Introduction
Depuis une quinzaine d’années, le vêtement antique connaît un regain d’intérêt1. Les études se multiplient sur cet objet de recherche « à la fois historique et sociologique », comme Roland Barthes l’avait formulé en 19572. Parmi les nombreuses pistes qu’il reste à explorer pour l’Antiquité grecque, j’analyserai ici le rôle d’un accessoire vestimentaire constitué de « bandelettes croisées », en réévaluant de manière critique sa fonction supposée d’attribut des jeunes filles non mariées, les παρθένοι. Mon approche est basée sur la mise en scène de cet accessoire dans la peinture de vases attiques de l’époque classique, sans négliger d’autres sources iconographiques, comme la statuaire, ainsi que les sources écrites. Mon objectif est de saisir dans quelle mesure cet attribut s’inscrit plus largement dans l’ensemble des codes vestimentaires des filles grecques en tant que reflet et vecteur à la fois de pratiques sociales. Il s’agit aussi de réévaluer son rapport exclusif avec des παρθένοι. Les représentations de femmes en mouvement invitent également à s’interroger sur l’ergonomie du vêtement sur un corps actif et sur la fonction réelle ou symbolique de cet attribut.
1. Les bandelettes croisées. Usages féminins en Grèce ancienne d’après les textes et l’iconographie
1.1. Attestations terminologiques
L’expression « bandelettes croisées » est moderne. Aucun terme distinct en grec ne semble désigner cet accessoire. Cependant, plusieurs mots décrivent les bandes de poitrine portées par les femmes. Le plus commun est κεστός, qui désigne tour à tour la ceinture virginale et une bande de poitrine3. Le στρóφιον est une bande en coton ou en lin servant à maintenir les seins immobiles ; il est aussi utilisé dans le monde romain4. Le mot ἀπόδεσμος, mentionné par Aristophane5, qu’Anatole Bailly définit comme une « sorte de bandelette pour soutenir la gorge d’une femme »6, pourrait être associé aux bandelettes croisées, tout comme le μαστόδεσμος chez Pseudo Galien7 et le μαστόδετον dans l’Anthologie palatine8. Julius Pollux mentionne le στηθόδεσμος9, littéralement « lien des seins », décrit comme un accessoire appartenant au vocabulaire féminin et généralement utilisé exclusivement par des femmes, sans indiquer toutefois clairement qu’il s’agit d’une bande de poitrine10. Aucune de ces références ne précise si les bandes sont habituellement doubles ou uniques et par conséquent si elles se croisent ou non. Dans l’iconographie toutefois, les bandelettes croisées sont visibles11. Si cette occurrence s’appliquait également à la vie quotidienne, cette visibilité a dû jouer un rôle dans la construction de l’identité sociale des παρθένοι. Ce terme désigne généralement les filles non mariées mais prêtes à l’être12. Les παρθένοι sont ainsi d’un âge indéfini ; leur statut change avec le mariage qui semble avoir eu lieu en Grèce en moyenne aux alentours de quatorze ans13, où elles deviennent épouse, passant directement du statut d’enfant à celui d’adulte.
1.2. Bandes et ceintures, protagonistes d’un symbolisme féminin
Les scènes peintes sur les vases attiques de l’époque classique (entre 480 et 350 av. J.-C.) représentent parfois des jeunes filles dont le vêtement est maintenu par des bandelettes croisées. La production de ce type d’images débute au Ve siècle av. J.-C.14 en relation avec différents domaines de la vie humaine et divine (mariage, jeux, rites...). Sur ces documents, la présence irrégulière de cet accessoire semble exclusivement caractériser des figures féminines appartenant à la classe d’âge et au statut des παρθένοι. Les bandelettes croisées sont d’ordinaire associées au port d’une ceinture, deux types d’accessoires qui semblent représenter une forme de contrôle social sur le corps des jeunes filles. Dans un article fondateur, Pauline Schmitt Pantel a montré que la ceinture est associée aux différentes étapes de la vie féminine15. Attribut de séduction de la mariée, elle invite aussi au déliement qui symbolise la disponibilité sexuelle de la jeune épouse16. Comme Pauline Schmitt Pantel l’explique, la ceinture féminine la plus commune en Grèce ancienne est appelée ζώνη et se place en général par-dessus la tunique. Sa plus ancienne attestation se trouve chez Homère17.
Comme nous l’avons mentionné, les textes anciens ne parlent pas de bandes féminines doubles se croisant sur le buste. Toutefois, un type d’accessoire pourrait s’en rapprocher, à mi-chemin entre la ceinture et la bandelette de poitrine, appelé κεστός ιμάς. Traduit d’ordinaire par « ruban brodé », le κεστός ιμάς est décrit dans l’Iliade18 comme une sorte de lanière ressemblant à une ceinture mais placée au niveau de la poitrine. Cette bande ornée de broderies est remise à Héra par Aphrodite afin de contribuer à la séduction de sa détentrice :
Ἦ, καὶ ἀπὸ στήθεσφιν ἐλύσατο κεστὸν ἱμάντα
ποικίλον, ἔνθα τέ οἱ θελκτήρια πάντα τέτυκτο·
ἔνθ’ ἔνι μὲν φιλότης, ἐν δ’ ἵμερος, ἐν δ’ ὀαριστὺς
πάρφασις, ἥ τ’ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων.
τόν ῥά οἱ ἔμβαλε χερσὶν [...].
Elle dit, et de son sein elle détache alors le ruban brodé, aux dessins variés, où résident tous les charmes. Là sont tendresse, désir, entretien amoureux aux propos séducteurs qui trompent le cœur des plus sages. Elle la met aux mains d’Héra [...]19.
Ce passage invite à se demander dans quelle mesure les bandelettes croisées auraient pu être aussi manipulées par les jeunes filles dans un but érotique ou autre. Pouvaient-elles être ôtées et consacrées à Artémis avant le mariage d’une παρθένος, comme Linda Roccos le suggère20 ? La déesse, protectrice des filles21, se voyait dédier de nombreuses offrandes féminines lors de rites de transition22, des dons majoritairement vestimentaires et textiles qui rendent cette hypothèse plausible. Selon Mireille Lee, après l’arrivée de la puberté, le port de bandelettes croisées pourrait avoir permis d’indiquer que les παρθένοι sont prêtes à être données en mariage, car elles soulignent la présence ou les prémices de leur poitrine qui signale leur maturité physique23.
Plusieurs reliefs funéraires attiques en marbre montrent des filles prépubères ceintes de bandelettes croisées sur la poitrine24, comme sur une stèle à naïskos attique d’Eukoline au cimetière du Céramique (fig. 1)25. Des accessoires s’ajoutent parfois aux bandelettes. Une statuette en marbre du IVe s. av. J.-C.26 représente une petite fille vêtue d’un long χιτών, une sorte de tunique, maintenu par deux bandes croisées surmontées d’un disque central. Quand le décor du disque est distinct, il figure la face d’une gorgone, comme sur une statue votive hellénistique de fillette vêtue d’un χιτών, provenant de Golgoi (Chypre)27, suggérant qu’il devait posséder la valeur d’une amulette protectrice à la manière de celles régulièrement portées en bandoulière par les enfants en bas âge dans le monde grec (lunule, double hache...)28. Des analogies entre les deux types de cordons peuvent être observées. Sur un chous – petit récipient semblable à un cruchon – conservé à Copenhague, une petite fille en train de ramper porte non pas un mais deux cordons d’amulettes, qui se croisent sur son buste d’une façon qui évoque les bandelettes croisées des filles plus âgées ; un petit garçon, mis en scène sur un chous formant une paire avec celui-ci, est figuré de façon semblable excepté son cordon unique d’amulettes29. Dans de rares cas, certains types de cordons peuvent être portés en double par des figures masculines, généralement des Érotes, comme le montre une statuette en bronze représentant Éros et provenant de Myrina : le compagnon d’Aphrodite porte sur son buste un κεστός ou sautoir croisé en perles30. L’analogie entre bandelettes croisées, cordons d’amulette et κεστός met en œuvre des valeurs esthétiques et symboliques à plusieurs niveaux31. À l’instar de la ζώνη, ces ornements sont des attributs caractéristiques de la παρθένος, et les images le suggèrent également32.
1.3. Une question d’ergonomie ? Rôle pratique
Les accessoires de type bandes et ceintures semblent donc avoir une fonction pratique secondaire dans l’habillement féminin, mais marquée d’un fort symbolisme. La tenue féminine ordinaire, constituée d’une longue tunique (χιτών ou πέπλος), est d’une apparente simplicité car elle peut définir la mobilité et par extension le rôle social de sa propriétaire. En Grèce ancienne, le vêtement féminin est porté long. Il tombe généralement jusqu’aux pieds33 et couvre le corps de haut en bas. Il impose ainsi deux contraintes au corps féminin : il le dissimule et entrave ses mouvements – ce dont les hommes sont exemptés34. Dans l’iconographie, de nombreuses παρθένοι sont en pleine activité, que ce soit sur des figurines en terre cuite35 ou dans la peinture de vases36. Ces documents figurés montrent que, malgré la finesse supposée des étoffes, qui glissent aisément sur le corps, la longueur et la fluidité de celles-ci, sans compter leur poids éventuel, devaient gêner la liberté de mouvements des filles.
Le port d’une tunique courte est une alternative d’ordre pratique répandue chez certaines femmes caractérisées par leur nature active37. Hors d’Athènes, les jeunes Spartiates, par exemple, sont connues dans les textes anciens pour leur pratique régulière d’exercices physiques38. Elles sont habituellement décrites comme revêtues de fines tuniques ouvertes sur le côté, qui laissent généralement les cuisses visibles39. Sur le plan mythologique, les figures féminines associées à la course ou à la chasse sont souvent vêtues du χιτών court, comme Artémis40 et les Érinyes41, avec parfois l’ajout de cordons croisés sur le buste pour ces dernières42. Cet attribut est également présent chez les Gorgones43 et Iris44. Athéna, guerrière et παρθένος par excellence, porte régulièrement les bandelettes croisées dans l’iconographie grecque, notamment sur des amphores panathénaïques à figures noires du IVe s. av. J.-C.45 et sur un vase fragmentaire à figures rouges (fig. 2)46. Elle apparaît aussi parée de cette manière sur une pièce de monnaie grecque de l’époque hellénistique47.
À l’instar de la ceinture, cet accessoire en X porté également par les mortelles semble détenir un sens pratique en plus de constituer une marque de statut social. Le long vêtement des jeunes Athéniennes, qui tombe d’ordinaire jusqu’aux chevilles48, paraît en effet peu adapté à la pratique d’activités telles que des courses ou à l’exécution d’autres mouvements rapides exigeant de bouger librement les jambes. Cependant, comme les tuniques étaient amples, elles permettaient peut-être une relative liberté aux membres inférieurs. Quant à l’arrangement de la partie supérieure du vêtement : les bandes auraient-elles plaqué le tissu contre la poitrine afin d’éviter la gêne produite par la fluidité de l’étoffe en bougeant, comme le propose Ethel Abrahams49 ?
Ces réflexions peuvent être approfondies en analysant l’exemple des domestiques femmes travaillant au service de l’élite athénienne, qui se distinguent par une allure et tenue spécifiques dans l’iconographie grecque50. Elles portent généralement une tunique longue avec de longues manches serrées51 (χιτών χειριδωτὸς)52, contrairement aux manches habituellement amples et plus courtes de leurs maîtresses. Les manches serrées constituent probablement un signe distinctif des servantes pour des raisons pratiques car elles leur permettaient de bouger et d’exécuter leurs tâches plus facilement, en évitant que le tissu ne se gonfle à chaque mouvement. Des manches courtes et/ou larges sont parfois également portées par des femmes de statut social subalterne dont le buste est surmonté de bandelettes croisées. Cet accessoire pourrait avoir la même utilité pratique et fonctionnelle pour les παρθένοι examinées plus haut. Sur un alabastre attique à figures rouges issu d’une collection de Glasgow53, un espace intérieur est suggéré par une porte close ainsi que par différents objets domestiques associés au monde féminin, tels qu’une sandale suspendue, un κλισμός (siège) et un κάλαθος (corbeille pour le travail de la laine) posés sur le sol. Une femme vêtue d’un long χιτών à manches mi-longues, les cheveux maintenus par plusieurs bandeaux de tête et ornée de boucles d’oreilles circulaires, porte un coffret. Une deuxième femme, la tête couverte d’un voile à motifs de croix, lui tend un alabastre de la main droite tout en portant une sandale posée à plat sur sa main gauche. Elle est vêtue d’un long χιτών et d’un manteau (ἱμάτιον) dont les traits sont effacés par l’usure. Une troisième figure féminine est placée derrière la femme au coffret (fig. 3). Il s’agit d’une fille de petite taille, revêtue d’un long χιτών à plis fins et manches mi-longues rehaussé d’un χιτωνίσκος et de bandelettes croisées. Son bras droit est tendu devant elle et elle tient un éventail de sa main gauche. Sa pose et le contexte de la scène semblent indiquer qu’il s’agit d’une domestique. Sa petite taille pourrait également dénoter de manière codifiée son statut servile. Mais qu’il s’agisse d’une femme adulte ou d’une enfant, les deux bandes qui se croisent sur la partie supérieure de son χιτών semblent participer à sa fonction servile en assurant l’ergonomie nécessaire pour l’exécution de ses tâches54.
Un deuxième exemple met en scène une femme placée dans une configuration domestique différente avec la prise en charge d’un enfant en bas âge (fig. 4)55. La femme soulève un bambin nu et orné d’un cordon d’amulettes en direction d’une grappe de raisin suspendue dans le champ vers laquelle le garçon tend les mains afin de la saisir. Un chien maltais, animal domestique par excellence56, se tient assis face à eux, le regard dirigé vers l’action. Une œnochoé est posée sur le sol derrière les deux protagonistes. Souvent identifiée à la mère du bambin57, la femme pourrait toutefois être la nourrice ou une domestique en charge de l’enfant58 : elle porte un long χιτών à manches courtes ceinturé à la taille, surmonté de deux fines bandes qui se croisent sous l’aisselle. Ces cordons croisés, qui assurent le maintien de la partie supérieure du vêtement, seraient ici à nouveau l’indication d’un statut servile59, exigeant une liberté de mouvement dont les épouses et mères athéniennes de bonne famille n’ont pas besoin, du moins dans l’iconographie.
2. Bandelettes : l’accessoire de la femme « active » grecque ?
2.1. Scènes de danse
Ces bandelettes peuvent-elles être identifiées plus largement comme l’attribut de femmes actives, jeunes, et pas uniquement des servantes ? L’imagerie des vases attiques met en scène différents types d’activités impliquant de vifs mouvements où les παρθένοι sont dépeintes avec des bandelettes croisées. De nombreux vases attiques représentent la pratique de la danse, généralement exercée par des jeunes filles encore non mariées60, mais également par des courtisanes61. Sur un lécythe à figures rouges d’un artiste proche du peintre de Palerme (480-460 av. J.-C.) (fig. 5)62, une jeune fille munie de crotales est en train de danser. Elle porte une longue tunique plissée surmontée d’un χιτωνίσκος à amples manches mi-longues, la tenue ordinaire des jeunes filles dans la peinture de vase attique. Deux bandes foncées et relativement larges se croisent sur son buste. Le rendu explicite du mouvement, suggéré par les cheveux voletant derrière la nuque et l’extrémité flottante du vêtement, traduit la vivacité de ses gestes et le besoin de maintenir le tissu à l’aide des bandes croisées. Le vêtement n’est pas ceint à la taille, sans doute parce que sa partie inférieure nécessite d’être totalement libre afin de suivre les mouvements de la danseuse, contrairement à sa partie supérieure, proche du corps. Aucun élément figuratif n’est représenté dans le champ de la scène dont le lieu est indéfini. Pourrait-il s’agir de l’entraînement d’une jeune danseuse avant de se produire au banquet – voire d’une hétaïre ? La présence des bandes pourrait constituer une marque de reconnaissance visuelle du statut de la jeune fille qui les porte, une danseuse professionnelle, tout en marquant son jeune âge.
Une autre représentation vasculaire met en scène une jeune danseuse aux crotales (fig. 6)63 accompagnée d’une joueuse d’aulos de plus grande taille. La poitrine de la danseuse est peu développée, soulignant son jeune âge. Le genou droit fléchi, la jambe gauche étendue devant elle, le visage légèrement incliné en avant, son regard est dirigé sur les crotales qu’elle fait résonner. Ses cheveux sont relevés au-dessus de sa nuque et parés de plusieurs fins bandeaux, figurés en rehaut ocre : trois sont placés au-dessus du front, et deux à l’extrémité de la chevelure, préfigurant le chignon. Elle est vêtue d’un χιτών finement plissé et sans manches, court, dégageant une partie des cuisses et les jambes, agrémenté de deux fines bandes se croisant sur le torse ; la forme arrondie de la jupe signale la rapidité de ses mouvements. Face à elle, la joueuse d’aulos, les joues gonflées par la pratique de l’instrument, est habillée de façon bien différente : sa tunique plissée et son ἱμάτιον couvrent presque entièrement son corps, et sa coiffe, un σάκκος (bonnet) surmonté d’un pompon, cache sa chevelure. La tenue particulière de la danseuse64, courte, fluide et agrémentée de bandelettes contre le haut du corps, semble adaptée à ses mouvements. À nouveau, les bandes pourraient avoir une fonction pratique de maintien tout en dénotant le jeune âge de la danseuse. Entre les deux protagonistes, un paquet d’étoffe aux bordures foncées est posé sur une sorte de tabouret, δίφρος. Il pourrait s’agir d’un ἱμάτιον, peut-être ôté par la jeune fille avant de se mettre à danser, alors que la joueuse d’aulos l’a conservé. La présence ostensible du vêtement sur le meuble signale peut-être le déplacement de la danseuse en compagnie de la joueuse d’aulos.
Sur le pourtour d’un lébès à figures rouges fragmentaire découvert à Athènes (fig. 7)65, un groupe composé de huit filles prend part à une danse, le buste décoré de fines bandes croisées par-dessus un χιτών court et transparent qui met en évidence leurs poitrines développées. L’une d’entre elles, vue de dos, joue de la lyre, apportant musique et rythme à la danse. Un θυμιατήριον, encensoir, est posé sur le sol entre deux danseuses. La parure générale des danseuses et le type de danse diffèrent de l’activité des jeunes filles analysée plus haut. Si le χιτών court allié aux cordons croisés permet de danser aisément, cette tenue et les accessoires qui l’accompagnent mettent en valeur la féminité et la beauté des danseuses66. Les cheveux attachés, elles portent des bracelets, des boucles d’oreilles et des colliers figurés en rehauts blancs67, à l’instar des bandes qui consistent en de fines chaînettes ponctuées d’éléments circulaires suggérant des bijoux. Selon Mireille Lee, ce groupe de jeunes filles pratiquerait une danse nuptiale exaltant la beauté féminine dans le cadre de rites de mariage68. Le pied d’un lébès γαμικός (fait à l’occasion d’un mariage) du même type découvert dans le sanctuaire d’Artémis à Brauron porte une scène similaire (fig. 8)69. Malgré l’état fragmentaire de l’objet, nous pouvons observer une jeune fille manifestement pubère d’après la figuration explicite de ses seins. Jouant de la lyre, elle est également vêtue d’un χιτών court et transparent surmonté de deux fines bandes comportant des éléments circulaires. Elle porte aussi un collier, un bracelet et des boucles d’oreilles. Elle danse devant un grand encensoir. L’autre face dépeint une seconde jeune fille parée de façon similaire, bandes comprises, mais sans lyre, un bucrane suspendu dans le champ. Le récipient fragmentaire peut être interprété comme une offrande votive à Artémis ou une autre divinité présidant aux mariages70. Dans les deux dernières scènes de danse analysées, le port de bandelettes pourrait indiquer le jeune âge des danseuses tout en rehaussant leur beauté. En effet, dans les deux cas, les bandes, associées au vêtement transparent et aux bijoux, pourraient faire office de parure de séduction dans un contexte rituel peut-être prénuptial, marqué par la présence du bucrane faisant allusion au sacrifice ainsi que par les encensoirs visibles71. Selon Vicky Sabetai, bien que la représentation de jeunes danseuses à demi nues soit inhabituelle sur ce type de récipient, cette iconographie s’intègre néanmoins bien au contexte des cultes exécutés en l’honneur d’Artémis, notamment à Brauron72.
2.2. Jeux d’équilibre
Dans l’iconographie vasculaire attique de l’époque classique, les bandes croisées sont aussi associées à des activités physiques en contexte de formation sociale et d’apprentissage, métaphorique ou réelle. De nombreuses représentations ludiques mettent en scène des jeunes filles, ensemble ou interagissant avec des garçons. Comme Véronique Dasen l’a relevé, certains jeux d’adresse illustrés sur ce type de supports, comme la pratique du jonglage73 (et des jeux de balles en général), de la mourre74 et de la toupie75 possèdent une valeur métaphorique associée à une dimension divinatoire contenue dans la gestion de mouvements aléatoires. Le jonglage avec des balles, pommes ou pelotes, par exemple, renvoie plus spécifiquement au symbolisme du lancer de pommes, utilisé dans les textes pour exprimer une invite amoureuse. Les jongleuses face à un garçon feraient référence au rôle actif des filles dans une relation de séduction, gérant les hauts et les bas de leurs émotions et de leurs incertitudes symbolisées par le mouvement du jonglage76.
Sur un lécythe à figures rouges conservé à Minneapolis (fig. 9)77, un jeu d’adresse particulier, communément appelé « jeu de l’équilibre du bâton », est pratiqué par une jeune femme saisie en plein mouvement de marche, tentant de maintenir un fin bâton en équilibre sur l’extrémité de son index droit. Légèrement penchée en avant, elle semble particulièrement concentrée à sa tâche78. Parée de bijoux (bracelets et boucles d’oreilles), elle est revêtue d’un long χιτών plissé à long repli, ceinturé à la taille, et dont le haut est maintenu par des bandelettes croisées. Les manches du vêtement ne sont pas conservées. Elle soulève un pan de l’extrémité de sa tunique en découvrant sa cheville, un geste qui suggère le besoin de liberté ergonomique. Ici encore, les bandes qui ceignent la partie supérieure de son χιτών pourraient lui donner plus d’aisance – mais pas seulement : elles dénotent aussi la classe d’âge à laquelle la jeune fille appartient, tout comme son type de jeu. Sur d’autres exemples, les joueuses n’ont cette fois-ci pas de bandes croisées : le jeu est pratiqué par Paidia, la personnification des jeux d’enfants, sur une pyxide attique à figures rouges de New York79, tandis qu’un chous à figures rouges d’Athènes80 met en scène une fille qui paraît très jeune, suggérant que de tels jeux de maîtrise se pratiquaient en Attique dès le plus jeune âge. La représentation de cet exercice pourrait traduire le souhait de montrer une capacité d’action propre aux jeunes filles en âge de se marier, exercée déjà chez les plus jeunes, en pleine « formation » sociale.
Cette dimension d’action spécifique aux femmes se retrouve dans les scènes de planche à bascule. Sur une hydrie à figures rouges conservée à Madrid (440-430 av. J.-C.) (fig. 10)81, deux jeunes filles sont debout à chaque extrémité d’une longue planche. À tour de rôle, les filles semblent sauter pour faire rebondir la partenaire du côté opposé. Le peintre a finement suggéré l’élan de l’exercice par le mouvement des cheveux et de l’extrémité inférieure du vêtement, un long χιτών à fins plis sans manches. La jeune fille à gauche porte de plus une ceinture à la taille et deux fines bandes croisées sur la poitrine. Sa comparse pourrait aussi en avoir, mais les traits ornant la partie supérieure de son vêtement sont moins nets et moins épais et rendent peut-être simplement les fins plis du tissu. La fille aux bandelettes arbore de longs cheveux rassemblés à l’arrière de la nuque, en une sorte de chignon allongé, tandis que sa compagne est coiffée d’un σάκκος à pompon. Sur cet exemple, les cordons croisés pourraient remplir une double fonction : retenir l’étoffe du χιτών contre le corps et indiquer le statut social de sa propriétaire, celui de fille non mariée. La dimension érotique du jeu est mise en scène grâce à la présence surnaturelle d’Éros, placé au centre et prêt à remettre la ceinture de la victoire à la gagnante82. Les deux joueuses sont respectivement nommées Hapalina, « la douce », et Archediké, qui pourrait se référer au nom d’une célèbre hétaïre. Les deux jeunes filles pourraient ainsi symboliser respectivement deux niveaux d’attraction sexuelle, celui de l’épouse si Hapalina est une παρθένος, et celui de l’amante si Archediké fait référence au nom d’une hétaïre83. Le mouvement vif de balancier fait partie du jeu et pourrait symboliser l’incertitude du destin des filles. Il visualiserait le contraste de leur séduction respective, d’un côté la douce παρθένος, Hapalina avec des bandelettes croisées, de l’autre Archediké déjà sexuellement active. Toutefois, on ne saurait exclure que les deux joueuses, finement vêtues et belles à voir, sont des hétaïres, et que la différenciation de leurs accessoires respectifs ne serve qu’à les individualiser. Que Hapalina soit une παρθένος de haut rang ou une hétaïre accomplie, le constat reste cependant le même : elle n’est pas (ou pas encore) mariée, par conséquent, elle est à distinguer des Athéniennes « bien considérées » par la communauté, et dont le statut social est défini par le mariage. Les bandes que la jeune fille porte contre son buste sur l’hydrie de Madrid semblent signaler cet état autre ou transitoire, lié à son jeune âge.
2.3. Ἐφεδρισμός et astragales
D’autres documents figurés représentent des παρθένοι avec bandelettes croisées et engagées dans des activités ludiques. Ces images sont à nouveau étroitement liées à leur genre et à leur rôle dans la société grecque de manière métaphorique. Une pyxide (Ve s. av. J.-C.) conservée à New York met en scène deux jeux différents où les jeunes filles portent des bandes croisées84. Sur un côté (fig. 11), deux jeunes filles se font face, vraisemblablement dans un intérieur suggéré par la pièce d’étoffe unie (linge, serviette ou couverture) suspendue entre elles. À gauche, la jeune fille tient de sa main droite une balle qu’elle s’apprête à lancer. Elle est vêtue d’un long χιτών plissé surmonté de deux bandes croisées au niveau de la poitrine. Ses cheveux sont coupés courts. Une étoffe à rayures, probablement un σάκκος, est suspendue dans le champ. Sa compagne semble s’avancer vers elle, les bras tendus en direction d’un objet oblong érigé verticalement sur le sol. Elle est vêtue de façon similaire à sa camarade, hormis les bandelettes dont la présence est incertaine en raison de sa position de profil, et ses longs cheveux sont relevés. La posture des deux filles suggère la pratique d’un jeu qui pourrait être la première étape de l’ἐφεδρισμός, ou « jeu de califourchon », que Julius Pollux décrit ainsi dans son Onomasticon :
On dresse une pierre loin de l’endroit où l’on est et on la vise avec des cailloux ou des pierres ; celui qui ne renverse pas la pierre porte celui qui l’a renversé, les yeux aveuglés par l’autre, jusqu’à ce qu’il atteigne sans faillir cette pierre, qu’on appelle la borne de rupture (δίορος)85.
La scène pourrait donc se rapporter au premier stade du jeu, le lancer de balle. L’objet figuré au sol n’est pas une pierre mais une sorte de bâton, qui pourrait constituer une variante. Les deux joueuses ne sont plus des enfants et semblent avoir dépassé le stade de la puberté86, comme le suggèrent les bandes croisées sur la poitrine d’au moins l’une des partenaires, désignant une appartenance possible à la classe d’âge des παρθένοι.
L’autre face de la pyxide met en scène un second duo de jeunes filles qui semblent être dépeintes dans la pose caractéristique de joueuses d’osselets ou astragales (fig. 12)87. Les filles se trouvent dans le même espace intérieur, indiqué par la porte à l’extrême droite. À gauche, à demi agenouillée, l’une d’elles focalise son regard sur sa main tendue devant elle et effectue peut-être le lancer d’astragales. Vêtue d’un long χιτών plissé, elle porte des bandelettes croisées sur sa poitrine. Ses cheveux, relevés en un chignon, sont maintenus du front à la nuque par un large bandeau uni. Un morceau d’étoffe, bande ou une écharpe, est suspendue derrière elle. Sa compagne se tient debout face à elle, penchée en avant et exécutant des gestes dans sa direction. Elle porte aussi un χιτών, apparemment sans bandelettes croisées, et ses longs cheveux bouclés glissent dans son dos. Le couvercle de la pyxide, en forme d’osselet, suggère que la boîte aurait pu contenir la collection d’osselets d’une jeune fille88. La pratique des osselets ou astragales semble être étroitement liée à la classe d’âge des joueuses dépeintes. Parmi les jeux d’adresse, Pollux spécifie que le πεντέλιθα ou jeu des cinq cailloux est un jeu de παρθένοι89. Il consiste à lancer, puis recevoir sur le dos de la main cinq osselets. Sa description pourrait expliquer la posture de la jeune fille de gauche. De nombreux témoignages archéologiques et iconographiques confirment la pratique de tels jeux par de jeunes individus, garçons et filles. Selon Pausanias, dans la peinture perdue de Polygnote de la leschè de Cnide, le jeu avec des astragales aurait caractérise la jeunesse des filles de Pandore90. Les osselets sont aussi souvent associés à Éros91 et il n’est pas impossible que les jeunes filles soient en train d’interroger leur avenir pour savoir si elles feront ou non un bon mariage92.
Conclusion
Les différentes activités impliquant des jeunes filles portant des bandelettes croisées mettent ainsi en valeur leur habileté physique, et plus encore une « façon active de penser le rôle des jeunes filles »93. Ces activités mettent en image, le plus souvent, le caractère transitoire des παρθένοι, encore dans le monde de l’enfance tout en se donnant à voir belles et actives, aptes à séduire et à procréer en tant que futures épouse et mère. Dans certains exemples, il est cependant difficile d’attribuer avec certitude un statut de παρθένος à la porteuse de bandelettes, si l’on ne considère ce statut que sous le prisme d’une catégorie sociale appartenant au groupe des citoyens. En tous les cas, chaque représentation analysée s’inscrit dans un contexte qui permet d’assigner à leurs protagonistes un statut social spécifique en tant que fille non mariée ou esclave. Nous pouvons également affirmer que chacune d’entre elles, quelle que soit sa classe d’âge ou son statut social ou civique, fait preuve d’agentivité dans le rôle qu’on lui suppose, apportant une valeur double à la notion d’« activité » convoquée dans les scènes observées pour cette étude. Certaines représentations iconographiques évoquées plus haut, comme celles des joueuses d’astragales et d’ἐφεδρισμός sur la pyxide de New York (fig. 11-12), semblent mettre en scène des παρθένοι identifiables grâce à leur vêtement maintenu par des bandelettes croisées qui facilitent leurs activités. Sur la pyxide new-yorkaise, seule la joueuse portant des bandelettes effectue une action. La présence de cet accessoire souligne donc entre autres l’implication des παρθένοι dans la pratique de différentes activités physiques de natures diverses, ludiques, domestiques et religieuses, notamment chorales dans les fêtes religieuses qui participaient à leur intégration dans la communauté civique.
À l’issue de cette enquête, il reste une question non résolue : pourquoi seules certaines παρθένοι portent-elles des bandelettes croisées dans l’iconographie ? Les bandelettes croisées semblent de manière systématique n’être portées que sur un vêtement plissé ou fluide. Est-ce parce que l’étoffe, d’une finesse particulière, est susceptible de réagir plus fortement au contact de l’air et de gêner les mouvements ? Dans les scènes de jeu d’ἐφεδρισμός et d’astragales mais également de planche à bascule, leur port permet de différencier les joueuses qui portent de surcroit des coiffures différentes (σάκκος, chignon, bandeau, cheveux relevés ou cheveux lâchés). Le sens de cette distinction reste à expliquer. S’agit-il de signaler celle qui est la plus âgée, déjà mariée, voire la παρθένος déjà promise pour un mariage comme le suggère Linda Roccos94 ? Ou les bandes pourraient-elles parfois marquer un statut, par exemple servile comme proposé plus haut, propice à la réalisation de tâches parfois physiquement exigeantes ? D’après Mireille Lee, leur port serait réservé à un usage à l’extérieur de la maison comme signe distinctif de leur statut civique95. Mais comme nous l’avons vu, plusieurs scènes montrent clairement, d’une part, qu’elles sont portées à l’intérieur, d’autre part, que les personnages sont aussi possiblement des hétaïres. Les bandelettes croisées ne sont toutefois pas un accessoire systématique. Elles ne peuvent donc pas constituer un critère distinctif qui caractérise exclusivement une παρθένος, même si majoritairement des παρθένοι semblent en être revêtues, tout comme certaines femmes de statut subalterne.
Cet accessoire vestimentaire au premier regard modeste et purement fonctionnel peut donc être aussi lu comme un code visuel complexe signalant d’un côté la nature active des jeunes filles grecques, tant sur le plan concret que métaphorique, de l’autre la « marginalité »96 sociale des jeunes filles non mariées, παρθένοι, hétaïres ou autre, dans la mesure où la société ne considère leur importance qu’au travers de leur séduction, de leur maturité sexuelle, ou encore du mariage et de la maternité.