On l’a désormais affirmé à plusieurs reprises : ni le concept moderne de sexualité, ni la notion européenne de lyrique, ni même le concept anglo-saxon de gender ne correspondent à des notions grecques anciennes ; pas plus d’ailleurs que le concept anthropologique de mythe. La perspective d’anthropologie historique qu’exige l’approche d’une culture différente requiert un effort de traduction transculturelle. Donc par conséquent non pas la sexualité, mais la force qui émane de la personne aimée pour frapper les organes du sentiment de l’amant ou de l’amante et qui, animée par Aphrodite, est incarnée dans Éros1 ; non pas la poésie lyrique comme expression poétique des sentiments intimes du poète, mais les différentes formes de poésie rituelle chantée et dansée, riches de formes verbales performatives en je/nous, que les Grecs plaçaient sous l’étiquette du μέλος2 ; et pas même le concept de gender entendu comme l’ensemble des identités et des relations sociales de sexe avec les représentations que l’on s’en fait dans une conjoncture culturelle particulière, mais une série de statuts et de rôles discursifs et symboliques qui, par la pratique poétique chantée, renvoient à des relations asymétriques entre un ou une adolescent-e et un ou une adulte, fortement marquées par Éros ; ceci en ce qui concerne la poésie mélique érotique, l’un des rares témoignages qui, avec l’iconographie, nous soit parvenu quant aux pratiques « sexuelles » grecques de l’époque préclassique. Si l’on évite de les naturaliser et si l’on adopte à leur égard le point de vue critique qu’exige leur historicité, les concepts modernes n’en ont pas moins, pour un paradigme idéologique donné, une incontestable et indispensable valeur opératoire ; ces concepts figurent parmi les opérateurs de la traduction transculturelle exigée par l’approche anthropologique et ethnopoétique d’une culture différente.
On prendra ici l’exemple des quelques fragments à nous être parvenus de la poésie mélique tant discutée de Sappho. Dans la perspective par ailleurs fort stimulante ouverte par la conjugaison des « women studies », des « gender studies » et dans une moindre mesure des « gay studies », essentiellement aux États-Unis, la poésie de Sappho est redevenue une poésie lyrique au sens traditionnel du terme. Cette poésie serait l’expression d’un parler femme réservé à un public privé de femmes en principe du même âge en opposition avec les cérémonies publiques auxquelles s’adressait la poésie mélique masculine ; elle exprimerait une intimité qui serait typiquement féminine. Même si on finit par reconnaître au je poétique de Sappho une certain labilité, il semblerait difficile d’éviter le sentiment de « compelling lyric subjectivity » qui traverserait les compositions de la poétesse de Lesbos3. Dans l’indispensable retour aux catégories indigènes exigé par une perspective anthropologique d’ethnopoétique par le moyen de concepts opératoires modernes on s’interrogera ici sur les différents statuts impliqués par les protagonistes des relations érotiques que mettent en scène les poèmes de Sappho. Dans un second volet de l’enquête à venir, il conviendra de s’interroger sur ces rapports eux-mêmes en relation avec les positions énonciatives que ces protagonistes, femmes et hommes, assument dans le chant en performance ; et ceci en comparaison avec d’autres compositions de poésie mélique érotique dues à des poètes masculins.
Quant aux statuts sociaux et symboliques de genre dans les poèmes de Sappho, l’attention peut se porter dans un premier temps, en bonne sémantique lexicale, sur les dénominations, selon la suggestion qui a présidé à l’organisation du présent numéro de la revue Eugesta. Mais qui dit sémantique dit aussi syntaxe et surtout pragmatique.
On connaît la fameuse notice biographique du dictionnaire byzantin de la Souda, faite d’informations induites des poèmes de Sappho comme le veut la tradition biographique grecque dès l’école d’Aristote. En accord avec une version papyrologique plus ancienne (II-IIIe siècle ap.) mais malheureusement fragmentaire, le biographe de la poétesse de Lesbos lui attribue trois frères (ἀδελφοί), un mari (ἀνήρ) au probable nom parlant de Cercylas (« Zob de l’île des hommes ») et une fille (θυγάτηρ), Kléis, du même nom que la mère de Sappho. Il ajoute trois « chères compagnes » (ἑταῖραι φίλαι) répondant aux noms d’Atthis, de Télésippa et de Mégara, ainsi que trois « élèves » (μαθήτριαι) : Anagora de Milet, Gongyla de Colophon, Eunéica de Salamine (de Chypre). À propos des trois compagnes, le reproche est formulé par certains à l’égard de Sappho d’être une femme qui aime les femmes (γυναικεράστρια) ; ce reproche devient, dans la version byzantine de la notice biographique, une calomnie quant à l’« amour infâme » (αἰσχρὰ φιλία) attaché à la figure de la poétesse de Lesbos4.
Mais qu’en est-il dans les quelques fragments à nous être parvenus d’un œuvre poétique qui, dans l’édition alexandrine, couvrait neuf rouleaux de papyrus, dont un réunissant les poèmes rituels de mariage que sont les épithalames ?
1. Autour de la puberté : παῖδες
Le terme à la récurrence la plus fréquente dans notre maigre corpus poétique de Sappho est sans aucun doute celui de παῖς (au féminin). Pour identifier les qualités définissant le statut de la πάις (avec l’accent dialectal local), le fragment 49 est certainement le plus illustratif :
ἠράμαν μὲν ἔγω σέθεν, Ἄτθι, πάλαι ποτά
Je t’aimais, moi toi, Atthis, il y a bien longtemps,
et sans doute quelques vers plus bas :
σμίκρα μοι πάις ἔμμεν’ ἐφαίνεο κἄχαρις
tu me semblais être une enfant, petite et sans grâce.
Dans le passé Atthis, que la notice biographique de la Souda donne donc comme l’une des trois « compagnes chères » de Sappho, était dépourvue des grâces d’Aphrodite ; elle était probablement une enfant encore impubère. Cette interprétation est confirmée par Plutarque qui cite précisément ces deux vers à propos du rôle joué par la χάρις dans l’éros entre hommes et femmes (adultes) ; selon Plutarque, c’est par la grâce que, « par nature », la relation érotique (ἔρως) entre hommes et femmes peut devenir amour (φιλία) : traduction en termes d’« hétérosexualité » d’une relation d’homophilie dont aura encore à définit les termes5. Dans le poème de Sappho, conformément à la physiologie d’éros qui anime toute la poésie érotique mélique, la grâce est attachée à la beauté féminine en train d’éclore ; en son absence, la jeune enfant ne peut susciter le désir de qui chante en je. Pour nous cantonner à la poésie mélique, rappelons que les Charites y apparaissent souvent comme les assistantes d’Aphrodite, ne serait-ce que dans le « premier » parthénée d’Alcman ; et, pour nous limiter à l’homoérotisme féminin, on pourra évoquer le « second » parthénée. Dans un contexte explicitement marqué par la force du désir amoureux qui subjugue, les adolescentes spartiates du chœur chantant les mots composés par Alcman font l’éloge érotique de la χάρις émanant de la chevelure d’une jeune fille (παρθενικαῖς χαίταισιν) ; sans doute est-ce la chevelure de leur chorège, à moins qu’il ne s’agisse de leur propres cheveux6.
Dans son commentaire des deux vers cités, Plutarque ajoute que l’adolescente à laquelle Sappho adresse ces mots n’a pas encore atteint l’âge du mariage. Or c’est précisément dans un probable chant de mariage, malheureusement très fragmentaire, que les jeunes filles qui en nous chantent le poème s’adressent à une femme en évoquant le passé où elle n’était encore qu’une παῖς. Sans doute s’agit-il de la fiancée qui aimait chanter et danser (μέλπεσθαι) et qui est probablement désormais contrainte de quitter ses compagnes, des jeunes filles (παρθένοι)7. Ce parcours semble conduire la παῖς encore sans grâce, à travers l’activité musicale au milieu d’un groupe de παρθένοι, au statut de jeune mariée8. Ce passage est en quelque sorte confirmé par la récurrence du terme dans deux vers tirés de poèmes explicitement désignés en tant qu’épithalames. L’un décrit une tendre « enfant » cueillant des fleurs, comme Perséphone et ses compagnes dans la fameuse scène de séduction et de rapt par Pluton – ajoute le citateur, Athénée ; l’autre désigne au fiancé, sans doute, sa future épouse comme παῖς d’exception9. Dans ce contexte, le terme ne désigne plus l’enfant, mais l’état de l’adolescente en train d’accéder au premier stade de l’âge adulte que représente le mariage.
Il en va sans aucun doute ainsi dans le poème, récemment complété par un second papyrus qui se réclame de l’exemple héroïque de l’enlèvement du jeune Tithônos par Aurore. La relation entre Tithônos le mortel condamné à une éternelle vieillesse et la divine Aurore, éternellement jeune, renverse les rôles en général attribués dans les mythes au dieu ou au héros (qui enlève par la violence) et l’héroïne (victime de l’enlèvement). Bien qu’« hétérosexuelle », la relation est exemplaire, dans la version offerte par le poème de Sappho, entre la force du désir amoureux et la permanence que confère l’art des Muses. Alors que la persona cantans, affectée par les maux de l’âge semble s’identifier avec le vieux Tithônos (au-delà de la différence de sexe !), ce je poétique adresse son chant à d’anonymes παῖδες : probables jeunes choreutes qui entourent la poétesse dans une performance chantée qui pourrait être de type citharodique10. Quoi qu’il en soit, les παῖδες ici ne sont plus des enfants sans grâce, mais des jeunes filles capables, sinon de se mettre dans la position d’Aurore, du moins de comprendre l’impact décisif du désir érotique, également chez une femme, tout en saisissant les effets immortalisants de la pratique musicale.
ἔστι μοι κάλα πάις χρυσίοισιν ἀνθέμοισιν
ἐμφέρην ἔχοισα μόρφαν Κλέις ἀγαπάτα,
ἀντὶ τᾶς ἔγωὐδὲ Λυδίαν παῖσαν οὐδ’ ἐράνναν [
J’ai une belle enfant d’une beauté
évoquant les fleurs d’or, Kléis ma bien-aimée ;
à sa place, quant à moi, ni toute la Lydie, ni la charmante [... (Lesbos ?)
Kléis est la κάλα πάις, maintenant, dans le présent du chant du poème, sans doute en contraste avec Atthis, autrefois une « enfant sans grâce » (πάις ἄχαρις)11. C’est dire que le terme παῖς, quand il n’est pas précisé par un qualificatif, recouvre tout l’arc temporel de l’adolescence, de la puberté biologique jusqu’au statut social et symbolique de la jeune fille mûre pour le mariage. C’est le développement symbolique qu’évoque pour l’adolescence féminine l’anecdote rapportée par Hérodote au sujet du culte rendu à Sparte à Hélène en tant que déesse, épouse de Ménélas. Sous le règne du roi Ariston, la plus vilaine des enfants (παίδιον, au neutre !) de Sparte est présentée chaque jour par sa nurse au temple d’Hélène à Thérapné. La déesse à l’insigne beauté métamorphose l’enfant en la plus belle des femmes (γυνὴ καλλίστη) ; elle la conduit ainsi au mariage avec un ami du roi Ariston avant que celui-ci, saisi par ἔρως, n’enlève la jeune femme en trompant son ami (comme naguère Pâris avait enlevé Hélène en trompant son hôte Ménélas ?)12.
Dans ce contexte le lien familial imaginé entre Sappho et Kléis est sans doute l’effet de l’interprétation biographisante d’un poème évoquant une jeune fille qui pouvait avoir un statut analogue par exemple à celui d’Atthis. Sans doute cette lecture de biographe pouvait-elle s’appuyer sur un scénario poétique tel que celui offert par un distique dont le contexte malheureusement nous échappe. Sans aucun doute est aussi παῖς parvenue à la maturité sexuelle la jeune fille qui, en je, s’adresse à sa mère pour dire le désir érotique qui la subjugue par la volonté d’Aphrodite à la délicate beauté ; saisie de πόθος pour un (/une ?) παῖς, elle n’est plus capable de tisser à son métier13.
γλύκηα μᾶτερ, οὔτοι δύναμαι κρέκην τὸν ἴστον
πόθωι δάμεισα παῖδος βραδίναν δι’ Ἀφροδίταν.
Douce mère, vraiment il ne m’est pas possible de tisser la toile ;
domptée que je suis par le désir d’un garçon, du fait de la délicate Aphrodite.
(trad. Jackie Pigeaud).
C’est là par ailleurs l’unique occurrence de μᾶτερ (au vocatif) dans une position énonciative et l’une des deux allusions explicites au statut de la mère dans ce qui nous reste de la poésie de Sappho : la mère non pas dans la position énonciative du je de la persona cantans, mais dans celle du tu poétique.
2. L’adolescence : παρθένοι
La récurrence de παρθένος est aussi fréquente dans ce qui nous reste de la poésie de Sappho que celle de παῖς. On ne s’en étonnera pas. Le terme apparaît surtout en contexte matrimonial, en particulier dans les poèmes qui se donnent comme des hyménées. De fait, certains des poèmes matrimoniaux de Sappho ont été consignés par les éditeurs alexandrins dans un livre spécifique. Sous l’étiquette d’épithalames ces poèmes s’ajoutent aux poèmes classés dans les huit autres livres selon un critère métrique. Sans doute est-ce la conformité de ces poèmes de mariage à la forme traditionnelle de l’hyménée qui a provoqué ce classement spécifique, le critère du genre se substituant au critère rythmique adopté pour le reste de la production de Sappho14. À preuve, l’adresse initiale au fiancé bienheureux, conforme à la forme traditionnelle de l’hyménée qui commence par l’éloge du fiancé avant de procéder à celui de sa partenaire : voir se conclure le mariage qu’il souhaitait vivement signifie obtenir la παρθένος qu’il souhaitait tout aussi ardemment. Quant à la fiancée, la première qualité qui est vantée est le charme qui se dégage de sa beauté physique (χάριεν εἶδος) ; puis l’éloge se porte sur ses yeux dont on sait le rôle qu’ils jouent dans la transmission du désir érotique : un éros qui se déverse précisément sur l’ensemble du visage de la jeune femme, sous le signe d’Aphrodite15.
ὄλβιε γάμβρε, σοὶ μὲν δὴ γάμος ὠς ἄραο
ἐκτετέλεστ’, ἔχηις δὲ πάρθενον †ἂν† ἄραο...
σοὶ χάριεν μὲν εἶδος, ὄππατα δ’ ...
μέλλιχ’, ἔρος δ’ ἐπ’ ἰμέρτωι κέχυται προσώπωι
......... τετίμακ’ ἔξοχά σ’ Ἀφροδίτα
(À l’époux)
Bienheureux époux, voici donc accompli,
pour toi, le mariage que tu désirais, et tu possèdes
la jeune fille que tu désirais...
(À l’épouse)
Ton allure est gracieuse, et tes yeux...
de miel, et l’amour s’est répandu sur ton charmant visage.
... au plus haut t’a mise à l’honneur Aphrodite.
(trad. Jackie Pigeaud).
De plus, concluant le premier livre de l’édition alexandrine des poèmes de Sappho, une autre composition situe un groupe de παρθένοι dans un contexte matrimonial. Sans constituer lui-même l’un des hyménées ponctuant l’un des trois moments rituels marquant la cérémonie du mariage (soit le chant processionnel rythmant la νυμφαγωγία, le chant devant la chambre nuptiale, le chant du réveil), le poème était destiné à être chanté soit à l’occasion du banquet matrimonial, soit pendant la nuit de noces. Quel qu’en soit le scénario exact, en conclusion à ce chant probablement choral adressé au fiancé, les jeunes filles sont appelées à chanter les amours (φ[ιλότατα) du jeune homme et de sa fiancée (νύμ]φας) « à la poitrine de violette ».
πάρθενοι δ[
παννυχίσδοι[σ]αι [
σὰν ἀείδοισ[ι]ν φ[ιλότατα καὶ νύμ‑
φας ἰοκόλπω.
ἀλλ’ ἐγέρθεις, ἠϊθ[ε
στεῖχε σοὶς ὐμάλικ[ας
ἤπερ ὄσσον ἀ λιγύφω[νος
ὔπνον [ἴ]δωμεν
et les jeunes filles
célébrant une fête nocturne
chantent ton amour et celui de l’épousée
à la ceinture violette.
Mais, jeune homme, réveille-toi...
va trouver ceux de ton âge ;
que nous voyions le sommeil
moins encore que l’oiseau à la voix claire.
Sans doute ces παρθένοι sont-elles les homologues des jeunes compagnons du même âge que le fiancé est invité à rejoindre ; elles évoquent pour nous les jeunes choreutes que, dans le poème nuptial précédemment commenté, la fiancée est contrainte d’abandonner. Encore une fois, dans un contexte matrimonial, la παρθένος en tant que jeune fille ayant elle-même atteint la maturité va connaître à son tour, dans et par le mariage, l’union sexuelle en réciprocité amoureuse que signifie φιλότης16.
Dès lors il n’y aucune surprise à découvrir le rôle musical joué par les παρθένοι au cours de la scène épique décrivant les noces exemplaires d’Hector et d’Andromaque dans le fameux poème en style citharodique probablement destiné à une cérémonie de mariage. Avec les femmes (γυναῖκες) d’Ilion, les jeunes filles sont au centre de la grande procession matrimoniale qui introduisit les deux héros dans la ville de Troie. Au son de l’aulos et de la lyre, à la cadence des crotales, ces παρθένοι chantaient un chant pur (ἄειδον μέλος ἄγν[ον) s’élevant jusque dans l’éther ; suit le péan entonné par les hommes et accompagné des cris rituels des γυναῖκες, femmes plus avancées en âge17. Par ailleurs παρθένος est la qualité que revendique Artémis dans le serment qu’elle prête, en discours direct, dans un poème fragmentaire qui semble lui être consacré. La promesse de la déesse de rester παρθένος contraste avec sa mère Létô qui, de son union avec le fils de Cronos, a également engendré son frère Phoibos Apollon. Zeus acquiesce et la déesse reçoit la « grâce » (χάριν) demandée de ne jamais être approchée par Éros (ce qui ne l’empêchera pas de susciter le désir des hommes)18. Pour en revenir au statut des mortelles du présent, παρθένος est encore la jeune fille à laquelle le je poétique attribue un savoir (σοφία) sans doute poétique (ou de tisserande) dans deux vers énigmatiques, alors qu’un autre poème dont seuls deux mots sont cités attribuait à une jeune fille une « douce voix »19.
Que le statut de παρθένος correspond bien à la période de l’adolescence marquée par le processus de la maturité sexuelle grâce à la culture du désir érotique par la pratique des arts des Muses est confirmé par les deux usages sapphiques du terme abstrait παρθενία. Dans un probable épithalame, la femme qui chante s’adresse à son état de παρθένος pour regretter sa disparition. Cité par le rhéteur Démétrius dans son traité sur la diction, ce vers était suivi de la mise en scène de la réponse, naturellement négative, de la παρθενία. Pour le rhéteur, la réitération de l’appel à παρθενία est une marque des grâces (χάριτες) offertes par les figures de style dont Sappho donne un témoignage privilégié et il ne fait pour lui aucun doute que le statut de qui chante correspond à celui de la νύμφη (que l’on va aborder). À une telle adresse fait peut-être écho la question citée par un grammairien : « Jeune fille, est-ce cela qu’encore je désire être ? ». Traduire le terme παρθενία par « virginité » serait entretenir un malentendu culturel d’inspiration chrétienne qu’on espère depuis longtemps dissipé20.
3. Le mariage : νύμφη, puis γυνή
Qui dit παρθένος au terme du processus d’éducation érotique par la pratique musicale de la poésie dit accession au statut de la νύμφη, la jeune mariée ; ce terme désigne très précisément le statut correspondant à la période de transition, particulièrement délicate et cruciale pour la jeune femme, qui conduit de la première union avec le jeune époux auprès du foyer matrimonial jusqu’à la naissance du premier enfant21. La jeune épouse est désormais parée des qualités que lui confère la pratique de l’art des Muses : beauté et grâce. En atteste un simple appel allégué dans un discours matrimonial d’Himérius pour illustrer le charme exercé par la jeune épouse sur son fiancé à l’occasion de la première confrontation nuptiale, dans le θάλαμος : « ô la belle, ô la charmante (jeune épouse) » (ὦ κάλα, ὦ χαρίεσσα). Par référence à l’expression ... Ménélas, on a restitué identique que l’on trouve dans l’Épithalame à Hélène de Théocrite (18, 38) pour qualifier la jeune héroïne au moment de ses noces avec Ménélas que l’on a restitué le terme κόρα dans le vers de Sappho. Νύμφα semblerait plus heureux dans la mesure où κόρα implique volontiers le lien de filiation paternelle caractéristique du statut de la jeune fille. C’est ainsi que les Charites sont appelées à intervenir, dans un vers isolé, comme « jeunes filles de Zeus » (Δίος κόραι : voir les Dioscures !) ; c’est ainsi que sont dénommées les jeunes filles appelées à initier, en présence d’Aphrodite, le rituel funéraire pour la mort d’Adonis22.
Comme attendu, le terme νύμφα apparaît par trois fois dans nos maigres fragments des Épithalames : d’une part pour le salut en réjouissance (χαῖρε !) adressé à la jeune épouse, puis au jeune époux ; puis dans un début de poème appartenant soit au livre VIII, soit au livre des Épithalames à proprement parler et vantant la « jeune épouse aux beaux pieds » (εὔποδα νύμφαν) ; enfin dans un autre fragment papyrologique où la même expression εὔποδα νύμφαν est utilisée dans le contexte de la chambre nuptiale23. Et il n’y a pas de surprise non plus à l’apparition du terme désignant la jeune épouse dans le poème nuptial qui clôt le premier livre de l’édition alexandrine de Sappho. Le chant exécuté pendant la célébration nocturne par les παρθένοι fait l’éloge des amours du fiancé et de « la jeune épouse à la poitrine de violette », comme nous l’avons vu24. Si l’on en croit le traité sur la diction de Démétrius le rhéteur et son développement sur les « grâces », Sappho chantait, en même temps que les amours (ἔρωτες) et les hyménées, les jardins des « nymphes »25.
Quant à la γυνή elle-même, elle est étonnamment peu présente dans la poésie de Sappho. On a déjà évoqué le rôle que jouent les γυναῖκες dans la grande scène narrative des noces d’Hector et d’Andromaque : d’une part, les femmes adultes, en principe mères, avec les jeunes filles, se joignent à la grande procession nuptiale, alors que les filles de Priam se tiennent en retrait ; d’autre part, de la manière la plus traditionnelle qui soit, elles exécutent le cri rituel pendant que les hommes (ἄνδρες) chantent le péan propitiatoire, invoquant Apollon l’archer à la belle lyre, avant de chanter Hector et Andromaque eux-mêmes26. Mais en quittant le monde de l’héroïsme épique pour celui du présent sapphique, il n’est pas indifférent de relever que c’est parmi les femmes de Lydie (Λύδαισιν γυναίκεσσιν) que brille la jeune femme chantée dans l’un des célèbres poèmes (fragmentaires) de la mémoire. Le scénario énonciatif que permet de reconstruire ces vers fragmentaires permet de distinguer entre une situation passée où cette jeune femme se réjouissait (ἔχαιρε) du chant choral d’une jeune fille interpellée en tu (sans doute Atthis) et une situation présente où la παρθένος devenue γυνή brille au milieu de ses pairs comme la lune dont l’éclat surpasse celui des astres27. Sans doute la femme dont le cœur est saisi de désir au souvenir de la belle Atthis a-t-elle désormais atteint, par la culture du désir érotique homophile dispensée à Lesbos, la maturité de la femme adulte et mariée.
Et la femme âgée ? la femme qui ne peut plus être mère ? et la γραῦς ? Sans la moindre allusion à la maternité, ce statut n’est présent qu’implicitement dans les poèmes fragmentaires de Sappho. C’est en particulier le cas dans un poème qu’une publication papyrologique a permis de compléter partiellement tout en déclenchant une controverse philologique quant à son étendue. Quoi qu’il en soit, adressés comme on l’a vu à des παῖδες, ces vers fragmentaires sont assumés par un je poétique qui décrit toutes les marques physiques de la vieillesse, des cheveux blancs aux genoux qui ne portent plus. Par l’intermédiaire de la question « mais que puis-je faire ? », ces signes coïncident avec ceux qui affectent le corps de la persona cantans. L’exemple « mythique » illustrant la situation sous-jacente à l’énonciation du poème montrent que sont en jeu aussi bien le désir érotique que la pratique musicale. Si Aurore par le rapt du beau Tithônos démontre la force d’éros, le jeune homme quant à lui est condamné à une vieillesse dont seule le sauve la pratique musicale. De là la forte affirmation poétique en je qui conclut le poème ; exprimé sous forme poétique, le désir du soleil confère éclat et beauté28 :
ἔγω δὲ φίλημμ’ ἀβροσύναν, ] τοῦτο καί μοι
τὸ λά[μπρον ἔροc τὠελίω καὶ τὸ κά]λον λέ[λ]ογχε.
Moi, j’aime le raffinement luxuriant (de la jeunesse) ...] ceci, et à moi
le désir du soleil m’a donné en partage l’éclat et la beauté.
Dès lors et pour en revenir en conclusion de ce bref parcours lexico-sémantique à la notice biographique de la Suda, le statut relationnel de la ἑταῖρα qui semblait marquer les rapports de Sappho avec ses « élèves » est attaché à celui de la παρθένος. Dans un vers isolé, très fréquemment allégué, « Sappho » présente Létô et Niobé comme des « compagnes chères » (φίλαι ἔταιραι). Ce lien d’amitié et d’affection réciproques est donc attesté pour le monde héroïque visité dans un poème sinon inconnu de la poétesse de Lesbos. Le savant interlocuteur du banquet des sages mis en scène par Athénée s’appuie sur ce vers de Sappho pour attribuer ce statut en propre, de son temps encore, aussi bien aux femmes (γυναῖκες) de condition libre qu’à des jeunes filles (παρθένοι). En effet, ajoute-t-il, la distinction doit être faite entre les ἑταῖραι-courtisanes, professionnelles du sexe, et les ἑταῖραι-compagnes. Ces dernières suivent le modèle offert par Aphrodite Hétaira ; selon Apollodore dans son traité Sur les dieux, elle est la déesse qui unit les réunit les ἑταῖροι et les ἑταῖραι, faisant de ces dernières des φίλαι. Des compagnes donc au sens théognidéen du πιστός φίλος ἑταῖρος fréquentant le symposion qui correspond à une hétairie politique. Au préalable Athénée avait cité une première période également attribuée à Sappho : « ces vers-ci, maintenant, je vais les chanter (ἀείσω) pour charmer ( ?) mes compagnes ». Geste de deixis verbale et futur performatif font de ces mots un acte de chant adressé à des femmes que la persona cantans semble considérer comme ses égales en lien fiduciaire29 : compagnes du même âge de même que les jeunes filles (κόραι) chantant l’épithalame fictionnel à Hélène composé par Théocrite ou que Létô et Niobé jeunes filles, bien avant que la seconde soit en mesure de se vanter auprès de la première d’avoir une descendance plus nombreuse qu’elle30... Une relation fiduciaire entre παρθένοι qui, dans la poésie de Sappho, ne semble pas exclure la relation sexuelle, selon l’interprétation philologique en rapport que l’on peut donner à un énoncé tiré d’un poème par ailleurs inconnu et cité par un lexicographe : « dormant (à la forme féminine) » ou « puisses-tu dormir sur le sein de ta tendre compagne (ἀπάλας ἐταίρας) »31.
4. Retour sur « sexe et genre »
Les désignations de la femme dans les fragments de la poésie de Sappho nous confrontent à la question des relations complexes entre dénominations et statuts correspondants, des statuts qui sont non seulement sociaux, mais aussi culturels et symboliques. Les dénominations renvoient donc non seulement à des pratiques sociales et institutionnelles, mais aussi aux représentations que l’on s’en fait dans une conjoncture culturelle donnée ; et ceci à d’autant plus forte raison que ces dénominations font partie d’une langue poétique animant des poèmes qui correspondent à des pratiques discursives collectives et ritualisées. En réservant à un autre volet de l’étude la question des rapports érotiques que ces poèmes tissent entre les protagonistes de l’action chantée et celle des relations énonciatives qui fabriquent et supportent ces rapports amoureux, on constatera un manque d’homogénéité sémantique aussi bien du point de vue du genre féminin que dans la confrontation avec le genre masculin. Si παῖς présente chez Sappho un spectre sémantique qui semble aller de la fille impubère jusqu’à l’adolescente, παρθένος désigne plus spécifiquement la jeune fille parvenant au terme de l’adolescence, de même sans doute que κόρα. Jeune mariée, la νύμφη devient γυνή au moment de la naissance de son premier enfant, tant il est vrai que la beauté féminine a partie liée par le biais d’Aphrodite avec fécondité et maternité32. Une confrontation rapide avec les dénominations des statuts masculins révèle des différences marquantes : παῖς pour le jeune garçon et pour l’adolescent, certes (en rapports avec la relative indifférenciation sexuelle que les modernes reconnaissent entre la fille et le garçon ?) ; mais l’éphèbe ne saurait à l’évidence représenter le correspondant masculin de l’état transitoire du statut de la νύμφη ; et si l’ἀνήρ est bien l’équivalent sémantique de la γυνή, le statut du νέος ne trouve aucun correspondant du côté de la femme.
En dépit de nombreux malentendus entretenus par cette dimension dans les débats sur les identités de sexe et sur les représentations que l’on s’en fait, force est de reconnaître que les différents statuts auxquels renvoient les dénominations de la femme dans les fragments poétiques de Sappho sont implicitement fondés en particulier sur son développement « biologique ». Mais cette part de l’ontogénèse féminine, devenue pour nous sexuelle dans un premier temps, puis biologique sur la base de différences de sexe d’ordre organique, ne pourrait s’épanouir si elle ne connaissait pas un développement d’ordre aussi bien social que culturel. C’est en particulier à Nancy Fraser que l’on doit, par ses réflexions sur l’histoire de la notion de gender et son usage par les nombreux mouvements féministes anglo-saxons, la distinction essentielle entre une conception socialiste d’inspiration marxiste et une conception culturaliste, d’inspiration plus libérale. Pour les premiers, la réflexion sur les différences de sexe se focalise essentiellement sur les hiérarchies et les relations de pouvoir dont se doublent en général les relations de sexe alors que les seconds, sensibles à la construction culturelle des identités et des rapports de sexe sont animés par des positions relativismes qui en émoussent le militantisme33. Mais à la composante sociale et à la composante culturelle des identités de genre s’ajoute d’une part l’évidente composante organique et biologique (avec de nombreux recoupements possibles entre les marques physiques et fonctionnelles du mâle et celles de la femelle) ; d’autre part l’introduction de la dimension psychique et psychanalytique, d’un côté comme de l’autre, court le risque de la naturalisation par des dispositifs que l’on donne comme universels. Or les identités et les relations marquées du point de vue du sexe non seulement s’appuient sur des pratiques discursives impliquant un pragmatique forte34, mais elles sont fabriquées, socialement et culturellement, dans et par des formes de discours qui s’inscrivent dans des formations discursives et culturelles historiques.
Cela est d’autant plus vrai de l’Antiquité grecque où les pratiques discursives correspondent à des pratiques poétiques qui ne prennent sens et efficacité que dans des circonstances ritualisées singulières. En ce qui concerne en particulier les poèmes de Sappho, la performance musicale du chant avec sa composante verbale et sa composante corporelle et rythmique contribue à la construction anthropopoiétique d’une identité en acte ; une identité qui se chante en je par le biais d’un sujet de discours polyphonique35 ; une identité sociale et culturelle à fois individuelle et collective en ce qui concerne la poésie mélique chorale. Par la participation à la performance musicale que représente le chant choral d’un poème de Sappho souvent sous les auspices d’Aphrodite, l’adolescente devient, en quelque sorte entre inné et acquis, une jeune fille, puis une jeune femme que dans des circonstances pleine de grâce ; elle devient une παῖς καλή de même que, sous l’égide d’Hélène vénérée à Sparte comme déesse de la beauté féminine, la future femme du roi spartiate Ariston dans l’anecdote racontée par Hérodote36.
Cette identité culturelle de genre par l’exercice d’une poésie érotique de forme en général chorale présente un double paradoxe.
D’une part, les différentes formes de la poésie mélique placée sous le signe d’Aphrodite et d’Éros mettent en scène et activent énonciativement une relation homoérotique asymétrique entre un ou une adulte et un ou une adolescente ; en particulier du point de vue du rapport homoérotique féminin, la performance de poésie érotique prépare à une relation matrimoniale « hétérosexuelle ». Ce sont des relations à fonction éducative et anthropopoiétique qui, même si elles sont homoérotiques, échappent à notre définition moderne de l’homosexualité. De là, pour désigner ces relations en constant décalage amoureux, le concept opératoire d’homophilie, fondé sur deux termes indigènes.
D’autre part, les chants rituels d’homophilie féminine composés par une femme (Sappho) ou par un homme (Alcman), tout en impliquant des identités énonciatives complexes et polyphoniques, se réfèrent à la même physiologie d’éros que l’on trouve aussi dans la poésie de banquet chantant la relation entre une éraste et un éromène (Théognis, Pindare) ; et ils recourent au même langage traditionnel de poésie érotique, même si les contextes de performance sont en général distincts et différenciés37. Qu’il s’adressent à des jeunes filles ou à des jeunes gens, ces poèmes dessinent des identités de genre d’ordre relationnel et anthropopoiétique qui sans doute impliquent, par l’exercice même de la poésie érotique et de sa fonction éducative, la subordination amoureuse et sexuelle de l’adolescent-e à l’adulte. Ce sont des identités transitoires qui conduisent pour l’homme et pour la femme, par une poésie érotique elle-même peu marquée du point de vue du genre, à des identités socialement et culturellement différenciées. Identités fortement différenciées du point de vue du genre, mais érotiquement autonomes ; même si le mariage est politiquement et métaphoriquement conçu comme un joug imposé à l’adolescente présentée comme un animal à domestiquer et même si, dans l’Athènes du Ve siècle en tout cas, la jeune épouse passe juridiquement de la tutelle de son père à celle de son époux qui est aussi son κύριος, son maître.
Quoi qu’il en soit, les poèmes érotiques de Sappho avec les statuts féminins auxquels renvoient les dénominations des protagonistes féminines de leurs actions poétiques ne montrent pas uniquement la pertinence du genre s’il est utilisé comme critère analytique et par conséquent comme concept opératoire. Mais ces poèmes s’inscrivent par excellence, en tant que pratiques discursives collectives, dans le processus de construction relationnelle, sociale et culturelle de l’être humain qu’est la nécessaire « anthropopoiésis » de l’homme et de la femme, souvent à travers des performances musicales et rituelles à caractère initiatique38. Dans cette mesure, les poèmes rituels de Sappho démontrent l’absence de pertinence pour l’être humain de la distinction moderne entre nature et culture ; ils impliquent aussi la vanité de la dénégation, dans le débat féministe autour des relations sociales et culturelles de sexe, de la part organique et biologique dans la construction des identités genrées. Les identités individuelles socialement et culturellement marquées par le sexe ne sauraient se développer, dans la variété culturelle et le changement historique que l’on connaît, sans les dispositions biologiques de l’un et l’autre sexe, dans un corps sexuellement marqué ; mais inversement ces dispositions ne pourraient se réaliser sans les pratiques anthropopoiétiques, parmi lesquelles, dans les cultures des petites cités grecques du VIIe et du VIe siècles avant l’ère chrétienne, les performances musicales et ritualisées du chant érotique choral. Seul l’abandon de la distinction entre nature et culture est susceptible d’éviter la naturalisation et l’essentialisation auxquelles conduisent non seulement le biologisme de la différence sexuelle39, mais désormais aussi les sciences cognitives. Pas de sexe sans construction sociale et culturelle saisie en termes de genre, et pas de genre sans sexe ; et ni genre ni sexe sans formes de discours efficaces.
Le gender donc comme catégorie instrumentale et comme outil analytique, relatif au paradigme de la postmodernité, pour faire apparaître les identités et les relations de sexe dans leur réalité historique et dans leurs représentations culturelles.