipérines ? Si la colère des dieux le venge avec un soin si assuré, ma prière est que mon propre corps s’étire sous la forme d’un long ventre ».

Il est aussitôt métamorphosé en serpent. Harmonie, désespérée, adresse à son tour une demande aux dieux : ...Cur non/ me quoque, caelestes, in eandem uertitis anguem ? (« Pourquoi, dieux du ciel, ne me changez-vous pas aussi en serpent ? », 593-594). Elle subit la même transformation. Les deux serpents gagnent la forêt voisine. Ovide signale qu’aujourd’hui encore ils ne fuient pas les hommes et ne leur font pas de blessures, parce qu’ils se souviennent de ce qu’ils ont été autrefois (4, 603).

Mais revenons-en à la question de Cadmus. Elle lui est inspirée par les malheurs de ses descendants et établit un rapport entre leurs destins et deux actes de Cadmus à son arrivée de Sidon (avoir tué le serpent et en avoir semé les dents) : l’anguis Martius de la source aurait été sacer, les dieux l’auraient vengé sur la descendance du coupable. La transformation immédiate de Cadmus confirme que l’interprétation avancée cette fois est la bonne, ce qui élimine alors la précédente, évoquée au vers 567 : à savoir, la fortuna locorum.

Le passage est, par ailleurs, à mettre en relation avec son équivalent au début de l’histoire : l’annonce faite à Cadmus de sa future métamorphose par une voix mystérieuse, qui la rattachait au fait d’avoir regardé le cadavre du serpent. Au terme de sa vie, c’est aux deux actions laissées de côté par la voix : avoir tué le serpent et semé ses dents, que Cadmus relie les malheurs de ses descendants, considérés comme l’effet de la colère des dieux, sa propre métamorphose valant pour dernier épisode de cette uindicatio. Comme cette hypothèse est en quelque sorte corroborée par son immédiate métamorphose en serpent, peut-être faut-il en conclure qu’à la manière d’un oracle, dont la parole est toujours ambiguë, la voix mystérieuse avait choisi « exprès » l’action de regarder, dont le lecteur sait bien à l’issue du cycle thébain qu’elle a principalement valeur de substitut.

Ovide sollicitant souvent son lecteur par le biais de ses constructions narratives21, je crois que la mise en relation opérée par Cadmus entre deux moments de la fondation de Thèbes (avoir tué le serpent et avoir semé ses dents) et les fata de sa maison est une incitation indirecte à poursuivre dans cette voie. Comment ne pas se rendre compte en effet qu’une étape de la fondation de Thèbes a été laissée de côté : la mort sanglante des enfants issus des extraordinaires semailles accomplies par le héros ? Et ne pas supposer alors qu’elle est à prendre comme une espèce d’anticipation des destins funestes des descendants de Cadmus ? Il est tout à fait instructif, à cet égard, de confronter la version d’Ovide à celle d’Apollodore. Selon ce dernier, qui dit suivre Phérécyde, « Cadmos, lorsqu’il vit que des hommes tout armés poussaient de la terre, leur jeta des pierres et, chacun croyant être mitraillé par les autres, ils commencèrent à se battre » (3, 4, 24). Les différences avec Ovide sont parlantes : pas d’autodestruction spontanée et une expiation immédiate exigée du futur fondateur de Thèbes : « Cadmos, pour expier son meurtre, dut servir Arès pendant une année perpétuelle », autrement dit, huit ans, précise Apollodore (3, 4, 24). Au terme de cette punition, Zeus lui donne en mariage Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite. Signe de leur faveur, les dieux quittent le ciel pour venir assister aux noces. Apollodore raconte ensuite les malheurs des descendants de Cadmus, mais sans les mettre en relation avec ce qui s’est passé juste avant la fondation de Thèbes. Tous sont dus à la colère d’un dieu. Sémélé, dont Zeus est devenu l’amant, « est trompée par Héra », qui provoque sa mort (3, 4, 26). La déesse « irritée » contre Ino et Athamas, qui ont élevé Dionysos, les frappe de folie (3, 4, 28). Actéon s’attire « la colère de Zeus » en poursuivant Sémélé ou parce qu’il a vu Artémis se baigner (3, 4, 30). Dionysos oblige les Thébaines à quitter leurs maisons pour aller se livrer aux pratiques bachiques ; Penthée qui avait voulu les interdire est déchiqueté par sa mère (3, 5, 36). Cadmus quitte Thèbes avec Harmonie et se rend chez les Enchéléens. Il avait été prédit à ces derniers qu’ils vaincraient les Illyriens s’ils prenaient pour chefs Cadmos et Harmonie. Cadmus règne sur les Illyriens, a un fils appelé Illyrios, puis est changé en serpent en même temps que son épouse et envoyé par Zeus aux Champs-Elysées (4, 5, 39).

La confrontation entre les Métamorphoses et la Bibliothèque conforte, me semble-t-il, l’hypothèse que je voudrais défendre dans cet article. Les choix opérés par Ovide dans son traitement de chacun des épisodes du cycle s’expliquent en raison de la lecture qu’il a faite de l’épisode initial (et plus particulièrement des étranges semailles ordonnées à Cadmus et de ce qui en est résulté : la naissance des Spartes à partir de la terre et leur guerre fratricide) à la lumière de l’histoire d’Œdipe, histoire qui combine un inceste, métaphorisé par l’image du labourage et des semailles, une altération du corps du coupable : l’aveuglement qui vaut toujours pour substitut, et la mort de ses deux descendants mâles au cours d’un combat fratricide. Cette lecture est, me semble-t-il, mise en évidence par l’insertion, au milieu du cycle, de l’histoire de Tirésias, qui sert en quelque sorte de fil conducteur pour de multiples raisons. C’est le fils d’un Sparte, Oudaeos. Il est présent dans Œdipe-Roi, auquel Ovide renvoie dès sa maxime sur le bonheur dans la vie humaine. Il est présent aussi dans les Bacchantes, où Euripide reprend autrement la thématique sophocléenne. Enfin son destin offre des traits communs avec celui d’Œdipe, puisque le nœud thématique de son existence dans les Métamorphoses, c’est une immixtion violente dans la copulation d’un couple dont l’un des partenaires est frappé, l’accès à un plaisir normalement impossible pour un homme, et l’aveuglement, Tirésias ayant joui de cette situation jusqu’à ce qu’elle devienne un objet de paroles et qu’il y ait alors révélation de ce qui devait rester secret. Je rappelle à l’appui de mon hypothèse que Cadmus a eu quatre filles et un fils Polydoros, de qui Œdipe descend par Labdacos et Laïos, Jocaste descendant par ailleurs d’Échion et d’Agavé. Le silence d’Ovide sur Polydoros est extrêmement significatif : c’est une absence vers laquelle pointent tous les passages laissant supposer qu’il est question, dans les Métamorphoses, de tous les descendants de Cadmus.

Si l’on admet que, comme l’annonce, après son récit de la fondation de Thèbes par Cadmus, sa phrase sur le bonheur des hommes, tirée d’Œdipe-Roi, Ovide a voulu proposer une réflexion générale sur la vie humaine, que ressort-il de son texte sinon que le destin d’Œdipe – et c’est pour cela qu’il est en creux dans tout le cycle thébain – est exemplaire ? Sa vie est l’accomplissement le plus poussé et le plus célèbre de ce qui se passe dans celles de Cadmus et de ses autres descendants, l’épisode le plus éclairant sur ces convergences étant l’histoire de Penthée, telle que l’a traitée Euripide, et l’épisode le plus mystérieux celui des semailles des dents du serpent, qui fécondent la Terre d’où naît alors une moisson de guerriers. Doit-on ou peut-on aller plus loin et supposer qu’Ovide a vu dans ces semailles un inceste masqué ? Le serpent protège une caverne décrite comme un lieu métaphorique du sexe féminin dans sa représentation la plus redoutable, puisque son accès est protégé par l’enchevêtrement de branches et interdit par un monstre à la double rangée des dents. Faut-il considérer la grotte comme une métonymie de la terre, à laquelle un acte de pénétration et fécondation est ensuite imposé ? F. Vian22 a proposé d’identifier dans le serpent thébain un fils de la Terre et de l’Arès thébain. Ovide n’avait pas lu les historiens des religions modernes ! A-t-il pu considérer néanmoins le serpent, dont les dents sont utilisées pour un acte de procréation imposé à la terre, comme un fils de cette dernière ? Difficile d’en juger, même si c’est tentant de le supposer. Il semble plus probable en revanche qu’il ait vu dans cet épisode métaphorique d’un acte sexuel une transgression, comme c’est le cas pour le meurtre du serpent qualifié de Martius et de sacer. La relation de cause à effet qu’il propose, à la fin du cycle, entre les semailles des dents du serpent après sa mort et les destins terribles des descendants de Cadmus, conduit en effet le lecteur à supposer que l’opération vaut aussi pour l’épisode de l’histoire des origines qui semble être leur correspondant : la fin violente des guerriers issus de ces semailles, qui en constituerait une première et immédiate expiation.

Dans ce cadre, posé au début et explicité à la fin du cycle par une parole (chaque fois unilatérale, en provenance de la divinité ou d’un homme), Ovide a construit ses différents récits sur la fin des descendants de Cadmus de façon à faire apparaître la récurrence d’actes qui constituent, tous, des transgressions dont l’objet est sexuel : voir une déesse vierge nue ; connaître la jouissance féminine suprême ; interrompre une copulation, autrement dit aussi une jouissance ; devenir une femme et parler ensuite du plaisir féminin en révélant qu’il est supérieur à celui des hommes ; voir des cérémonies sacrées en croyant que s’y accomplissent des actes de débauche impliquant la mère et d’autres femmes. Tous ces actes sont punis d’une façon équivalente, les « coupables » subissant une altération physique plus ou moins importante : être déchiqueté (Actéon, Penthée), consumé (Sémélé), perdre son sexe (Tirésias) ou la vue (Tirésias, Œdipe). Tout tourne autour de l’acte et/ou du désir sexuel et/ou du corps des femmes et plus particulièrement de ce qu’il en est de leur jouissance, avec évocation de tous les cas de figure possibles : la vierge, l’amante, la mère. L’histoire qui est vraiment une pièce rapportée et qui d’ailleurs n’a rien à voir avec les femmes : celle de Narcisse, met en scène la force mortifère d’un désir interdit, tout en confirmant que voir, dans la mesure où la vision suscite et nourrit le désir, est un substitut de toucher. Ce n’est pas un hasard si elle constitue avec celle de Tirésias le milieu du cycle.

Platon avait recouru aux catégories du Même et de l’Autre pour analyser le sentiment amoureux : dans le Banquet avec le mythe de l’androgyne et dans le Phèdre avec les métaphores de l’écho et du reflet appliquées au désir éprouvé par l’amant et l’aimé23. Avec l’insertion d’Écho dans l’histoire de Narcisse ; le dialogue imaginé entre les deux personnages fait de répétitions verbales qui séduisent Narcisse parce que les invites amoureuses de la nymphe ne sont qu’échos à ses propres paroles ; les récurrences sonores incluses par le poète, dans le passage où Narcisse se mire, récurrences qui tissent à l’usage du lecteur un équivalent aux reflets qui égarent le puer penché sur la source, le texte d’Ovide se situe clairement dans la ligne du philosophe grec24. Il est tout à fait significatif que cette histoire sur l’impossibilité d’un amour qui serait recherche du Même, ait été placée au centre d’un cycle constitué de récits dont le point commun est un questionnement sur l’Autre dans la relation amoureuse, autrement dit, puisque la perspective d’Ovide est masculine, un questionnement sur la femme : sur ce qu’elle est intimement dans son corps (Diane) autant que sur ses désir et plaisir sexuels (Sémélé, Junon, Agavé et les Bacchantes). Le passage où Sémélé exprime le vœu d’être à la place de Junon et celui où Junon refuse de parler du plaisir féminin mettent en évidence l’importance (du point de vue de la femme) du plaisir dans l’acte sexuel en même temps que sa volonté de laisser l’homme ignorant de ce qui relève de sa seule intimité. Mais le point de vue prépondérant dans le cycle reste masculin : le vœu de Sémélé d’être à la place de Junon pour éprouver le plus de plaisir possible, puni immédiatement au cours de sa réalisation, trouve un prolongement immédiat dans le récit de l’aventure de Tirésias. La transformation de ce dernier semble correspondre au désir de l’homme de savoir ce qu’il en est, en prenant la place de la femme, et non seulement, comme cela est mis en scène dans le cycle avec Actéon et Penthée, en se mettant dans la position du voyeur. À cet égard la faute de Tirésias est clairement d’avoir fait part à un homme de ce que les femmes, elles, se gardent bien de divulguer, confirmant ainsi ce qui ressortait de sa première aventure : la tendance de l’homme à la violation, une tendance, qui reste probablement latente, faute de temps, chez Actéon et Penthée.

Pour conclure, ce n’est pas seulement le mythe de Narcisse, mais tout le cycle thébain des Métamorphoses qui est à verser dans le dossier de l’histoire des rapports de sexe en Occident, dont une des tâches des chercheurs dans le domaine antique aujourd’hui est d’analyser comment ils ont été décrits et pensés en Grèce et à Rome. Dans cette histoire, la contribution d’Ovide a été fondamentale. Tout le monde en est d’accord pour le mythe de Narcisse, qui est à l’origine d’une partie de la théorie psychanalytique. Comme toujours dans un texte aussi construit que les Métamorphoses, une histoire doit être lue pour elle-même et en relation avec les autres. Les rencontres de Narcisse avec Écho, puis avec la source, qui posent la question du « bon » rapport entre le Même et l’Autre, sont insérées dans un cycle où il est question du désir de la femme et du désir de l’homme tels que ce dernier (Ovide étant un auteur masculin) les appréhende ou les fantasme. Aussi l’acte sexuel est-il présenté à la fois comme le lieu d’expression de l’identité et de la différence des sexes, et aussi comme celui des tentatives de transgression et des risques de châtiment sous la forme d’altérations physiques, l’homme aspirant fondamentalement à savoir ce qu’il en est de la femme au plus fort de son intimité et en particulier au moment même de sa jouissance.

Comme l’ont souligné certains critiques, en parlant de Thèbes, Ovide faisait sans doute allusion à Rome : à son passé comme à son présent. Comme Thèbes, la ville avait été fondée à l’issue d’une lutte fratricide, à laquelle furent assimilées les guerres civiles. À l’époque où ce texte est écrit, Auguste a perdu ses descendants mâles, les deux jeunes princes de la jeunesse, et exilé sa fille et sa petite-fille, officiellement pour débordements sexuels. Cette lecture politique n’est pas incompatible avec celle que je viens de proposer. La façon qu’a eue Ovide de traiter de la vie d’un fondateur de cité et de celle ses descendants, en montrant qu’elles s’étaient jouées, comme pour tout homme25, entre désir, attirance pour la transgression et risque d’expiation, est en soi une prise de position assez provocatrice à l’égard de la politique de rénovation morale menée alors, à contre courant de l’évolution des mœurs, par un homme qui entendait être jugé, ainsi que les siens, exemplaire dans ce domaine26 !

Bibliography

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Notes

1 T. Cole (2004). Return to text

2 T. Cole (2004, p. 358). Return to text

3 Sur l’influence de la pratique mythographique de Parthénius de Nicée sur Ovide, voir J. Fabre-Serris (à paraître). Return to text

4 F. Zeitlin (1990). Return to text

5 Voir en particulier les Remèdes à l’amour, 361-398. Return to text

6 Outre la peau de lion, plusieurs détails renvoient au récit virgilien : comme Cacus, le serpent est un monstre qui vit dans une caverne, dont l’accès est protégé ; comme lui aussi, il crache des feux sombres (3, 75-76). Return to text

7 C’est également un détail qui renvoie au récit virgilien : le cadavre de Cacus est traîné à l’extérieur de la caverne et les gens viennent le voir : ...Nequeunt expleri corda tuendo/ terribilis oculos, uoltum uillosaque saetis/ pectora semiferi atque exstinctos faucibus ignis (« ils n’arrivent pas à remplir leur cœur de la vue de ces yeux terribles, de ce visage, de cette poitrine de demie bête hérissée de poils rudes, de cette gorge aux feux éteints », 8, 265-267). Return to text

8 Sophocle, Œdipe-Roi, trad. P. Mazon modifiée : « Comment, comment le champ labouré par ton père a-t-il pu si longtemps, sans révolte, te supporter, ô malheureux ? » (1211-1213) ; « l’épouse qui n’est pas son épouse, mais qui fut un champ maternel à la fois pour lui et pour ses enfants » (1256-1257) ; « ce père, mes enfants, qui, sans avoir rien vu, rien su, s’est révélé soudain père là d’où lui-même avait été semé » (1484-1485 : ἔνθεν ἀυτὸς ἠρόθην ; ἀρῶ signifie, à l’aoriste passif, labourer, semer) ; « votre père a tué son père ; il a labouré celle qui l’avait enfantée » (1496-1497 : τὴν τεκοῦσαν ἤροσεν). Return to text

9 Sophocle, Œdipe-Roi, trad. P. Mazon. Return to text

10 Le mot utilisé est μνηστευόμενος, qui signifie « rechercher en mariage, épouser ». Return to text

11 Le texte entier est : Ex eo praegnans cum esset facta, Iuno in Beroen nutricem Semeles se commutauit et ait : « Alumna, pete a Ioue ut sic ad te ueniat quemadmodum ad Iunonem, ut scias quae uoluptas est cum deo concumbere » (Comme elle était tombée enceinte, Junon prit l’aspect de la nourrice de Sémélé, Béroé, et dit : « mon enfant, demande à Jupiter qu’il vienne à toi de la même façon qu’il va vers Junon pour que tu comprennes ce qu’est le plaisir de coucher avec un dieu ». Return to text

12 Les différentes versions des aventures de Tirésias ont été étudiées par N. Loraux (1989) et L. Brisson (1976). Si on le prend dans son ensemble, donc en tenant compte du récit de l’aventure d’Actéon, le texte ovidien peut être invoqué à l’appui du raisonnement de N. Loraux : « Quelles que soient les affinités d’Athéna avec le serpent, on ne saurait toutefois affirmer avec Brisson (p. 66) qu’‘Athéna peut être assimilée à un serpent’. Il vaut mieux raisonner en termes de séquences mythiques et observer : 1. que dans cette version, c’est voir Athéna qui équivaut à voir copuler des serpents 2. Qu’en toute bonne logique, voir Athéna équivaut aussi pour Tirésias aux deux autres séquences qui précèdent le châtiment (faire l’expérience de la féminité, départager Zeus et Héra en leur querelle) : si l’on confronte les deux versions du mythe et si on estime que celle de Callimaque est un ‘condensé’ de l’autre, il faut suivre la méthode jusqu’au bout » (366, note 21). Return to text

13 Voir aussi Apollodore, Bibliothèque, 3, 6, 7 ; Properce, 4, 9, 57-58. Return to text

14 La seule allusion à Œdipe que l’on trouve dans les Métamorphoses se trouve dans le discours de Pythagore au vers 429 du livre 15 où l’adjectif Oedipodioniae se trouve associé à Thèbes. Return to text

15 Voir J. Loewenstein (1984, pp. 33-56) ; P. Hardie (1988, pp. 71-89) ; I. Gildenhard and A. Zissos (2000, pp. 129-147). Return to text

16 I. Gildenhardt and A. Zissos (2000, pp. 141-144). Return to text

17 Mét., 3, 388-391 : ...egressaque silua/ ibat, ut iniceret sperato brachia collo./ Ille fugit fugiensque « manus complexibus aufer ;/ ante ‘ait’ emoriar quam sit tibi copia nostri » : « elle sort de la forêt et s’avançait pour jeter ses bras autour du cou espéré ». Narcisse fuit et tout en fuyant : « Ote ces mains qui cherchent à m’enlacer ; je mourrai, dit-il, avant que tu puisses disposer de moi ». Salmacis a le même geste et Hermaphrodite la même réaction (4, 334-336) : Poscenti nymphae sine fine sororia saltem/ oscula iamque manus ad eburnea colla ferenti :/ « Desinis ? an fugio tecumque » ait « ista relinquo ? » (« Comme la nymphe réclame sans cesse au moins des baisers de sœur et déjà porte les mains vers son cou d’ivoire » : « Vas-tu cesser ? » dit-il « ou est-ce que je fuis et en même temps que toi laisse ces lieux ? »). Avec le personnage d’Écho est évoquée sur le mode mineur la thématique qui parcourt toutes les Héroïdes, celle des souffrances des femmes amoureuses qui expriment leur désir et manifestent leur amour en espérant, envers et contre tout, être, un jour, payées de retour. Return to text

18 L’idée est exprimée à plusieurs reprises : « pour... voir sans être vus » (1050) ; « en montant sur un sommet ou un grand sapin, je verrai exactement les obscénités des ménades » (1061-62) ; Penthée se retrouve assis au sommet d’un arbre « où il était vu des bacchantes mieux qu’il ne les voyait » (1075). Return to text

19 ...« Fer opem, matertera » dixit/ « Autonoe !, moueant animos Actaeonis umbrae » (« porte-moi secours, sœur de ma mère », s’écrie-t-il, « sois touchée par l’ombre d’Actéon »). Return to text

20 Pas plus qu’Œdipe, Penthée n’a conscience de ce désir à l’égard de sa mère, comme le souligne F. Zeitlin (1989, p. 136) : « Like Oidipous, he (Pentheus), too, turns out to be a voyeur, seeking without his conscious knowledge to see and know those secrets that are forbidden to him in the domain of the mother ». Return to text

21 Voir J. Fabre-Serris (à paraître). Return to text

22 Pour F. Vian (1962, p. 107 et suiv.), le serpent est le fils d’Arès et d’Érinys Tilphossa, une source béotienne, qui est l’homologue de la Déméter Érinys arcadienne, et toutes deux prolongeraient une divinité mycénienne de la Terre associée à Poséidon. Il serait donc le fils de la Terre et de l’Arès thébain, une ancienne divinité guerrière parèdre et époux de la Terre. Return to text

23 Le désir éprouvé par l’amant, « comme un souffle ou un écho renvoyé une surface lisse et solide » (255 c) revient à son point d’origine et remplit l’âme de son bien-aimé. Celui-ci ignore la nature du sentiment qui s’empare de lui : « sans s’en rendre compte, il se voit dans les yeux de son amant comme dans un miroir » (255 d) ; « l’amour qu’il éprouve en retour (anteros) est l’image réfléchie de l’amour (eros) de son amant » (255 d). Return to text

24 À partir du vers 415, Ovide multiplie les récurrences verbales : dumque [...] dumque ; sitim [...] sitis : corpore [...] corpus : miratur [...] mirabilis ; probat [...] probatur ; petit [...] petitur ; quotiens [...] quotiens ; quid uideat [...] quod uidet ; tecum [...] tecum ; discedet [...] discedere ; non illum [...] non illum ; ecquis [...] ecquem [...] (voir G. Rosati, 1983, pp. 32-33) et les récurrences sonores : inrita fallaci quotiens dedit oscula fonti (427), soulignant ainsi l’équivalence entre les répétitions visuelles et sonores, les répétitions de sons étant à la fois vues et entendues. Return to text

25 Peut-être est-ce pour cela qu’une fois devenu serpent, Cadmus est d’une espèce bienveillante envers ses anciens congénères. Return to text

26 Je terminerai par une brève analyse de passages de l’Œdipe de Sénèque, qui me semblent confirmer ma lecture du cycle ovidien. Le troisième chœur explique à Œdipe qu’il n’est pour rien dans les dangers actuels. Le fléau qui frappe Thèbes est dû à un ancien courroux des dieux (ueteres/ deum irae, 711-712) qui remonte aux origines. Depuis la venue de Cadmus sur l’ordre d’Apollon, « la terre n’a cessé de produire de nouveaux monstres » (tempore ex illo noua monstra semper/ protulit tellus..., 724-725). La liste que le chœur en donne est clairement inspirée d’Ovide, à qui tout le passage renvoie, d’autant que les épisodes de la fondation de Thèbes, manifestement supposés connus, donnent lieu ici à une évocation plus qu’à un récit. Premier monstrum en raison apparemment de sa taille : un serpent gigantesque, donné donc ici comme un fils de la Terre. Deuxièmes monstra : des guerriers, qualifiés sans précision d’impio partu (« enfants impies », 731), dont l’origine est éclairée ensuite par l’expression dignaque iacto semine proles (« descendance digne de la semence jetée », 739), qui évoque les semailles des dents du serpent. Ils s’exterminent en un jour lors d’un combat terrible que le chœur appelle un ciuile nefas (« lutte civile », 748). Comme Ovide, Sénèque aime à relier entre eux les fils mythiques. Le chœur conclut son rappel du passé par cette prière : Illa Herculeae norint Thebae/ proelia fratum ! (« puisse la Thèbes d’Hercule ne connaître que ces combats ! », 749-750), ce qui éveille immédiatement chez le spectateur le souvenir des fils d’Œdipe. Ce faisant, Sénèque a poursuivi la lecture d’Ovide, la lutte des fils d’Œdipe apparaissant comme le dernier acte de l’expiation des semailles primordiales. Il finit d’ailleurs le passage en désignant quasiment son texte-source. Le chœur donne pour troisième exemple, mais en première position après la fin de son évocation des origines de Thèbes (ce qui est aussi le cas dans les Métamorphoses) le « destin du petit-fils de Cadmus » (Cadmei fata nepotis, 751). Le jeune chasseur périt, après une fuite éperdue au terme de laquelle il voit se refléter ses cornes dans la source même où s’était baignée Diane, évoquée par une périphrase en écho avec la thématique ovidienne : nimium saeui diua pudoris (« la déesse à la pudeur trop cruelle », 763). Return to text

References

Electronic reference

Jacqueline Fabre-Serris, « Le cycle thébain des Métamorphoses : un exemple de mythographie genrée ? », Eugesta [Online], 1 | 2011, Online since 01 janvier 2011, connection on 13 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/eugesta/1124

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Jacqueline Fabre-Serris

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3
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