Dans le système polythéiste du monde grec, on s’adresse généralement aux dieux, aussi bien individuellement que collectivement, pour demander leur aide, pour savoir « comment se comporter, ce qu’il faut faire pour solliciter leur bienveillance », condition indispensable pour obtenir πάντα τὰ ἀγαθά, « tous les biens » possibles. Mais sous quelles formes les hommes s’adressent-ils aux dieux, comment communiquent-ils avec eux ? Ces interrogations pourraient, à première vue, apparaître triviales, mais elles impliquent, en fait, toute une série de règles, de comportements, d’usages souvent ancestraux, qui nous aident à mieux saisir le fonctionnement du polythéisme grec.
Or, les Grecs ont pensé le divin à la fois sous sa forme plurielle, comme des ensembles, des groupements de puissances, et sous sa forme personnalisée, comme des entités divines distinctes. Dans certains circonstances, ils ont sollicité, par exemple, « tous les dieux » (πάντες θεοί), ou « les Douze dieux » (Δώδεκα θεοί), ou bien « les Olympiens », ou encore, dans une moindre mesure, ceux qu’on appelle les « chthoniens », une épithète qui ne renvoie pas toujours aux dieux « du monde d’en bas », comme le veut une idée reçue qui continue à prospérer dans les écrits de certains hellénistes. J’ajoute que d’autres ensembles, d’une nature qui doit être toujours précisée, en prenant en compte des lieux et des cultes, comme par exemple les Muses, les Nymphes, les Néréides etc., sont invoqués sous leur forme collective, même si l’on connaît des « personnalités » qui, bien qu’appartenant à ces groupes, ont un nom et une histoire propres.
Mais cette capacité d’être aussi bien dans un groupe qu’en dehors de lui devient beaucoup plus manifeste dans le cas des Douze dieux. Tout d’abord, contrairement à une théorie tenace, établie par Otto Weinreich, dans son fameux article sur les Zwölfgötter, paru dans le prestigieux Lexicon de Roscher, une théorie adoptée ensuite par plusieurs savants, il n’existe pas une liste « canonique » des Douze dieux. Ce « canon classique, ionien-attique des Douze dieux », dont on parle souvent comme d’une évidence, nous propose en effet un groupe bien ordonné et équilibré, composé de six dieux et six déesses, qu’on dispose souvent en paires : Zeus-Héra, Poséidon-Déméter, Apollon-Artémis, Hermès-Athéna, Héphaistos-Hestia. Mais cette liste « canonique », si sagement organisée par les modernes, où le dieu mâle précède toujours la déesse, est, sous cette forme, introuvable. Si certaines de ces divinités figurent presque toujours sur les listes des Douze dieux, transmises par nos sources, d’autres sont absentes, remplacées par d’autres puissances divines. Ce que les Grecs appellent οἱ δώδεκα θεοί semble donc être un ensemble flexible, souple, constitué sans doute par des principales divinités d’une cité ou d’un lieu de culte (dont certaines, les plus connues du panthéon grec, figurent, comme on vient de le dire, presque partout), mais aussi par des divinités locales d’une importance certaine, dans un contexte mythique et cultuel donné. On a ainsi plusieurs listes de Douze dieux, où l’on peut même trouver Hadès, par exemple sur la rive du Bosphore, un dieu auquel Platon réservait le douzième mois de l’année, en l’appelant « le mois de Plouton », puisqu’il le considérait comme l’un des Douze dieux de la cité des Lois 1.
Or, comme il a été noté, les Douze dieux constituent un bon exemple d’un ensemble dont les membres peuvent aussi, en même temps, sortir du groupe et se présenter comme des divinités individuelles. Mais dans les contextes cultuels où l’on remarque ce type de mouvement, ces divinités portent le plus souvent une épithète particulière. Tout en agissant à l’intérieur des Douze, ces figures divines fonctionnent aussi séparément, investies des qualités que leur confère cette dénomination propre. On peut ainsi avoir, comme à Athènes, les Douze dieux et Zeus Ἐλευθέριος (le Libérateur), ou, comme à Mégare, les Douze dieux et Artémis Σώτειρα (la Salvatrice), ou encore, comme à Magnésie du Méandre, les Douze dieux et Zeus Σωσἰπολις (celui qui sauve la cité), ou Apollon Pythien etc. Et c’est justement à travers ce surnom que ces divinités affirment leurs singularités, leurs spécificités, leurs différents champs d’action personnalisée.
Cet exemple, qui montre l’importance de la dénomination particulière pour faire sortir du lot une divinité donnée en l’investissant d’un caractère propre, nous fait entrer dans le grand chapitre, aussi passionnant que complexe, des épithètes divines. Il faut le dire et le répéter : le polythéisme grec, tel qu’il est pratiqué dans les différentes cités grecques, mais également dans les divers centres panhelléniques, ne saurait être appréhendé, autant qu’il soit possible, sans une enquête minutieuse, large et approfondie de ce riche corpus des épithètes des dieux, une enquête qui ne se contente pas des sources littéraires, mais qui explore également l’immense documentation épigraphique, comme aussi l’iconographie, la numismatique, les résultats des fouilles archéologiques.
Si je mets l’accent sur ce point, c’est pour signaler un grave malentendu qui se produit souvent. Car certains historiens de la religion grecque, s’appuyant seulement sur les textes littéraires, transforment certaines figures en divinités puissantes et omniprésentes, ayant un culte répandu et florissant. L’exemple le plus marquant concerne la figure de la Terre (avec un T majuscule, selon l’opinio communis), celle que les Grecs appelaient Gaia ou Gê. En effet, ceux qui se fient seulement aux documents littéraires, nous présentent une Terre importante, qualifiée de « Mère » (Μήτηρ), voire de « mère de toutes choses » (παμμήτειρα), qui serait de surcroît une déesse « grande » (μεγάλη) et « très ancienne » (πρεσβίστη)2. Il est vrai que, chez plusieurs auteurs anciens, on trouve un discours de ce type, qui confère à l’instance « terre » une dimension et une signification majeures. Certes, on ne saurait dissocier ce discours d’un courant de pensée qui continue à concevoir le temps des origines comme une période dominée par une puissance féminine qu’on appelle, de façon interchangeable, « Grande Déesse », « Déesse Mère », « Grande Déesse Mère », « Terre Mère »3. Mais ce courant idéologique commet sans doute deux erreurs. Tout d’abord, comme je l’ai écrit ailleurs, il ne fait pas la distinction entre la déesse Terre, avec son individualité et sa propre histoire, une déesse qui a sa place parmi les autres puissances divines, et la terre, conçue comme matière, comme entité cosmique, comme un espace qui produit la nourriture pour l’homme et l’animal, mais qui est également appréhendé comme le territoire d’une cité, comme une terre-patrie, pour laquelle on peut donner sa vie4. Il s’agit là de distinctions qu’on peut déceler dans les textes grecs, ce qui montre que les Grecs eux-mêmes savaient faire la part des choses entre ces différents aspects exprimés par le mot γῆ ou γαῖα.
La deuxième erreur nous amène plus directement à notre sujet. En effet, on confond épithètes poétiques et dénominations cultuelles, ce que nous appelons plus précisément « épiclèses ». Car si la terre, dans plusieurs textes littéraires, est qualifiée, comme il a été dit, de « mère », voire de « mère de toutes choses », une Terre-Mère, une Γῆ Μήτηρ est introuvable, au moins jusqu’à présent, dans la réalité cultuelle des cités grecques, où de toute façon, les cultes de la déesse Terre sont peu nombreux. Il y a donc un fort décalage entre un discours littéraire, je dirais, hypertrophique, qui donne au thème de la maternité de la terre une place prépondérante, et le fait que les Grecs n’ont pas senti le besoin d’établir un culte, d’honorer avec des offrandes et des sacrifices, la Terre en tant que « Mère », en l’évoquant sous l’épiclèse Μήτηρ. Il est vrai que cette distinction entre épithètes poétiques et « épiclèses » n’est pas absolue, puisque, comme le remarque justement Robert Parker5, des hymnes chantés pendant des fêtes, au cours donc d’une représentation cultuelle, comportent plusieurs épithètes « poétiques ». Il n’empêche qu’il ne faudrait pas généraliser à partir des épithètes littéraires, et façonner ainsi artificiellement des divinités, en leur attribuant des dénominations poétiques qui ne correspondraient pas à leur image, celle que dessinent les pratiques cultuelles des cités.
Je me suis un peu attardée sur ces questions, pour signaler l’extrême complexité d’une enquête sur la nomination des dieux : une telle enquête exige une réélaboration d’un matériel qui ne cesse d’augmenter grâce à la documentation épigraphique. On ne saurait évidemment entrer ici dans ce champ immense6. Il suffit de noter seulement que les épiclèses peuvent déterminer la nature ou la fonction d’une divinité, ou plutôt ses natures et ses fonctions. Parce qu’en Grèce, comme dans d’autres systèmes polythéistes, les puissances divines sont, comme on sait, à facettes multiples, à fonctions diverses et parfois contradictoires, ce qui donne des épiclèses qui désignent une divinité tantôt sous son aspect bienveillant et accueillant, tantôt par son action vindicative et punitive. Mais les épiclèses peuvent aussi se référer à une cité, à une région, à des paysages et des lieux, auxquels une divinité est rattachée, ce qui donne une longue série d’épiclèses topographiques (par exemple, Artémis Ἐφεσία, Apollon Κοροπαῖος, Aphrodite Παφία etc.) ; ou encore elles peuvent renvoyer à l’espace cosmique (ciel, terre, monde d’en bas) auquel une puissance se trouve associée, sans que cette association soit exclusive. Cela ne veut pas dire que l’entité divine n’est jamais désignée uniquement par son nom propre. Nous avons certains documents relatifs à des rituels où il est question de Zeus, d’Héra, d’Athéna, d’Apollon etc., sans autre définition (voir un exemple infra), ce qu’on peut expliquer de différentes façons, selon les lieux et les contextes. Mais, en règle générale, dans les cultes des cités grecques, une divinité est invoquée normalement par une épiclèse accolée à son nom7. On pourrait dire, avec Pierre Brulé, que « chaque dieu portant un nom simple peut être de cette façon développé en un nombre indéterminé de formes spéciales en épousant toutes sortes d’épiclèses, et l’on ne voit pas de limite théorique à cette prolifération »8.
Il existe cependant une catégorie très particulière d’épiclèses qui met en évidence une sorte de jeu entre le masculin et le féminin, un jeu qu’on pourrait observer au moins dans deux cas : a) lorsqu’un dieu est désigné par le nom d’une autre puissance divine, de sexe opposé : par exemple, Zeus Ἡραῖος (d’Héra), Athéna Ἡφαιστία (d’Héphaistos), Aphrodite Ἀρεία (d’Arès) etc. ; b) lorsqu’un dieu et une déesse sont évoqués par la même épithète cultuelle sous sa forme masculine et féminine : par exemple, Zeus Βουλαῖος (du Conseil) et Athéna Βουλαία, Zeus Τέλειος (de l’accomplissement, en général, du mariage en particulier) et Héra Τελεία, Poséidon Ἵππιος (du cheval) et Athéna Ἱππία, etc. Le deuxième cas ouvre un grand chantier et des perspectives nouvelles, grâce surtout à l’apport de l’épigraphie, qui a énormément enrichi les listes des dieux et des déesses qui partagent la même épithète9. Mais malgré son importance, il est impossible de m’aventurer sur ce terrain, car cela suppose une autre enquête, bien avancée. J’aimerais donc me limiter au premier cas, mais là encore je dois avouer ma perplexité. Car ce cas, où le nom d’une divinité est associé au nom d’une autre divinité, qui fonctionne ainsi comme adjectif, est un cas de figure très difficile à interpréter. Nous disposons, en effet, peu de documents portant sur ce type d’association divine et, très souvent, nous manquons de contexte.
Essayons cependant d’y voir un peu plus clair, en faisant tout d’abord deux remarques générales. En premier lieu, dans ce type de configuration, on n’a pas seulement affaire à une alternance de genre, à savoir le nom d’un dieu associé au nom d’une déesse et vice-versa. Dans certaines circonstances, on trouve les noms de deux dieux associés ou, au contraire, les noms de deux déesses, et dans ce cas, le second nom joue le rôle de l’épiclèse. On a, par exemple, une Héra Aphrodite, une Artémis Hécate, ou une Athéna Nikè, mais on rencontre plus rarement les noms de deux dieux, comme Zeus Arès, sur lequel je reviendrai. On a donc, si j’ose dire, des paires hétéros et des paires homos. Mais puisque c’est l’alternance de genre qui nous intéresse ici, je laisse de côté les couples du même sexe, même s’il faudra, dans un autre stade de l’enquête, les prendre en compte et les intégrer dans la réflexion.
En second lieu, on remarque que c’est surtout Zeus qui s’associe au nom de certaines déesses. Car outre Zeus Ἡραῖος, il existe aussi un Zeus Δαμάτριος (de Déméter) et un Zeus Ἀφροδίσιος (d’Aphrodite). Puisque le contexte nous manque souvent, dans des cas pareils, on a essayé d’expliquer ces associations en termes de parenté : Zeus est le frère et l’époux d’Héra, il est le frère de Déméter et père de leur fille Perséphone, il est le père d’Aphrodite, selon l’une des traditions de la naissance d’Aphrodite qui, d’après une autre version, est née du sperme d’Ouranos. Mais cette explication par les liens parentaux semble bien limitée, puisqu’on ne comprend pas pourquoi de rares lieux de culte auraient mis en avant ces associations fondées seulement sur la parenté mythique, associations absentes, sous cette forme, dans la majorité des cultes grecs. Mais ici, avant d’aller plus loin, une autre remarque s’impose : à cause de la rareté de ce type d’associations, il ne serait pas judicieux d’en chercher une explication générale. Certes, on ne saurait refuser un certain effort de synthèse et de globalisation, mais la réalité cultuelle grecque montre qu’il faut toujours tenir compte des particularités locales, des spécificités régionales, des choix faits par les différentes cités ou leurs subdivisions, par des associations de fidèles ou par le simple individu. Ainsi, pour donner un exemple concernant certains interdits rituels, on ne saurait les ramener à une explication, disons, « panhellénique », et dire que telle divinité, comme Aphrodite, n’accepte pas en général le sacrifice du porc. Il faut chercher pourquoi, dans un lieu donné, l’espèce porcine est interdite d’accès à l’autel de la déesse.
Restons cependant en compagnie de Zeus et continuons avec lui. Zeus Ἡραῖος apparaît, pour le moment au moins, dans deux endroits : en Attique et à Lesbos. Il est mentionné dans un calendrier sacrificiel des cultes, provenant sans doute d’Athènes, une inscription assez fragmentaire de la première moitié du Ve siècle, où il reçoit le sacrifice d’un porcelet10. Disons entre parenthèse, que l’espèce de la victime sacrificielle ne doit pas étonner. Le plus grand dieu, celui qui depuis Homère est appelé « père des dieux et des hommes », est la divinité qui, après Déméter, reçoit le plus grand nombre de porcelets, une victime si petite et très bon marché. J’ai essayé ailleurs de trouver quelques raisons à cette intimité entre le porcelet et Zeus11. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est ce Zeus « d’Héra », qui constitue la seule occurrence dans les cultes athéniens ou plus généralement attiques. N’ayant donc pas d’autres indices, on pourrait penser que, dans ce règlement religieux, le thème du mariage joue sans doute un rôle particulier. Car ce sacrifice à Zeus Ἡραῖος se passe justement (comme on le voit à la ligne 16 du calendrier) pendant le mois de Γαμηλιών (janvier-février), le mois des mariages dans la cité athénienne. Ainsi, « l’époux au bruit retentissant d’Héra » (ἐρίγδουπος πόσις Ἥρης), comme l’appelle l’Iliade (VII, 411), serait honoré, sous cette épiclèse, comme si l’on voulait évoquer le « mariage sacré » (ἱερὸς γάμος) de Zeus et d’Héra, en tant que modèle divin des mariages des humains. Carl Kerényi12 parle à ce propos du mariage du « couple archétypal », mais nous avons appris au fil du temps à nous méfier des soi-disant « archétypes » qui faussent souvent les faits cultuels grecs. De même, on reste avec raison sceptique devant l’expression hieros gamos « au sens d’une mise en scène de l’union des divinités »13. Mais cette expression, bien que rare, on la trouve, comme on sait, dans l’important calendrier sacrificiel du dème attique de Thoricos où à la ligne 32 on lit : « En Gamêliôn, pour Héra, (à la fête) du Hieros Gamos (du ‘Mariage Sacré’) [une victime adulte ?] »14. On pourrait observer, en l’occurrence, que, dans le langage épigraphique, la fête célébrée pendant ce mois « matrimonial » de Gamêliôn s’appelle Ἱερὸς Γάμος et non pas Θεογάμια (τά, au pluriel), qu’on peut traduire par « Mariage Divin », nom qui reste absent pour le moment des inscriptions attiques15.
Dans un autre calendrier sacrificiel, tout aussi important, celui du dème attique d’Erchia, on retrouve Zeus associé à Héra, pendant ce même mois de Gamêliôn. Cependant, ce Zeus ne s’appelle par Ἡραῖος – ce serait trop beau ! –, mais Τέλειος, épiclèse qui renvoie, dans ce contexte, à l’accomplissement du mariage. Or, ce Zeus reçoit le sacrifice d’un mouton de 12 drachmes non pas dans un espace sacré qui lui soit propre, mais dans le sanctuaire local d’Héra, à Erchia (ἐν Ἥρας Ἐρχι)16 : on dirait que le dieu est, d’une certaine façon, l’hôte de son épouse qui, elle, aurait la haute main dans l’action rituelle ; mais cela n’empêche pas qu’on réserve à Zeus l’animal le plus cher, par rapport à la brebis (10 drachmes), qu’on sacrifie le même mois à Héra (B, 37-39), conformément à une règle générale selon laquelle on offre de préférence des mâles aux dieux et des femelles aux déesses – une règle qui n’est pas sans exceptions notables. Il faut cependant qu’on soit précis : le nom du mois, l’épiclèse de Zeus, la date (27 du mois de Gamêliôn : τετράδι φθίνοντος), la présence imposante d’Héra, tout cela suggère, certes, la fête nuptiale du couple divin que plusieurs indices situent à ce moment. Mais le nom de la fête, qu’il soit Ἱερὸς Γάμος ou Θεογάμια, ne se trouve pas dans ce calendrier. La seule fête au mois de Gamêliôn qui porte un nom, dans ce calendrier, est celle des Ἠροσούρια, célébrée le neuf du mois sur l’acropole d’Erchia, où l’on sacrifie à Athéna une agnelle17. Et une dernière remarque : si je me réfère à cette inscription d’Erchia, c’est aussi pour une autre raison. Car elle offre un bon exemple d’un culte où la divinité honorée est désignée par son seul nom générique. En effet, sur les cinq colonnes de cette inscription, Héra se présente une seule fois avec une épiclèse, Héra Τελχινία, au mois de Μεταγειτνιών (août-septembre), deuxième mois du calendrier athénien18. Mais lorsqu’elle préside au mois de Γαμηλιών19, en offrant dans son sanctuaire local l’hospitalité sacrificielle non seulement à son époux Zeus, mais aussi à Kourotrophos ou à Poséidon20, elle est alors tout simplement Héra, une puissance importante, semble-t-il, d’Erchia que tout le monde connaît, et dont l’absence d’une épiclèse forcement limitative offre à la déesse un large champ d’intervention.
Si le thème du mariage pourrait sans doute éclairer l’épiclèse de Zeus Ἡραῖος, à Athènes, il ne semble pas qu’il se trouve en premier ligne pour expliquer l’évocation de cette divinité à Lesbos. Ce Zeus « d’Héra » figure, en effet, dans un décret du Conseil et du Peuple de la cité de Mytilène, où il n’est pas question d’une fête, mais d’importantes décisions prises afin que les citoyens « puissent habiter la cité en démocratie pour toujours et être bienveillants les uns envers les autres »21. Il s’agit surtout de la réparation due à des gens bannis et spoliés auparavant, de manière illégale et arbitraire. Il s’agit donc de mesures visant au rétablissement de la paix civique après, semble-t-il, une période de graves troubles politiques. Et si ces décisions s’avèrent avantageuses pour « le peuple des Mytiléniens », on fait le vœu (εὔξασθαι) de sacrifier et d’organiser une procession en l’honneur de certaines divinités.
Or ces divinités sont en premier lieu les Douze Dieux suivis d’un Zeus portant trois épithètes cultuelles : Zeus Ἠραῖος, Roi (Βασίλης), Ὀμόνοιος (le Zeus de la Concorde)22. Suivent enfin des abstractions personnifiées auxquelles on rend un culte, à savoir la Concorde ( Ὀμόνοια), la Justice (Δίκη), ou encore une entité qui serait appelée « Accomplissement des bonnes choses » ( Ἐπιτέλεια τῶν ἀγαθῶν), bien qu’on ne soit pas sûr qu’il s’agisse là d’une entité divine. Quoi qu’il en soit, on remarque que les Douze Dieux sont évoqués, et en première position, dans un contexte où il est question de concorde, de justice et de démocratie, d’une bonne entente entre les citoyens de la cité. Et ils sont associés, comme dans d’autres cas aussi, à Zeus, membre par ailleurs éminent de cet ensemble divin. Cependant, comme nous l’avons noté, ce dieu qui, tout en agissant à l’intérieur des Douze, se détache en même temps de ce groupe, n’est pas un Zeus en général, mentionné seulement par son nom propre. En fait, il s’agit de trois Zeus différenciés par ces trois épiclèses. S’il en est ainsi, que signifie, dans ce contexte, le Zeus Ἠραῖος, qui nous intéresse particulièrement ici ? Si l’on regarde les deux autres épiclèses, on pourrait dire que Zeus Βασίλης se présente comme le détenteur du pouvoir royal, mais d’un pouvoir juste et impartial. Le Zeus Ὀμόνοιος est le garant de la concorde, source de paix civile, d’harmonie civique et de prospérité. Dans ce contexte, on pourrait penser que ce Zeus Ἠραῖος aurait pu renvoyer à l’image du couple qu’il formait avec Héra, un couple envisagé, en l’occurrence, sous un aspect pacifique et harmonieux. On pourrait même supposer que les trois puissances qui suivent, Ὀμόνοια, Δίκη et Ἐπιτέλεια τῶν ἀγαθῶν, ne se trouvent là que pour renforcer et amplifier l’action bénéfique de ces trois aspects de Zeus, mais également des Douze Dieux, un ensemble qu’on retrouve ailleurs associé aux notions de bon accord, de coopération pacifique, de fidélité dans les engagements. S’il en est ainsi, il est possible aussi de faire une autre hypothèse et de dire avec Henk Versnel23, qu’en évoquant la collectivité des Douze Dieux et Zeus, les Grecs (et en l’occurrence, le peuple de Lesbos), voulaient sans doute honorer les Douze Dieux, et particulièrement Zeus, sous ses trois aspects, comme l’on voit, par exemple, dans certaines inscriptions, où l’on s’adresse « aux autres dieux, et surtout (μάλιστα) » à Zeus, ou à une autre divinité importante.
Certes, comme nous l’avons dit, nous n’avons à Lesbos aucune allusion à un hieros gamos, comme en Attique. Et Robert Parker fait remarquer que l’idée du couple Zeus/Héra, en tant que « symbole de l’harmonie », serait une idée « étrange, si l’on pense à leurs désaccords mythologiques », mais il concède qu’il est « difficile d’éluder » cette idée24. Cependant, je pense que tout cela paraît moins « étrange » dans le cadre d’un polythéisme dont on note souvent la souplesse et la plasticité. Un culte civique n’est jamais le miroir des récits mythiques – et bien évidemment Robert Parker ne dirait pas le contraire. Une pratique rituelle n’est pas obligatoirement imprégnée par l’image homérique d’un couple divin qui se déchire régulièrement. Par ailleurs, quoique le thème de la discorde et de la jalousie d’Héra soit bien présent dans la tradition poétique, les premiers amours d’Héra et de Zeus n’en sont pas moins évoqués dès Homère, dans ce fameux passage de l’Iliade (XIV, 292 sqq.), où Zeus prend sa femme (παράκοιτιν) dans ses bras, et s’unit à elle sur une « terre divine (χθὼν δῖα) » fleurie, sur laquelle les deux amoureux s’étendent, « enveloppés d’un beau nuage d’or, d’où perle une rosée brillante (ἐπὶ δὲ νεφέλην ἕσσαντο καλὴν χρυσείην· στιλπναὶ δ᾽ ἀπέπιπτον ἔερσαι) » (v. 346-351)25. Une dernière remarque pour en terminer avec ce Zeus de Lesbos : dans cette inscription, je ne trouve, en effet, aucun argument pour affirmer, avec certains modernes, que l’épiclèse Hêraios « rather alludes to the majesty of Zeus as the Master of Olympus »26, ce qui me paraît un peu incongru.
Nous avons, pour le moment au moins, très peu de choses à dire, à propos de deux autres Zeus, en ce qui concerne l’alternance de genre : Zeus Δαμάτριος et Zeus Ἀφροδίσιος. On trouve, en effet, à Lindos de Rhodes, un Zeus Δαμάτριος (de Déméter, Δαμάτηρ en dorien), qui partage un autel avec Δαμάτερες27, un nom qui renvoie sans doute à deux divinités, peut-être à Déméter et à Korè qui, à Éleusis, par exemple, sont évoquées tout simplement sous la forme τὼ θεώ, « les deux déesses ». Ces Damateres, on les retrouve aussi dans un règlement cultuel de Camiros, ville de Rhodes, mais Zeus n’y est pas présent. Selon Franciszek Sokolowski28, il s’agit bien des déesses associées Déméter et Korè. Quoi qu’il en soit, on connaît d’autres exemples de paires de divinités, telles Thémides, Apollônes, Artémides etc. Ajoutons que certains savants ont comparé ces Damateres, avec les Cereres chez les Romains, mais d’autres pensent que le nom Cereres n’est pas la traduction de Dêmêteres, en tant que nom collectif de Déméter et de Korè, mais désigne un groupe de divinités analogue à celui des Semones29. Pour revenir au cas de Lindos, il faut, certes, rappeler que les liens entre Zeus et Déméter ne manquent, en général, ni au niveau mythique, ni au niveau cultuel. Mais le contexte de cette brève inscription lindienne ne nous aide pas beaucoup, à moins de dire, avec Marcel Detienne, que « Zeus est un habitué des sacrifices sur l’autel d’autrui, au point de se faire appeler pour la circonstance le Zeus d’Héra, Zeus Heraios, ou le Zeus de Déméter, Zeus Damatrios »30. Cependant, si le cas isolé de Lindos peut aller dans ce sens, avec Zeus Heraios les choses se compliquent car, à Athènes comme à Lesbos, on n’a pas affaire à un autel commun.
Quant à Zeus Ἀφροδίσιος, nous devons nous contenter d’une inscription de l’île de Paros, qui est une dédicace des stratèges31. Nous allons en venir aux aspects guerriers qui caractérisent Aphrodite surnommée Ἀρεία (d’Arès), mais dans cette dédicace de Paros, où les commandants de l’armée s’adressent aussi à la déesse, Aphrodite ne porte aucune épiclèse, mais elle est accompagnée d’autres divinités et, en premier lieu, de Zeus Aphrodisios. On pourrait supposer, tout en étant très prudent, que l’absence d’épiclèse pour Aphrodite, renvoie à sa globalité divine, et non seulement à ses relations avec le domaine de la guerre, d’autant plus qu’Aphrodite est associée également à la sphère du commandement et de l’autorité, sans oublier « la protection que la déesse offre aux magistrats de toute sorte », comme l’ont montré, entre autres, les travaux de Vinciane Pirenne-Delforge et de Gabriella Pironti32. Dans ce contexte, la présence à ses côtés du dieu « suprême » (n’oublions pas que Zeus est souvent appelé Ὕψιστος), mais, dans ce cas, d’un Zeus surnommé « d’Aphrodite », renforcerait davantage les prérogatives et les compétences de la déesse, grâce au pouvoir supplémentaire que lui conférerait un Zeus mis entièrement à sa disposition.
Laissons Zeus et ses déesses, et regardons du côté des divinités féminines. Ici, on est, d’une certaine façon, mieux armé pour faire quelques remarques – certes provisoires et incomplètes – à propos des figures comme Athéna Ἀρεία et Aphrodite Ἀρεία. L’Athéna « d’Arès », on la trouve, dans la majorité des cas, à côté d’Arès, un dieu qui, bien que considéré, aux dires de Zeus (Iliade, V, 890), « comme le plus odieux des dieux qui possèdent l’Olympe (ἔχθιστος δέ μοί ἐσσι θεῶν οἳ Ὄλυμπον ἔχουσιν) », est l’objet d’un culte dans de nombreux lieux et cités. Ces deux divinités, Arès et Athéna Areia, vont souvent ensemble dans plusieurs serments internationaux et dans le même ordre : « Arès précède toujours Athéna Areia », affirme Pierre Brulé33. Les qualités guerrières d’Athéna et ses relations avec le domaine militaire sont bien connues. Mais pour saisir son association si étroite avec Arès, dans le contexte de serments, une longue enquête serait nécessaire qui prendra en compte de façon plus minutieuse, les configurations divines dans chaque serment, par rapport aux divinités honorées dans les cités ou les ligues qui prennent à témoins les dieux ἴστορες, ceux qui « savent », mais ceux aussi qui « voient » – pour donner, avec Émile Benveniste et Pierre Chantraine, au mot ἴστωρ « sa pleine force étymologique » : « on sait, parce qu’on a vu »34.
Limitons-nous surtout, à propos de cette Athéna Areia, au « serment ancestral (πάτριος) des éphèbes » athéniens35, un serment aux accents militaires, où, comme le remarque justement Pierre Brulé, les divinités appelées comme témoins y sont alignées « sans article et sans conjonction », à l’exception d’Arès et d’Athéna Areia, qui sont donc exceptionnellement liés par ce kai 36. Dans cette liste, on a d’autres divinités guerrières, comme Enyô et Enyalios, mais le couple Arès et Athéna Areia semble conjuguer à la fois la fureur guerrière du dieu et la vaillance de la déesse qu’Eschyle évoque « comme un hardi chef de bataille (θρασὺς ταγοῦχος ὡς ἀνήρ) » (Euménides 296) ; une vaillance finalement qui la rapproche d’Arès, ce qui lui vaut son épiclèse Areia. Mais ces deux divinités si étroitement associées ne sont pas simplement mentionnées dans un texte juratoire. Ce serment est gravé, en effet, sur une stèle dédiée par un certain Diôn, prêtre d’Arès et d’Athéna Areia, dans le dème attique d’Acharnai. Or, un décret du même dème, trouvé avec le texte du serment et daté aussi du IVe siècle av. n. ère, fait mention de la construction d’autels (βωμούς) d’Arès et d’Athéna Areia, à Acharnai, ainsi que du sacrifice accompli pendant la fête des Areia, une fête donc qui ne serait pas propre à Arès, comme il est dit parfois, mais qui aurait honoré conjointement les deux divinités37. Cette connivence entre les deux puissances divines serait d’ailleurs représentée sur le relief qui surmonte le texte du décret et qui montre Athéna en train de couronner un personnage, portant cuirasse et bouclier, qui, d’après certains iconologues, pourrait être Arès38.
Ce culte donc, organisé très probablement autour d’un sanctuaire commun aux deux divinités (ce que certains voulaient nier sans raison valable), montre également une autre chose, à savoir le décalage souvent observé entre les récits et les traditions mythiques d’une part, et l’organisation des cultes dans les cités grecques d’autre part. Car selon, par exemple, Homère, Athéna déteste Arès et sa soif de carnage, elle s’oppose violemment à lui, dans plusieurs occasions, elle guide contre lui la lance des héros, elle le met parfois hors de combat39. Comme il a été dit par certains, la bravoure d’Athéna, une bravoure « calme et réfléchie est nettement distincte des fureurs du belliciste »40. Mais ce type de jugements et de considérations n’a jamais empêché les humains d’envisager d’une façon différente les divinités qu’ils choisissent pour fonder leurs cultes sur leur territoire, selon les lieux et les circonstances, afin qu’ils puissent s’adresser à elles, pour solliciter leur aide et leur protection. Ainsi, il ne faut pas trop s’étonner de l’existence à Acharnai de la fête Areia, appelée du nom d’Arès, bien qu’Athéna Areia, on l’a vu, ne soit pas loin. Pour Robert Parker, ce « bloodstained Ares » ne saurait, de toute façon, avoir une vraie fête dans la cité d’Athènes, ce qui expliquerait que ce soit un dème qui en a la charge41. Soit. Mais ce dème est, aux dires de Thucydide42, le plus grand des dèmes attiques et c’est, en fin de compte, à Acharnai où l’on trouve exposé, sans doute dans le sanctuaire d’Arès, le serment des éphèbes, un des documents les plus importants de la vie politique et civique d’Athènes. Or, fait intéressant, selon les fouilleurs de l’Agora d’Athènes, le temple d’ordre dorique d’Arès, que Pausanias a décrit dans la partie nord-ouest de l’Agora, serait celui d’Acharnai qui aurait été transféré à Athènes, pendant le règne d’Auguste. Dans ce temple, daté du Ve siècle av. n. ère, à côté de l’image du dieu, Pausanias avait vu, outre la statue d’Enyô43, deux statues d’Aphrodite et une d’Athéna, les deux déesses qui maintiennent avec Arès des liens particuliers, comme le suggère l’épiclèse Areia qu’elles portent ailleurs44.
Cependant, Athéna Areia peut aussi se séparer d’Arès et régner seule comme dans le sanctuaire construit à Platées avec le butin pris à l’ennemi par les Athéniens, après la bataille de Marathon (Pausanias, IX, 4, 1). La statue de la déesse, faite de bois, de marbre et d’or, était l’œuvre de Phidias. On ne saurait donc qualifier Athéna Areia de « parèdre » d’Arès, comme le fait, par exemple Marcel Launey45, un terme utilisé parfois à tort et à travers, mais qui ne correspond pas, dans la plupart de cas, aux faits cultuels grecs. Même lorsqu’elle est mentionnée à côté d’Arès, Athéna Areia n’est pas une divinité « secondaire », voire « inférieure », comme on laisse parfois entendre.
Enfin, je note une autre apparition d’Athéna Areia dans une inscription arcadienne du IVe siècle av. n. ère, un texte très original qui constitue une convention de synœcisme entre les villes d’Orchomène et d’Euaimon46. Or, les dieux invoqués en tant que témoins sont Zeus Arès, Athéna Areia et [I]nyalios Arès. Cette triade n’est pas connue par ailleurs, dans les listes des serments internationaux, mais il est évident qu’Arès s’y trouve en filigrane et marque les trois divinités de sa nature guerrière47. Dans ce texte, on voit aussi ce que nous avons noté au début, à savoir les noms de deux dieux associés, en l’occurrence, Zeus Arès et Inyalios Arès. On n’a donc pas affaire ici à une alternance de genre, mais à des divinités du même sexe. Il a été dit, qu’on « parle de Zeus Arès et non de Zeus Areios parce qu’ils sont tous deux des dieux masculins », et que l’épiclèse Areios que porte Zeus à Olympie « peut être un développement tardif »48. En fait, Pausanias signale un autel d’Héphaistos, que certains Éléens attribuent à Zeus Areios. Car, comme ils disent, « Oinomaos sacrifiait sur cet autel à Zeus Areios chaque fois qu’il allait se mesurer à la course et au char avec l’un des prétendants d’Hippodamie »49. Pausanias se réfère donc à une tradition des Éléens, et je ne vois pas, pour ma part, sur quels arguments pourrait-on se fonder pour rattacher cette tradition à « l’époque impériale », l’époque de Pausanias. Par ailleurs, selon Plutarque, les rois d’Épire « avaient coutume d’offrir... un sacrifice à Zeus Areios et de procéder à un échange de serments : les rois juraient de gouverner suivant les lois et le peuple épirote jurait de maintenir aussi suivant les lois le pouvoir royal »50. Ces exemples montreraient aussi que les qualités de ce Zeus Arès ou Areios vont au-delà de la sphère guerrière, puisqu’elles concernent plus généralement la compétition ou la bonne gouvernance. C’est comme si, à partir d’un certain moment, l’épiclèse Areios se détachait de la personnalité d’Arès avec son domaine propre à la guerre pour renvoyer à d’autres notions et fonctions. Mais tout cela appartient encore à des hypothèses qui demandent à être testées et vérifiées. J’ajoute seulement que, dans le cas d’Ényalios, le surnom « Arès » renforce sans doute davantage la nature belliqueuse de ce dieu typiquement guerrier qu’est Ényalios, de cette divinité du combat qu’on a tort d’identifier si souvent à Arès51. Enfin, la présence dans les serments de divinités à résonance guerrière pourrait signifier que ces divinités, garantes d’un accord, d’une promesse solennelle, peuvent devenir aussi des puissances belliqueuses, punitives, vengeresses, en cas de parjure.
J’aimerais clore finalement ces réflexions encore en herbe, sur cette question particulière de dénominations des dieux, par le cas d’Aphrodite Areia, en faisant seulement quelques remarques, puisque ces dernières années Aphrodite a été généralement bien traitée (voir supra, note 32). Les relations amoureuses entre Arès et Aphrodite sont bien connues. Il n’est donc pas étonnant de trouver l’existence d’une Aphrodite Areia, d’autant plus que des études récentes, surtout celle de Gabriella Pironti, ont montré et éclairé davantage la présence de cette déesse dans le domaine militaire, comme l’indique d’ailleurs une série d’épiclèses, comme Ἐνόπλιος, Νικηφόρος, Στρατεία etc. Il faudrait cependant signaler un fait intéressant : si Aphrodite partage avec Arès des temples dans divers lieux, par exemple, à Athènes, aux frontières d’Argos, à Mégalopolis d’Arcadie, en Crète etc., elle n’y est pas honorée sous l’épiclèse Areia.
En revanche, on connaît une Aphrodite dite Areia à Sparte, dont le temple se trouve sur la plus haute des collines, appelée acropole par les Spartiates ; mais de ce haut lieu de culte Arès est complètement absent. Cette acropole constitue un important ensemble cultuel où Aphrodite Areia côtoie le célèbre sanctuaire d’Athéna Πολιοῦχος (celle qui « possède la cité »), appelée aussi, selon Pausanias (III, 17, 2), Χαλκίοικος (« à la maison d’airain »). Sur cette colline, à gauche du sanctuaire d’Athéna, continue Pausanias (III, 17, 5), « s’élève un sanctuaire des Muses, parce que les Lacédémoniens marchaient aux combats, non pas au son des trompettes, mais au son des flûtes, de la lyre et de la cithare ». On est ainsi dans un contexte politique et militaire avec cette Athéna gardienne de la cité, et une Aphrodite à caractère guerrier52. Bien entendu, je ne nie pas l’association de cette déesse avec Arès. Mais contrairement à l’Athéna Areia, qui fait très souvent couple avec Arès, comme on l’a vu (bien qu’elle puisse parfois s’en sépare : voir supra), cette Aphrodite Areia de l’acropole de Sparte semble prendre son autonomie par rapport au dieu de la guerre, d’autant plus qu’Arès n’a pas de culte dans Sparte même, mais sur la route qui mène de Sparte à Therapnê, où Pausanias (III, 19, 7) a vu un « très ancien sanctuaire d’Arès ». Sur l’acropole spartiate, Aphrodite Areia aurait ainsi préféré faire couple avec l’Athéna qui « possède la cité ». On pourrait même dire que son épiclèse Areia, tout en rappelant le nom d’Arès, met aussi en avant toutes les valeurs exprimées par l’adjectif areios, associé aussi à ἀρείων53, dans le sens de « martial », de « belliqueux », mais également de « meilleur », de « plus fort », de « plus brave ».
Je m’arrête ici, consciente des lacunes et des incertitudes de cette enquête, et en laissant de côté d’autres cas d’alternance de genre dans les dénominations divines, comme Athéna Hêphaistia, Aphrodite Ourania, Déméter Kabeiria ou Héra Ammônia, qui exigent un développement ultérieur. Ce que je voulais faire ici c’était seulement d’amorcer l’exploration d’un terrain qui semble semé de nombreuses embûches.